Le Film Noir

THE BIG CLOCK (La Grande horloge) – John Farrow (1948)


The Big Clock (La Grande horloge) est un film remarquable : par cet équilibre parfait entre ce moment d’apogée du film noir, dont il respecte entièrement les règles, des exigences de studio, un mélange de marivaudage hollywoodien, de grands acteurs en liberté, en état de donner leur meilleur d’eux-mêmes, un sujet, un scénario, des dialogues qui sont très au-dessus de la moyenne, toutes ces choses en font un point d’équilibre parfait.

Le scénario du film est tiré d’un roman connu en France sous le titre « Le Grand horloger » écrit par Kenneth Fearing, qui au début de sa carrière se consacra à la poésie. Il publia son premier recueil en 1927 et il participa à une mouvance qui s’appelait « les écrivains prolétariens ». Vers la fin des années 1930, il commença à écrire des romans ayant la même caractéristique : chaque chapitre est raconté par un personnage différent. Travaillant pour Gallimard, Boris Vian fut chargé de la traduction du roman qui sera édité en France dans la collection « Série Noire ».

« The Big Clock », c’est à la fois un roman policier, avec une intrigue assez complexe et subtil, et un livre qui se situe dans le monde de la communication au sein d’un empire comparable à l’empire du Times pour lequel travaillait Fearing. Le roman date de 1946, date qui correspond aux débuts des enquêtes parlementaires liées aux infiltrations communistes dans les moyens de communications et en particulier dans le cinéma. C’est aussi le début de la « chasse aux sorcières » et du début de la guerre froide : le maccarthysme. Ce roman coïncide donc, sans être aucunement politique, comme auraient pu être les écrits antérieurs de Fearing, avec une cassure nette dans la politique américaine. Ce qui est montré dans le livre et aussi dans le film, c’est le nivellement de la pensée, le nivellement de la liberté de l’opinion passe par l’omniprésence de l’écrit, de l’image et de la radio de la télévision.

L’après-guerre fut une période très riche pour le cinéma américain, le film noir fut un genre qui s’épanouit après la fin de la guerre. Les droits du roman sont donc rapidement achetés par la Paramount Pictures, et l’adaptation confiée à John Farrow qui est l’un des réalisateurs principaux du studio et Jonathan Latimer à l’écriture du scénario.


Farrow voulait libérer la caméra qui doit être l’acteur principal dans la narration d’un film… Il faut que ses mouvements entraînent le spectateur et l’intègrent au mouvement interne de I‘histoire. Il fonde sa mise en scène sur une dynamique du mouvement plutôt que sur le montage, sur la durée des plans, voire sur une utilisation quasi systématique du plan-séquence. Sa caméra est tellement mobile et ses exigences sont telles que les machinistes durent inventer une dolly et des grues spéciales pour ses films, mettre au point de nouveaux magasins pour la pellicule.

II faut avouer que la mobilité de la caméra et que la conception de certains plans sont assez ahurissants pour l’époque. Cette technique anticipe de plusieurs années sur les recherches auxquelles se livrera Hitchcock dans Rope (La Corde) et Under Capricorn (Les Amants du capricorne), notamment en ce qui concerne les rapports entre les mouvements de caméra, le déplacement des acteurs et la présence du décor. Sans oublier la simultanéité des actions, l’importance de la profondeur de champ, exigences qui servent remarquablement tout récit de type historique. Comme Hitchcock, Farrow ne facilite pas la tâche de ses chefs-opérateurs et de ses cadreurs. Pour aller de l’extérieur vers l’intérieur, d’une pièce à une autre, la caméra passe toujours à travers des ouvertures réelles, portes ou fenêtres, jamais à travers des murs truqués. De plus, elle ne se contente pas de suivre les personnages, elle les perd, les recadre dans un autre coin du décor après une montée à la grue, ce qui ne devait pas être très simple à éclairer, compte tenu de la sensibilité de la pellicule et de la quantité de lumière qu’il fallait alors. 

Le premier plan est un tour de force : on passe d’un Manhattan au crépuscule, d’un panoramique sur les grattes ciel, à un immeuble isolé. Cette remarquable prouesse technique donne une totale continuité, depuis la vue d’ensemble d’une ville jusqu’à l’intimité d’un personnage qui en entrain de monologué, qui parle de ce qui lui est arrivé depuis ces derniers 48 heures. On traverse donc l’espace et le temps et on remonte dans le temps pour arriver au début du récit, à proprement dit 48 heures plus tôt et qui situe le cadre où va se passer la narration.

Dans ce film, les personnages ne cessent d’arpenter des enfilades de pièces, de traverser d’immenses halls ou bureaux. Cette suite de travellings (parfois truqués) finit par créer une sensation physique de puissance, de pouvoir écrasant et une impression de labyrinthe cauchemardesque. Farrow va même jusqu’à tourner un long plan-séquence dans un ascenseur en axant la caméra vers la porte, ce qui oblige de changer le décor et la figuration à chaque ouverture. 

Très tyrannique, il entra souvent en conflit avec les acteurs à qui il demandait d’apprendre des pages et des pages de textes. Il ne s’entendit vraiment qu’avec Ray Milland qui adorait au contraire relever ce genre de défi. Les actrices refusaient de faire deux films avec lui, à part Gail Russell, et il ne put bientôt prendre aucune des comédiennes sous contrat à la Paramount, se rabattant sur des inconnues ou des actrices provenant d’un autre studio (Audrey Totter dans Nick Beal). 

The Big clock peut être interprété comme une métaphore sur la manipulation et la puissance (le remake – No way Out, Roger Donaldson, 1987  transpose l’histoire assez adroitement dans les milieux de la politique, mais sans réelle acuité ni invention) qui s’extériorise dans un décor assez étonnant, où l’on se heurte sans cesse à la notion du temps (l’immense horloge inventée par Latimer et Farrow est une très bonne transposition des concepts temporels maniés par Fearing), aux montres de toutes sortes. Univers de cauchemar où règne un Charles Laughton qui épie toutes les conversations, règle tous les rites et les rythmes de vie, déambule à travers ces immenses pièces comme un éléphant malhabile qui brise tout sur son passage. Cette enquête étouffante ne s’ouvre pas sur une vision morale comme chez Lang ou Losey… et cela malgré les excellents dialogues de Latimer, une remarquable direction d’acteurs (où l’on remarque Henry Morgan en masseur demeuré, muet et dangereux, Elsa Lanchester, terrifiante, et Luis Van Rooten dont une scène au téléphone est mémorable). [50 ans de cinéma américain – Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier – Ed Nathan (1995)]


Le seul procédé visuel notable est l’utilisation d’un « léger » grand-angle pour les gros plans de Charles Laughton, dans les moments les plus noirs. Son visage est juste assez déformé pour accentuer sa laideur, mais pas suffisamment pour rompre le parti-pris de réalisme. Cette subtile distorsion apparaît de plus en plus fréquemment jusqu’à ce que le récit du flash-back se soit connecté à l’introduction et que le spectateur ait assimilé la nature à la fois supérieure et infâme du « méchant ». Les acteurs servent tous bien leur rôle, mais Laughton et Lanchester sont spécialement remarquables. Laughton adopte une élocution rapide et régulière qui force le parallèle entre Janoth et la gigantesque horloge symbolisant sa puissance financière. Le titre se réfère d’ailleurs à cette immense horloge, placée dans le hall du bâtiment ; elle synchronise et règle l’heure dans l’empire Janoth. Au moment où George se réfugie dans la grande horloge il arrête un tant ce symbole de l’égocentrisme maniaque de Janoth, laissant présager sa victoire finale sur le puissant magnat.

Elsa Lanchester campe de manière convaincante une artiste talentueuse mais totalement idiote. Sa maison est pleine des babioles appartenant à ses quatre ou cinq enfants, dont chacun, annonce-t-elle fièrement, a un père différent ; Louise se lance alors dans le récit de sa carrière conjugale mouvementée. Son excentricité plutôt sympathique représente la face claire d’une folie beaucoup plus dangereuse habitant Laughton. Dans un film authentiquement noir, ce serait George lui-même qui provoquerait ses malheurs par ses entêtements, erreurs de jugement, ou par sa cupidité, mais dans la mesure ou sa seule folie est de traîner dans un bar avec une femme mal choisie, et que la seule menace sérieuse pesant sur son existence vient de la folie de Janoth, on peut considérer The Big clock comme un film d’un noir peu appuyé. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]



John Farrow naquit en Australie en 1904, il fut militaire de carrière dans la marine, puis se mit à l’écriture de dictionnaires, de romans et de livres historiques. Il arriva en Californie, à Hollywood, comme conseiller technique puis devenu très vite réalisateur en 1937. Farrow réalisa pour la Paramount le premier film de guerre au moment de l’entrée des Etats Unis dans le conflit.  Les choses se passent plutôt bien pour Farrow au sein du studio et il pourra imposer ses collaborateurs, en particulier Jonathan Latimer, un scénariste bien connu en France des amateurs de série noire. Ils travaillèrent ensemble sur une dizaine de films. Le plus réussi et le plus imaginatif, est The Big clock, Farrow passera, avec ce film, à un genre qui lui convient plutôt bien : le film noir, il réalisera ensuite Night Has a Thousand Eyes (Les Yeux de la nuit, 1948), Alias Nick Beal (Un pacte avec le diable, 1949). Pour l’anecdote, John Farrow, participa en 1935 à l’écriture du scénario de Tarzan escapes (Tarzan s’évade). A cette occasion, il succomba au charme de la belle Jane, interprétée par Maureen O’Sullivan, ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants, sept, dont Mia Farrow qui eut une belle carrière.


LE FILM NOIR
Comment un cycle de films américains est-il devenu l’un des mouvements les plus influents de l’histoire du cinéma ? Au cours de sa période classique, qui s’étend de 1941 à 1958, le genre était tourné en dérision par la critique. Lloyd Shearer, par exemple, dans un article pour le supplément dominical du New York Times (« C’est à croire que le Crime paie », du 5 août 1945) se moquait de la mode de films « de criminels », qu’il qualifiait de « meurtriers », « lubriques », remplis de « tripes et de sang »… Lire la suite


L’histoire

George Stroud (Ray Milland) est le brillant rédacteur de Crimeway Magazine, une des nombreuses publications appartenant à Earl Janoth (Charles Laughton), un homme d’affaires grossier et maniaque qui traite ses employés comme des esclaves. Si Crimeway est une revue à gros tirage, c’est que la rédaction réussit à identifier, et à arrêter les criminels qui échappent à la police, grâce à une sorte de « jeu de piste» imaginé par George ; sur un immense tableau d’affichage, tous les indices sont notés au fur et à mesure et la personnalité du criminel est reconstituée ; George, à partir de là, devine les mouvements du suspect et le capture. La femme de George, Georgette (Maureen O’Sullivan), se plaint d’être mariée « à un magazine », ce qui est assez justifié, puisque George, cinq ans après son mariage n’a pu encore partir en voyage de noces et que les projets de ce type sont sans cesse remis, Janoth ayant toujours quelque chose d’urgent à lui faire faire. George, fatigué des tactiques de Janoth se détend un moment dans un bar avant de retrouver sa femme à la gare – ils vont enfin pouvoir partir pour leur lune de miel tardive. Il rencontre une blonde, Pauline Delos (Rita Johnson), et rate le train. Dégoûté de lui-même, George passe une folle nuit avec Pauline mais il ignore que Pauline est la maîtresse de Janoth. Il la raccompagne chez elle, puis la quitte. Janoth arrivant au même moment se rend compte qu’un homme vient juste de partir. Il se querelle violemment avec Pauline et la tue dans un accès de rage. Paniqué, Janoth avoue son crime à son associé et ami, Steve Hagen (George Macready) ; Ils projettent d’en faire porter la responsabilité à l’inconnu qui s’est esquivé cette nuit-là. Entre temps George a rejoint Georgette en vacances et apaise sa fureur. Mais le téléphone sonne : Janoth exige qu’il rentre à New York pour retrouver le meurtrier de Pauline. Se rendant compte que l’affaire est sérieuse, George repart malgré sa femme qui le menace de divorcer. L’équipe de Crimeway rassemble les indices comme à l’ordinaire, mais George, cette fois-ci, mène son enquête en solitaire. Il déduit que Janoth était l’amant de Pauline et persuade Hagen qu’il a toutes les chances d’être trahi par le magnat de la presse. Ce dernier tire sur Hagen et pourchasse George à travers les bureaux de la maison d’édition avec un pistolet à la main. George, plus rusé s’en tire ; Janoth tombe dans la cage de l’ascenseur et se tue. George raconte l’aventure à Georgette et Ils sont enfin réunis.


Les extraits


CHARLES LAUGHTON : cruel et raffiné
Inoubliable Henri VIII, Docteur Moreau ou capitaine Bligh, Charles Laughton est à jamais associé aux plus grands chefs-d’ œuvre du cinéma anglo-saxon. Avec un physique et des moyens bien différents, il fut une vedette aussi populaire et adulée que Gary Cooper ou Clark Gable.

RAY MILLAND, devant et derrière la caméra
Tous les films interprétés par Ray Milland ne méritent pas de passer à la postérité. Cet acteur d’origine britannique n’en a pas moins marqué Hollywood, qui sut lui faire confiance et lui permettre de réaliser son ambition : passer à la mise en scène.




2 réponses »

  1. Bonjour Laurent, connaissez-vous un moyen de regarder tous ces merveilleux films légalement pour pas cher ?? … Car suite à votre avis, j’ai acheté le DVD « Péché mortel » ensuite le DVD « The ghost and Mrs Muir » sur le conseil d’un autre blogueur et ma wish list s’allonge en venant ici notamment et ça va commencer à faire cher !! … Merci d’avance 🙂

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