Le Film étranger

DETOUR – Edgar George Ulmer (1945)

Detour est très loin d’être la seule excellente série B noire. Celle-ci permettra à de nombreux réalisateurs de poursuivre le sillon. Notamment Anthony Mann qui y fait des premières armes réussies, couronnées par le remarquable Raw Deal. Nombre de réalisateurs comme John Farrow, à qui on doit l’excellent The Big Clock, Richard Fleisher ou Vincent Sherman participeront à une production abondante et souvent de qualité.

DETOUR – Edgar George Ulmer (1945) avec Tom Neal, Ann Savage

À l’origine, le sujet, écrit par le beau-frère d’Anthony Quinn, intéressa John Garfield et la Warner Bros, envisagea même de produire le film avec Garfield, dans le rôle d’Al Roberts, Ida Lupino dans celui de Vera et Ann Sheridan dans celui de Sue. Conscient des possibilités du sujet, le producteur  Leon Fromkess refusa de céder le sujet à la Warner et c’est en six jours qu’Ulmer tourna le film pour PRC (Producers Releasing Corporation ). Abandonné par la femme qu’il aime, manipulé par Vera rencontrée en chemin, éternelle victime d’une société dans laquelle il ne peut s’intégrer, Al Roberts est, comme le héros du Facteur sonne toujours deux fois, un paria et un perdant. Quel que soit le détour qu’il tentera de faire, il lui est impossible d’échapper au destin fatal qui l’attend et peu de films hollywoodiens portent autant que celui-ci la marque de l’inéluctable sort. L’idée du « meurtre à distance » commis par Al – une idée que revendique Ulmer  – montre à quel point le héros est incapable de modifier un avenir implacablement tracé. La construction en flash-back contribue elle aussi à accentuer cet aspect irrémédiable. [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]

DETOUR – Edgar George Ulmer (1945) avec Tom Neal, Ann Savage

Edgar G. Ulmer est un metteur en scène habitué à jongler avec les difficultés inhérentes au film B. Il est expert dans l’utilisation de décors réduits, de plans venant d’autres films, de transparences, de brouillards parfaits pour dissimuler les imperfections du décor : les contraintes le poussent à chercher des solutions ingénieuses et abordables, par exemple pour rendre les extérieurs où est censé se dérouler le film. Les six jours de tournage et les 115 000 dollars de budget ne permettront cependant pas que soient éliminés tous les «faux-raccords» du film. Les acteurs, qui ont déjà joué ensemble, sont des habitués de la série B : Al Roberts et Ann Savage n’auront ni l’un ni l’autre une grande carrière.

DETOUR – Edgar George Ulmer (1945) avec Tom Neal, Ann Savage

Bien que la narration à la première personne soit employée dans de nombreux films noirs tournés par les grands studios, en particulier dans Double Indemnity (Assurance sur la mort, 1944) et Criss Cross (Pour toi, j’ai tué, 1949), aucun n’exprime mieux l’angoisse existentielle caractéristique de ce genre que le récit fiévreux, truffé d’argot et prompt à s’apitoyer sur son sort que l’infortuné pianiste AI Roberts (Tom Neal) fait de son voyage mouvementé à travers l’Amérique. S’il existe un parallèle à faire, ce n’est pas avec d’autres personnages comme Walter Neff de Double Indemnity ou Steve Thompson de Criss Cross, malgré les lamentations similaires de ce dernier : « Dès le départ. j’ai su qu’il n’y avait qu’une seule issue. C’était écrit dans les cartes ou c’était le destin … appelez ça comme vous voulez. » Le destin vous saisit par surprise, il vous pointe du doigt ou distribue les cartes, puis il révèle, comme dans le cas de Neff. Que ce que vous croyiez être « un joli petit tas de jetons bleus et jaunes» dus à une main gagnante est en réalité des bâtons de dynamite qui vous explosent au visage. Tout ce que notre héros sans le sou essaie de faire, c’est de se rendre de New York à Los Angeles pour retrouver sa fiancée, Sue (Claudia Drake). Pour commencer, il est pris en stop par Haskell (Edmund MacDonald), un homme fortuné dont la mort soudaine pourrait faire croire à un meurtre. Ensuite, il est soumis au chantage par Vera (Ann Savage), une autre auto-stoppeuse qui menace de le dénoncer s’il ne se plie pas à sa volonté. Bref, le sort s’acharne… [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]

DETOUR – Edgar George Ulmer (1945) avec Tom Neal, Claudia Drake

Detour est un film qui se moque des valeurs traditionnelles et défend beaucoup mieux les implications subversives du film noir que bien d’autres productions plus distinguées. Edgar G. Ulmer est un cinéaste qui, bien que généralement dédaigné par les artistes reconnus, a fait de très bon petits films sans moyens. Bourré de coïncidences invraisemblables, le scénario de Détour aurait pu être grotesque s’il avait été filmé par quelqu’un d’autre. Mais Ulmer parvient à le rendre convaincant. Les derniers mots du protagoniste résument parfaitement la situation : « Le destin, ou quelque force mystérieuse, peut un jour vous pointer du doigt sans que vous sachiez pourquoi ». [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]

Roberts est empli d’amertume envers sa fiancée et cherche à l’oublier, sentiments que trahit son interprétation rageuse d’une valse de Brahms au piano, mais il se trompe en pensant vouloir la rejoindre. En fait il a surtout besoin d’Haskell et de Vera qui donnent une autre cible à ses émotions refoulées. D’ailleurs il ne lutte pas vraiment contre le sort : malgré ses protestations, le « détour » constitue le véritable but de son voyage. Que Haskell et Vera soient tous deux des rapaces et finissent par mourir ne peut donc l’ébranler profondément. Roberts avait besoin de rencontrer sur sa route des personnages en qui il pût projeter son pessimisme et sa révolte intime afin de contrebalancer sa nature apparemment douce et accommodante. Dans cette optique, Vera représente sa véritable partenaire féminine, tout aussi insupportable qu’elle lui paraisse. Ce ne sont pas les plans tarabiscotés de Vera qui les lient l’un à l’autre mais leur mode de vie dans le motel de Los Angeles ; le décor, resserré et générateur de claustrophobie signifie clairement qu’ils s’appartiennent. La complexité criarde du personnage de Vera s’orne d’étranges références classiques ; on la compare à la fois à Camille et à César dans un dialogue qui est bien au-dessus des autres moments convenus et tapageurs du script ; ajoutons que le personnage doit beaucoup à la prestation d’Ann Savage. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]

DETOUR – Edgar George Ulmer (1945) avec Tom Neal, Ann Savage

Roberts reconstruit à la fin du film son « détour» avec Vera ; les divers épisodes lui reviennent comme des réalités extérieures, sous forme d’images, mais en même temps, le travail du souvenir s’intériorise par le ton de confession qu’il donne à son récit. Ulmer, entravé par son budget modeste, ne put visiblement pas se déplacer entre New York et Los Angeles. Le voyage s’effectue plutôt à un niveau métaphorique, puisque Roberts passe de la confusion à la compréhension, à travers la reviviscence des images et le son de sa propre voix. Il revoit le moment de son arrivée et parcourt en pensée le trajet qui l’a amené à cette situation sans issue. Pourtant, malgré cet effort d’élaboration, Roberts ne peut comprendre que ce sont ses propres forces intimes qui l’ont obligé à emprunter ces voies sinueuses et détournées. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]

DETOUR – Edgar George Ulmer (1945) avec Tom Neal, Edmund MacDonald

L’histoire : Al Roberts est pianiste dans une boîte de nuit de New York où son amie, Sue, chante. Il veut l’épouser mais Sue, poussée par l’ambition, part courir sa chance à Hollywood. Un soir de solitude, il lui téléphone et elle lui apprend qu’elle travaille comme serveuse. Il décide d’aller la rejoindre en stop. Sur la route, il est pris par Haskell qui va jusqu’à Los Angeles afin d’y déposer une grosse somme d’argent. Haskell raconte à Al ses aventures avec une auto-stoppeuse qui l’a cruellement griffé lorsqu’il s’est mis à lui faire des avances sexuelles. Il passe le volant à AI, voulant dormir un peu ; lorsqu’il se met à pleuvoir, Al tente de le réveiller pour fermer le toit ouvrant, mais il découvre que Haskell est mystérieusement mort. Accidentellement, il fait tomber le corps, et la tête de Haskell heurte un rocher. Pensant que la police ne croira jamais à son innocence, Roberts cache le cadavre et continue la route. Le lendemain, il fait monter Vera dans la voiture, ne sachant pas que c’est la fille dont Haskell lui a parlé. Elle lui demande ce qu’Haskell est devenu mais ne croit pas un mot de l’histoire de Roberts. Elle accepte néanmoins de garder le silence s’il veut bien suivre son plan, Une fois arrivés à Los Angeles, ils s’installent dans un motel. Vera propose à Roberts de vendre la voiture en se faisant passer pour Haskell, mais elle découvre que ce dernier est l’héritier d’un millionnaire mourant et que sa famille ne l’a pas revu depuis des années. Elle projette donc de faire passer Roberts pour Haskell. Roberts n’est pas d’accord et ils se querellent violemment ; complètement ivre, elle court dans l’autre pièce, menaçant d’appeler immédiatement la police mais s’écroule sur le lit, le cordon du téléphone enroulé autour de son cou. De l’autre côté de la porte fermée à clé, Roberts tire sur le fil et l’étrangle sans le vouloir. Sans même chercher à voir sa fiancée Roberts s’enfuit à Reno et, dans un bistrot, repense à son aventure en essayant de comprendre comment il a pu en arriver là.

DETOUR – Edgar George Ulmer (1945) avec Tom Neal

La carrière du réalisateur Edgar G. Ulmer offre un curieux parallèle avec l’histoire de ce pauvre auto-stoppeur. Avant Détour, Ulmer a concocté de remarquables films noirs à petit budget pour le prototype même du studio à bas coût, la PRC : Bluebeard (Barbe-Bleue, 1944) et Strange Illusion (1945). Pour Ulmer, ces projets constituent déjà une promotion par rapport aux budgets encore plus restreints de ses « films de niche» tournés en yiddish ou en ukrainien, comme The Singing Blacksmith (Yankl der Schmid, 1938) ou Cossacks in Exile (Zaporozhets za dunajem, 1939). Quand AI Roberts médite sur la façon dont « le destin tend la jambe pour vous faire trébucher -, il pourrait aussi bien parler d’Ulmer qui, après avoir réalisé un film d’horreur de série A chez Universal, tombe amoureux de la mauvaise personne, mariée au neveu du patron du studio. Non que Shirley Ulmer soit une femme fatale, comme les intrigantes qui causent la perte de Walter Neft et de Steve Thompson. Mais aucun autre réalisateur de film noir, quel que soit le budget, n’a jamais connu un destin aussi proche du cauchemar déterministe de ses personnages que Ulmer avec AI Roberts. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]

DETOUR – Edgar George Ulmer (1945) avec Tom Neal, Ann Savage

On le voit, Ulmer cumule à lui seul les caractéristiques que l’on peut attribuer aux premiers producteurs du genre : autrichien, il travaille aux Etats-Unis depuis 1924, habitué au documentaire, il a une ambition réaliste dans ses fictions. Il a toujours travaillé dans les marges du système et s’est fait remarquer pour son intérêt pour les problèmes sociaux. En outre, le film rencontre certains problèmes avec le bureau Breen qui fait rectifier plusieurs éléments du script soumis pour la première fois en octobre 1944, Breen insiste d’abord pour que le héros soit arrêté par la police, d’où la dernière scène quelque peu irréelle. Il s’élève également contre les premières allusions à la prostitution du personnage de Vera, qui disparaîtra ensuite du film. Les évocations de la sexualité sont également discutées, au point que les censeurs suggèrent l’usage allusif de la cigarette dans certaines scènes. Il apparaît donc que Détour s’inscrit parfaitement dans la lignée de la production noire.

DETOUR – Edgar George Ulmer (1945) avec Tom Neal, Ann Savage

Certains commentateurs, à commencer par Andrew Britton dans « The Book of Film Noir » (1993), estiment que Roberts ne révèle que ce qu’il veut bien que le public entend et voie. « N’ayant plus aucun but, étant indifférent à tout, sauf à ce qu’il croit être son propre intérêt « . Roberts manipule le récit pour marquer sa propre culpabilité, « justifie instinctivement ce qui l’arrange en toute circonstance, soit en rejetant la responsabilité de ses actes, soit en apportant une explication fallacieuse mais flatteuse de ses motivations. » Est-ce la raison pour laquelle Ann Savage brosse un portrait si féroce et impitoyable de Vera, la maître-chanteuse ? Roberts accentue-t-il son manque d’humanité pour justifier sa mort prétendument accidentelle ? Ou n’est-ce là qu’un mensonge ? A-t-il fini par la tuer, excédé par ses manigances et ses remarques avilissantes ?… [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]

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Par une tragique coïncidence, Tom Neal, l’interprète de Detour, sera plus tard lui aussi victime d’un tragique fait divers. En 1951, il frappera sa fiancée Barbara Payton qui hésitait entre lui et Franchot Tone. Cette brutalité contribuera à briser la carrière de Tom Neal qui, le 1 er avril 1965, tua d’un coup de feu sa femme, Gail Kloke. Tom Neal prétendit que le coup était parti au cours d’une lutte avec sa femme ; le procureur, lui, accusa l’acteur d’avoir tué sa femme alors qu’elle dormait. Tom Neal fut condamné à quinze ans de prison et relâché au bout de six années, en décembre 1971. Il devait mourir d’une crise cardiaque le 7 août 1972. C’est son fils, Tom Neal Jr., qui découvrit le corps. «Tom Neal, déclara Ulmer, fit pratiquement la même chose qu’il avait fait dans le film. L’unique différence réside dans le fait qu’il ne se servit pas d’un fil de téléphone». [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]

Les extraits










Fiche technique du film

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