Le Film Noir

PITFALL – André de Toth (1948)

Pitfall est le film noir clé sur le thème du mari volage perdant sa respectabilité bourgeoise. La distribution est pertinente : Raymond Burr, dans le rôle de Mack, est à la fois répréhensible et pathétique lorsqu’il essaye de se faire aimer de Mona, jouée par Lizabeth Scott, prototype de la femme fatale au grand cœur qu’Humphrey Bogart a décrite comme « une Cendrillon à la voix rauque » (Dead Reckoning).

La beauté angélique de Dick Powell, qui en a fait le plus vulnérable des durs du film noir, et sa prédisposition à la mélancolie, soulignent l’ennui de l’homme dont la vie s’est enlisée. Quant à Jane Wyatt, elle représente l’épouse et la mère typiques, exact opposé de Lizabeth Scott, la brune et la blonde étant ainsi inversées par rapport aux codes romanesques habituels. En révélant les fissures qui craquèlent le rêve banlieusard de la petite bourgeoisie américaine, Pitfall annonce des films tels que Bigger Than Life (Derrière le miroir), Rebel Without a Cause (La Fureur de vivre) et No Down Payment. Les cauchemars du petit Tommy Forbes – sans doute provoqués par autre chose que la lecture des bandes dessinées, quoi qu’en dise son père – signifient clairement le malaise envahissant de la petite bourgeoisie américaine dépeint par le film noir. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]


« T’es un petit mec avec ton attaché-case, dit la magnifique Mona Stevens (Lizabeth Scott). Tu vas au boulot chaque matin et tu fais ce qu’on te dit de faire. Aujourd’hui, ils t’ont dit de te rendre à telle et telle adresse et d’aller chercher des marchandises volées. Alors te voilà. Ce soir, quand tu seras avec tes potes, tu diras : « Vous auriez dû voir la beauté sur laquelle je suis tombé aujourd’hui. Pas mal. Mais vous me connaissez, les affaires passent toujours en premier quand je suis au boulot. »
– C’est l’impression que je vous fais ? » réplique l’agent d’assurance John Forbes (Dick Powell). Mona répond : « Oui. »
John : « Comment devrais-je être, alors?
– Si vous étiez un chic type, vous verseriez quelques larmes avec moi et plaindriez une fille à qui sa première bague de fiançailles fut offerte par un homme assez stupide pour détourner de l’argent public et assez stupide pour se faire prendre. »

En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, Mona pleurniche dans le giron de John dans la lumière tamisée d’un bar à cocktails. En n’importe quelle autre occasion, Forbes remplirait scrupuleusement son dossier pour l’assurance. Mais là, sa vie bien ordonnée trébuche sérieusement dans Pitfall. Il est censé confisquer pour le compte d’Olympic Mutual Insurance tous les cadeaux que Bill Smiley a fait pleuvoir sur sa maîtresse Mona. Tout comme Chris Cross (Christopher Cross est le personnage joué par Edward G. Robinson dans Scarlet Street), Smiley a détourné des fonds de sa société pour financer ses gages de dévotion, mais il s’est fait pincer et devra mijoter un an en se demandant si Mona va l’attendre.

Mona marque des points en lâchant le morceau sur le hors-bord que Smiley lui a donné. Elle emmène même Johnny en balade. Forbes rebondit sur les vagues, éclaboussé par l’écume, étourdi par la proximité de la gamine facile… sa façade conservatrice se fissure. Mona n’aura pas besoin de le supplier pour oublier de mentionner le hors-bord dans son dossier. Johnny en veut davantage. Il veut tenter son destin. Mais Forbes rencontre un plus gros problème que sa conscience coupable. Mack MacDonald (Raymond Burr), l’enquêteur freelance qu’il a engagé pour retrouver Mona, est lui aussi obsédé par la jeune femme. MacDonald est un tantinet instable. Filer Mona n’a fait qu’alimenter sa psychose. Lorsqu’il aperçoit Forbes quitter la maison de cette dernière, après les heures de travail, MacDonald pète un plomb et tente de lui barrer le chemin en le menaçant de parler du hors-bord à la compagnie d’assurance. Ça ne marche pas, il lui flanque alors une raclée.

Dès que Mona apprend que Johnny est marié, elle abandonne son numéro de femme fatale : « T’es pas un peu soulagé de t’en tirer si facilement ? C’est une arnaque. C’est le genre de fille dont tu as toujours rêvé, mais je vais te laisser tranquille sans idée derrière la tête. Je pourrais me montrer méchante. Je ne le ferai pas. » Forbes comprend le message. Il n’habite qu’à quelques pâtés de maisons de Hate Street, mais n’a pas envie d’y déménager.

MacDonald a donc le champ libre. Il suit Mona à la trace, jusqu’à la rendre folle. Elle craque et demande à Forbes de l’aider. Forbes se venge de MacDonald, lui rend la monnaie de sa pièce pour retrouver sa fierté, et retourne auprès de sa femme et de ses enfants, plus fort et heureux que jamais. Mais MacDonald mijote sa revanche. Il rend visite en prison à Bill Smiley, à qui il ne reste plus qu’un mois à tirer avant la conditionnelle, et lui dit que Forbes est en train de séduire Mona. La jalousie envenime les choses. Lorsque Smiley est libéré, MacDonald va jusqu’à le conduire au domicile de Forbes et lui glisser un calibre dans la pogne. Mais Forbes averti par Mona, se tient prêt. Il abat Smiley au moment où ce dernier tente de rentrer chez lui par effraction. La police ne peut pas établir de rapport entre les deux hommes. Elle prend Smiley pour un rôdeur qui s’est fait descendre.

Forbes ne peut pas dire la vérité sur le macchabée ; ça lui créerait un mobile de meurtre. Une fois ses deux rivaux hors course, MacDonald se jette sur Mona. « Certaines personnes naissent pour posséder certaines choses, lui dit-il d’un ton suffisant en la forçant à faire ses bagages pour aller se marier à Reno. Smiley n’avait pas assez de courage, Forbes pas assez de chance… alors c’est avec moi que tu vas finir. » Il caresse ses talons aiguilles en les mettant dans sa valise. « J’ai fait tout ça pour une seule raison : je t’aime vraiment. » Mona annule le voyage de noces de deux mots d ‘amour sortis d’un 38 à canon scié, autre cadeau non déclaré de feu Bill Smiley.

Incapable de continuer à mentir, Forbes avoue la vérité. La fin n’arrache guère de larmes. Les mentors de Forbes (sa femme et la loi) éteignent sa libido et le renvoient à son bureau minuscule. « Si un homme qui a toujours été un bon mari cesse de l’être pendant vingt-quatre heures, dit sa femme Sue (Jane Wyatt), combien de temps sa punition doit-elle durer ? » Forbes n’est pas condamné à devenir un mort-vivant comme Chris Cross, seulement à quelques mois de mélancolie chaste.

Par contre, c’est Mona qui l’a dans l’os. Elle est arrêtée pour le meurtre de MacDonald et quand Forbes l’aperçoit pour la dernière fois, elle est déjà dans la gueule d’un système judiciaire injuste. Il n’arrive même pas à lâcher un : « Pas de bol, gamine. » Voilà comment les films hollywoodiens traitaient « l’autre » femme. Même si elle véhicule tout l’impact émotionnel, elle n’accède jamais à l’ultime issue de secours, réservée au personnage principal. Tandis que John Forbes marinait dans son infidélité, Mona Stevens devait supporter d’être l’objet de fixation d’un homme marié en chaleur, le retour vengeur d’un ancien escroc et les obsessions d’un suiveur psychotique.

Pitfall est un excellent film, qui révèle à quel point l’ennui et la routine, lorsqu’ils se mélangent aux valeurs des classes moyennes, peuvent embraser les foyers. Mais la véritable histoire de Mona est encore plus fascinante : le scénario de Karl Kamb, basé sur le roman de Jay Drader (Laura, The Dark Corner, Call Northside 777) , décrit remarquablement cette femme fatale. La voir disparaître de l’intrigue après avoir pulvérisé MacDonald est d’autant plus frustrant. [Dark City, Le monde perdu du film noir – Eddie Muller – Rivages Ecrits / Noirs (2015) ]


LE FILM NOIR
Comment un cycle de films américains est-il devenu l’un des mouvements les plus influents de l’histoire du cinéma ? Au cours de sa période classique, qui s’étend de 1941 à 1958, le genre était tourné en dérision par la critique. Lloyd Shearer, par exemple, dans un article pour le supplément dominical du New York Times (« C’est à croire que le Crime paie », du 5 août 1945) se moquait de la mode de films « de criminels », qu’il qualifiait de « meurtriers », « lubriques », remplis de « tripes et de sang »… Lire la suite


Lizabeth Scott, l’un des piliers de Dark City, était une habituée de Vixenville. Elle vouait un culte aux mêmes temples de la chair. Née à Scranton, Pennsylvanie, et baptisée du nom vraiment peu sexy d’Emma Matzo, elle fut découverte en 1942 par le producteur Hal Wallis. Elle était alors la doublure de Tallulah Bankhead dans une version théâtrale de The Skin of Our Teeth, qui regorgeait de vedettes. L’histoire ne se souvient pas de l’ampleur des leçons que Lizabeth retint de Tallulah, légendaire pour son omnisexualité. Scott fit ses grands débuts à Dark City comme faire-valoir romantique de Van Heflin dans The Strange Love of Martha Ivers (L’emprise du crime), en 1946. Elle est guindée et maladroite dans ce rôle ingrat, mais pour une néophyte, tenir le coup face à Heflin et Barbara Stanwyck (sans parler de Kirk Douglas), c’était déjà bien. Elle devint bientôt une habituée de Vixenville : I Walk Alone (L’Homme aux abois), Dead Reckoning (En marge de l’enquête), Too Late for Tears (La Tigresse), The Racket (Racket), Stolen Face, Two of a Kind, cette incroyable bizarrerie de Desert Fury (La Furie du désert) et Dark City (La Main qui venge).

PITFALL – André de Toth (1948)

Bien plus que son regard sensuel, le sex-appeal de Liz émanait de sa voix rauque et intime. Une voix qui semblait imbibée de gin, polie par d’innombrables cigarettes et les gueules de bois de longues nuits à trop rire et trop pleurer. Elle pouvait vous convaincre de faire des choses dont vous n’aviez pas idée. S’il fallait une voix pour vous murmurer quelque chose à l’oreille, c’était bien la sienne. Dans sa vie privée, Liz réservait ses confidences sur l’oreiller à d’autres femmes. Aujourd’hui, elle serait la coqueluche de Hollywood. En 1952, le magazine Confidential anéantit sa carrière en un éclair, l’accusant d’être « encline à un comportement indécent, illégal et choquant dans sa vie publique comme dans sa vie privée ». Voilà qui faisait aussi partie de l’hystérie de la chasse aux sorcières, la croisade politique devenant une campagne de conformisme. « On peut à peine différencier les homosexuels des agitateurs », déclara ce péquenaud de sénateur républicain Kenneth Wherry.

PITFALL – André de Toth (1948)

Liz s’attacha les services de Jerry Giesler, un avocat de haut vol, pour attaquer Confidential en justice, mais sa plainte fut écartée pour un vulgaire vice de procédure (le magazine ne pouvait pas être poursuivi en Californie, car il n’était pas publié dans cet Etat et aucun de ses représentants n’y habitait). Pendant les années 1960, elle vécut en recluse et ne retourna qu’une seule fois à Dark City, en 1972 : dans Pulp parodie pleine d’esprit de Michael Hodges. Même si personne ne prit Scott pour une actrice exceptionnelle, elle compte toujours des légions de fans, qui s’en souviennent comme de l’une des étoiles les plus lumineuses de Dark City. [Dark City, Le monde perdu du film noir – Eddie Muller – Rivages Ecrits / Noirs (2015) ]



THE STRANGE LOVE OF MARTHA IVERS (L’Emprise du crime) – Lewis Milestone (1946)
Le grotesque triangle amoureux formé par les trois protagonistes charge The Strange love of Martha Ivers d’implications noires. En effet, les personnages dans la mesure où leurs relations sont sous-tendues par la peur, la culpabilité ou la cruauté, sans oublier un romantisme excessif, sont caractérisés par un déséquilibre émotionnel. Masterson, joué par Heflin, a la fonction d’un catalyseur. Son arrivée provoque non seulement des bouleversements dans la vie quotidienne de la ville, mais aussi la mort de ses citoyens les plus importants. Milestone a voulu établir des affinités entre le sexe et la violence et mettre en scène les manipulations sadiques d’une femme fatale.





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