Parce que la mémoire collective est vite saturée, elle ne peut retenir, d’une époque ou d’un style, que cinq ou six noms. C’est un phénomène profondément injuste, puisqu’il privilégie les signatures que le souvenir a retenu dans sa passoire, mais il répond à un penchant naturel de l’esprit. Le but de cette série de publications sur les films français des années 1930 est justement de faire échec à cette mécanique qui tend à privilégier, au delà de toute mesure, des films excellents, mais qui rejette au fond de la nuit des dizaines d’autres films dont rien ne prouve qu’ils ne soient pas d’une émotion, d’une poésie ou d’une surprise comparables.
Double crime sur la ligne Maginot – Félix Gandéra (1937)
Au début de Sommes-nous défendus ?, un long métrage de Jean Loubignac qui connut une grande diffusion dans l’hiver 1938-39, un journaliste interprété par René Lefèvre nous dit : « La France peut fermer ses portes et boucler ses verrous de sûreté ». Suit une séquence de reportage sur la Ligne Maginot (dont on trouve un écho dans le premier volet de Français si vous saviez de Harris et de Sédouy). Il est difficile d’imaginer aujourd’hui la popularité presque mythologique que la presse avait su faire naître autour de ces forteresses enterrées entre le Rhin et la Meuse. Comme il est difficile d’imaginer la place que tenait dans le corps social l’institution militaire : l’armée avec ses formes (ses uniformes), ses rites, ses chefs, ses lieux… Le cinéma « militaire » fut un grand genre de cette décennie : jusqu’à 1939, brocardés (sans méchanceté : il n’est pas en France de cinéma antimilitariste) ou auréolés de la gloire des Trois de Saint-Cyr, les officiers tiennent l’écran comme une province conquise…

Double Crime sur la Ligne Maginot, adapté d’un roman populaire de Pierre Nord, nous campe d’emblée dans ce monde des officiers : prise d’armes, passation de commandement sur le front des troupes… c’est l’imagerie d’époque, telle que les Actualités la dispensaient à dose massive. Une intrigue fort conventionnelle (mi-espionnage, mi-policier), bâtie autour d’un personnage à la complexité fabriquée, y oppose galonnés français et allemands dans un kriegspiel chevaleresque, qui charge plus le policier français, mais civil, que l’officier allemand, ennemi mais militaire : on nage dans les petites illusions…



Félix Gandéra avait été comédien (à la Comédie Française, au Boulevard, puis à l’écran) avant de diriger son premier film en 1932. Victor Francen interprète le capitaine Bruchot – un officier, brillant en 14-18, qui a délibérément ruiné sa carrière en épousant une allemande. Muté dans le sud tunisien, il en est revenu aigri, paludique, alcoolique, mais digne. Un rôle taillé sur mesure.


TARAKANOVA – Fedor Ozep (1938)
La vogue des films d’ambiance tzariste fut incroyable durant la décennie 1930-40 dans le cinéma français : l’émigration des russes blancs fondant à Paris la société Albatros avec Mosjoukine, Tourjansky, Nathalie Lissenko, Rimsky, Koline, y fut pour quelque chose, à quoi s’ajoutaient le prestige sur les âmes sensibles des uniformes chamarrés, des grands bals à la cour où l’on danse de solennelles polonaises, les destins contrariés dans les plaines balayées par le vent, le charme de l’isba, le fatalisme slave, les chœurs des Cosaques du Don et le lent cheminement des bateliers de la Volga. Certains acteurs français jouèrent à ravir les popes, les moujiks, les babas. Harry Baur qui avait été un Tarass-Boulba tonitruant, ne lésine pas sur la mort de Raspoutine dans La Tragédie Impériale de L’Herbier. II sut émouvoir dans Nostalgie, énième transposition du « Maître de Poste » de Pouchkine. Quant aux héros cavalcadant à la Michel Strogoff, leur parangon fut, à coup sûr, Pierre Richard-Willm. Botté, casqué d’un aigle, enveloppé d’une cape blanche, le regard bravant Je ciel, la chevelure tordue par le septentrion, il défiait les orages et les révolutions naissantes dans La Tragédie Impériale, dans Au Service du Tzar de P. Billon, et dans cette Tarakanova où, plongeant dans le temps, il découvrait les fastes du carnaval de Venise et les affres des geôles de Saint-Pétersbourg.


Le même sujet avait été traité à la fin du muet par Raymond Bernard dans un film à grand spectacle hâtivement et maladroitement sonorisé. La tragique aventure du comte Orloff et de la princesse Tarakanova qui nouèrent leurs destinées au bord de la lagune et périrent au bord de la Néva forma la trame d’un film riche avec des masques et des gondoles, des flambeaux et des robes à paniers, des officiers et des échafauds. Dans cette optique de somptueuse imagerie, l’émigré Fedor Ozep a parfaitement œuvré. On avait aimé de lui, en France, Amok où il reconstruisait en studio la jungle malaise et faisait croire à ses maléfices. Il avait fait ricaner Blanchar, halluciné et hallucinant, dans La Dame de Pique. Gibraltar, en 1938, allait être un bon film d’espionnage, un peu gâté aujourd’hui par des « vibrato » patriotiques… mais on était en 1938. Tout cela n’égalait pas la période russe ; la collaboration avec Protozanov pour Aelita, et surtout avec Poudovkine, Le Cadavre Vivant ni Les Frères Karamazov entrepris en Allemagne en 1933 ; et l’on peut penser à propos de Tarakanova qu’un réalisateur moins authentiquement slave aurait pu aussi bien manœuvrer la douce Annie Vernay et le finissant Pierre Richard-Willm parmi le stuc, le marbre, les miroirs et l’albâtre. Le but fut toutefois atteint : Margot aime à s’attendrir aux malheurs des grands de ce monde: aux nombres des mouchoirs trempés, on considéra la partie gagnée, et, vite on invoqua l’ombre de Katia, le démon bleu du Tzar Alexandre II.


L’ENTRAÎNEUSE – Albert Valentin (1938)
Certains sujets sont dans l’air. En 1938, Albert Valentin tournait L’Entraîneuse, Léo Joannon fabriquait L’Emigrante, Paul Mesnier peinait sur La Belle Revanche, Claude Autant-Lara épaulait Maurice Lehmann à propos du Ruisseau et Max Ophüls pensait déjà à Sans Lendemain qu’il allait entreprendre l’année suivante. Ce sont là variations éternelles sur le thème de La Dame aux Camélias. L’amour régénère les mauvaises femmes qui, affolées, cherchent à s’évader d’un milieu écœurant : on débouche alors sur les rendez-vous manqués et les départs impossibles sur les quais de gare vides et les jetées embrumées.

Avant d’être un scénariste notoire, Albert Valentin fut l’assistant de René Clair. En 1935, entre deux versions françaises de succès allemands qu’il dirigeait à Berlin, il put tourner un moyen-métrage, Le Taxi de Minuit avec Gaston Modot et Pola Illéry qu’il avait connus vedettes de Sous les Toits de Paris. Ce fut plus qu’un succès d’estime, et, en 1938, après avoir collaboré au scénario de L’Etrange Monsieur Victor de Grémillon, il tourna deux films dans les studios de la U. F. A. à Berlin, L’Entraineuse, qui devait sortir après les accords de Munich, L’Héritier des Mondésir, qu’il termina en hâte, talonné par la mobilisation et la déclaration de guerre. Ces deux œuvres eurent une mauvaise sortie : l’époque n’était pas favorable aux films produits par Berlin, fussent-ils camouflés sous pavillon français. La critique passa donc sous silence les performances de Fernandel, costumé, maquillé et travesti pour vingt rôles différents dans L’Héritier, et traita avec beaucoup de réticences l’amertume et la pudeur qui donnait son accent à L’Entraîneuse. Le film aurait dû plaire pourtant avec la description acide de la boîte de nuit – initialement, l’histoire s’appelait « Tabarin » – s’opposant au climat fade et douillet de la pension de famille, avec, surtout, cette étrange fierté, cette allure à la fois altière et lasse dont Michèle Morgan pare son personnage. Le long regard silencieux qu’elle promène, à la fin du film, sur un paysage où elle crut au bonheur reste une minute privilégiée dans un film caustique et parfois méchant. C’est un mélo. Mais discret et efficace. Finalement, compte tenu des deux exercices de voltige que constituent Marie-Martine et La Vie de Plaisir (1943), spectacles brillants, amusants, sarcastiques, avec des virtuosités dans le scénario, L’Entraîneuse, qu’on aurait pu aussi intituler « Les Dernières Vacances », reste sans doute le film auquel croyait le plus Albert Valentin.

En pleine occupation, il faillit tourner à Paris une comédie avec l’actrice allemande Jenny Jugon: les pourparlers n’aboutirent pas. Il réalisa encore La Maison des Sept Jeunes Filles et A la Belle Frégate, Le Secret de Monte-Cristo et L’Echafaud peut attendre. Sans succès ; d’ailleurs ces films n’étaient pas bons. Il reprit la plume du scénariste et participa à bon nombre de productions en tout genre, du Ciel est à Vous à Madame Du Barry. Sa mort fut discrète comme l’avait été sa carrière, sur laquelle le cours des événements avait pesé un peu trop lourd.


ERNEST LE REBELLE – Christian-Jaque (1938)
Il est bon de revoir les films d’avant-guerre de Christian-Jaque, surtout ceux qu’il tourna après 1937, après sa collaboration en qualité d’excellent technicien aux Perles de la Couronne de Sacha Guitry. Cet ex-décorateur, cet ex-journaliste s’était fait la main sur des court-métrages nombreux et, parfois, terrifiants. Puis à la Paramount, sans complexes, en l’espace d’une semaine, il met en boîtes d’épais vaudevilles : La Sonnette d’Alarme, La Famille Pont-Biquet, Compartiment de Dames Seules. il se fait la main en riant sous cape, trouve des vedettes : Armand Bernard, d’abord, Fernandel ensuite, qu’il utilise très astucieusement dans Un de la Légion et dans François Ier, deux énormes succès. Puis le film d’aventures le tente, et à Nice il reconstitue une Chine maléfique dans Les Pirates du Rail utilisant au mieux les silhouettes d’Inkijinoff et de Stroheim. Enfin, entre deux Fernandel, il réussit avec la complicité de Pierre Véry et de Jacques Prévert Les Disparus de Saint-Agil, où, de façon simple et subtile, il conjurait les sortilèges de l’adolescence. La guerre et l’occupation venues, le goût des grandes machines le prend et ne le quitte plus, cela donne tantôt La Symphonie Fantastique et La Chartreuse de Parme tantôt Fanfan-la-Tulipe et Barbe-Bleue. Avec des réussites plus nuancées telles que Boule de Suif ou Un Revenant : toutes œuvres d’où l’humour n’est jamais absent, ce qui leur donne un accent personnel, tout comme ses exercices de virtuosité à la caméra.



Ernest le Rebelle précède ou devance Raphaël le Tatoué. Le premier bénéficie des apports de Jacques Perret et de Jacques Prévert et Fernandel y trouve un de ces rôles à transformations qu’il affectionnait. Christian-Jaque l’oppose à Robert Le Vigan, utilisé de façon saisissante dans Les Disparus de Saint-Agil. Dans le rôle d’un dictateur d’Amérique du Sud, Le Vigan se déchaîne, roule des yeux de braise sous des cheveux crépus, manie la cravache, cabotine de manière grandiose, passe perpétuellement du susurrement ironique au coup de gueule ravageur, joue son propre spectacle tout seul au coin de l’écran et la paupière mi-close laisse scintiller ce léger grain de folie dont il assaisonnera à peu près tous ses rôles, notamment Quai des Brumes, Le Dernier Tournant de Chenal, L’Assassinat du Père Noël, autre film réussi de Christian-Jaque, et Goupi Mains Rouges de Becker. Mais il faut se rappeler comment cet inquiet qui devait mal finir sût imposer son rôle de Jésus dans le Golgotha de Duvivier. Une sérénité absolue, une douleur effective, des larmes et le poids de toute la misère du monde : il fut, jusqu’au malaise, le Christ aux injures, le Christ aux crachats, sans que quiconque puisse sourire de ce qu’il faut bien appeler sa composition.


A PROPOS DE NICE – SOUS LES TOITS DE PARIS – ALLÔ BERLIN, ICI PARIS – PARIS-BÉGUIN
Tourné dans la ville de Nice au début de l’année 19301, A Propos de Nice, qui est le premier travail cinématographique de Jean Vigo, a été réalisé dans le cadre des Cités symphonies, une série sur les villes dans les années 1920. Cette série veut montrer la modernisation de la ville grâce à un travail formel et mécanique. Le tournage s’effectue sur une journée. Sous les toits de Paris. Un chanteur des rues tombe amoureux d’une jeune étrangère, mais, injustement accusé de vol, il est jeté en prison.. Allô Berlin, ici Paris. Les standardistes de Paris et de Berlin sont très souvent en contact, en effectuant les connexions innombrables entre les deux capitales. Annette, de Paris, finit par s’éprendre d’Erich, de Berlin. Un jour, Erich annonce qu’il va venir à Paris mais les choses ne se passent pas comme prévu… Paris-Béguin Pour ne pas compromettre la grande vedette du music-hall avec laquelle il a passe la nuit, un homme se voit accuse d’un meurtre qu’il n’a pas commis.

CES MESSIEURS DE LA SANTÉ – LAC AUX DAMES – LE BONHEUR
Ces messieurs de la santé. Un financier astucieux emprisonné pour une prétendue escroquerie s’évade de la prison de la Santé, prend un faux nom et entre comme homme à tout faire dans un magasin de corsets. Faisant bien fructifier les affaires de sa patronne, il se retrouve rapidement à la tête d’un empire économique. Lac aux dames. Dans ce film séduisant dialogué par Colette, Éric est jeune, beau comme un dieu… mais maître nageur et pauvre. Il aime Dany fille d’un riche industriel toute aussi belle et juvénile… mais il est aimé en secret par Puck une petite sauvage éblouissante de sensualité, qui habite avec son père une île au milieu du lac… Le Bonheur. Un dessinateur considéré comme un anarchiste fanatique, blesse d’une balle une vedette du cinéma par haine de ce qu’elle représente devant ses admirateurs. Aux assises, la belle comédienne plaide en sa faveur par amour pour lui.

PENSION MIMOSAS – MERLUSSE – AVEC LE SOURIRE
Pension Mimosas. A Nice, M. et Mme Noblet tiennent la pension Mimosas. Ils ont la garde d’un enfant, Pierre, dont le pere est en prison. Dix ans plus tard, leur fils adoptif, qui vivait a Paris de trafics louches, trouve refuge aupres d’eux avec sa maitresse Nelly. Merlusse. Noël ! Il ne reste dans le grand lycée que quelques gosses oubliés par les leurs : les « orphelins », les « exilés », livrés au plus effrayant, au plus détesté des pions : Merlusse, au visage balafré… Avec le sourire. À Paris, Victor Larnois fait la connaissance de Gisèle Berthier, danseuse au music-hall « Le Palace ». Grâce à sa débrouillardise, Victor devient chasseur de l’établissement, puis secrétaire de Suzy Dorfeuil, la vedette, et se rend « indispensable » auprès du propriétaire, Villary. Bientôt, il s’arrange pour que Gisèle remplace Suzy…

LE MORT EN FUITE – LA BATAILLE SILENCIEUSE – CLAUDINE À L’ÉCOLE
Le Mort en fuite. Deux acteurs ratés, Trignol et Baluchet, élaborent une mise en scène afin d’être connus du grand public : Baluchet fait semblant de tuer son ami, qui réapparaitra comme par magie au moment du procès. Tout se complique lorsque « le mort » disparait pour de bon, laissant le faux coupable dans une bien mauvaise posture… La Bataille silencieuse. Un jeune journaliste parti en reportage avec les papiers d’un camarade se trouve mêlé à des affaires de trafic d’armes. Le hasard le met en contact avec Draguicha, une étudiante serbe qui, abusée par des hommes d’affaires, prépare un attentat contre l’Orient-Express… Claudine à l’école. La vie de collège de l’espiègle Claudine à la fin des années 1800. Son indiscipline auprès des adultes et ses premiers émois amoureux.
- THE LONG NIGHT – Anatole Litvak (1947) / LE JOUR SE LÈVE « refait » et « trahi »
- EDWIGE FEUILLÈRE : LA GRANDE DAME DU SEPTIÈME ART
- LA POLITIQUE DU CINÉMA FRANÇAIS
- THE GARMENT JUNGLE (Racket dans la couture) – Vincent Sherman (1957)
- THE RACKET (Racket) – John Cromwell (1951)
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