
THE BIG HEAT (Règlement de compte) – Fritz Lang (1953) avec Glenn Ford, Gloria Grahame, Jocelyn Brando, Alexander Scourby, Lee Marvin, Jeanette Nolan
Au début des années 1940, Hollywood se met à la mode du film Noir issu des romans noirs américains des années 30. Psychanalyse et psychiatrie s’insinuent, désormais, au cœur des scénarii. Il est vrai que l’afflux de nombreux scénaristes, dramaturges et cinéastes d’Europe Centrale, ayant fui le nazisme, contribua au succès de cette veine. Fritz Lang, d’origine autrichienne, ne pouvait rester indifférent à ce phénomène. Ne fut-il pas l’un des premiers à se passionner pour ces domaines ? Dès 1922, il avait manifesté un intérêt évident (quoique critique) pour la psychanalyse puisque son Mabuse était docteur en cette spécialité. Et en 1931, avec M puis en 1932 avec le second Mabuse, psychiatre désormais, il se passionne d’autant plus pour la psychiatrie que l’Allemagne en ce temps-là est à l’avant-garde mondiale des recherches dans cette discipline. Il ne sera donc pas étonnant si son troisième film de guerre, Ministry of Fear (Espions sur la Tamise, 1944) commence dans un asile psychiatrique et mélange espionnage et folie. À la fin de la guerre, Lang n’éprouve donc aucune difficulté à s’insérer dans le nouveau trip hollywoodien : le film Noir. Cela commence par Woman in the window (La Femme au portrait), en 1944, et se terminera, cinq films plus tard – cinq films livrés au jeu de la subjectivité et de l’inconscient – par House by the River, en 1950, nec plus ultra de ce genre dont la vogue commence, désormais, à s’estomper. [Règlement de compte – Jean Douchet – Wild Side – 2014]

THE BIG HEAT (Règlement de compte) – Fritz Lang (1953) avec Glenn Ford, Gloria Grahame, Jocelyn Brando, Alexander Scourby, Lee Marvin, Jeanette Nolan. Photo : Fritz Lang (à gauche, de dos)
En 1952, Fritz Lang, avec Rancho Notorius (L’Ange des Maudits), permet de retravailler un de ses thèmes favoris, la vengeance, qui animait déjà le deuxième épisode des Nibelungen (1924) ou qui excitait la seconde partie de Fury. Thème justement qui deviendra aussi et encore le moteur de Big Heat (Règlement de comptes). Comme si l’idée de vengeance était pour lui l’une des phases inévitables qu’il lui faut traiter dans les rapports violents qu’entretiennent les individus et la société. Et ce rapport, redevient prioritaire. Donc, après Rancho Notorius , Fritz Lang éprouve le besoin de quitter l’étrangeté de l’univers subconscient pour affronter à nouveau un monde ancré dans le réel, celui des gens ordinaires et modestes. Se succèderont en 1952 Clash by Night (Le Démon s’éveille la nuit) qui se déroule dans le monde des pêcheurs et mareyeurs, des bateaux de pêche et d’usines à poissons ; en 1953, il tourne The Blue Gardenia (La Femme au Gardénia) qui s’intéresse au travail terne et lassant des opératrices de standard téléphonique, et Big Heat qui nous plonge à l’intérieur d’un modeste commissariat de police et suit l’enquête d’un simple inspecteur sur une affaire de corruption généralisée dans les hautes sphères de la cité, enquête qui provoque la mort de son épouse et une furieuse envie de vengeance. En 1954 suivra Human Desire (Désirs humains), remake de La Bête humaine de Jean Renoir, qui se passe dans le milieu des cheminots. Puis rupture thématique en 1955 avec Moonfleet qui développe un conte philosophique du 18ème siècle dans la tonalité d’une rêverie douce-amère, proche d’un pessimisme qui va se noircir radicalement, absolument dans les deux derniers films américains de notre cinéaste. Le jugement que se permet de porter notre réfugié politique sur le pays qui l’héberge perd toute indulgence. While the City Sleeps (La Cinquième Victime) (1956) révèle que l’idéal d’égalité prôné par la Constitution américaine masque en vérité un système qui s’appuie sur une concurrence impitoyable où chacun est prêt à tout pour réussir à obtenir la première place et dominer les autres. Et pis encore, Beyond a Reasonable Doubt (L’Invraisemblable Vérité, 1956) met en évidence comment ce pays feint de croire et surtout de faire croire que la lutte des classes n’existe pas. Les pauvres ne luttent pas contre les nantis. Ce sont ceux-ci qui les bernent en valorisant la noblesse des bons sentiments pour mieux leur interdire d’accéder à leur monde. Après ce film qui fut un grave échec, Lang quittera Hollywood et réalisera ses deux derniers films en Allemagne. [Règlement de compte – Jean Douchet – Wild Side – 2014]

THE BIG HEAT (Règlement de compte) – Fritz Lang (1953) avec Glenn Ford, Gloria Grahame, Jocelyn Brando, Alexander Scourby, Lee Marvin, Jeanette Nolan
Dans la première scène du film, on assiste au suicide de Duncan. C’est donc bien la mort qui, inexorablement, met le film en marche (extrait n°1). Elle lance l’action. Celle-ci manifeste aussitôt son objet : le conflit initial chez Fritz Lang qui se joue entre innocence et culpabilité. Une main pénètre dans le cadre, se saisit de l’arme, revient en arrière accompagnant le recul de la caméra, sort du cadre. Ne reste de visible que le bureau, le temps d’y entrevoir une enveloppe bien blanche sur laquelle est posée la plaque d’un officier de police. La caméra stoppe, reste immobile. Soudain, un coup de feu. Le haut d’un corps pénètre dans le cadre, s’affale, de dos, sur le bureau. Sa main tient toujours le revolver qui échoue directement sur l’enveloppe. Elle en souligne la présence, mieux, en désigne fortement l’importance.
Dans le deuxième plan, le cadre s’est élargi. Nous gardons toujours le torse du suicidé, en bas de l’écran, mais nous apercevons maintenant un bureau – saIon au fond duquel est accroché un escalier. Aussitôt, une femme – ce ne peut-être, évidemment, que l’épouse, Bertha Duncan, en chemise de nuit et bigoudis – le dévale et sa précipitation visualise comme la projection de notre propre impatience. Lang lui accorde cinq plans, juste le temps de couvrir et achever la séquence d’ouverture. Et en cinq plans relativement courts nous allons éliminer ce qui aurait dû, émotionnellement, être la vue des sanglots d’une veuve éplorée pour privilégier, révéler et mettre en branle l’efficacité d’une femme dure, cruelle, agressive métamorphosée en redoutable maître-chanteur. Bref nous rejetons la sensiblerie du mélodrame. Il faut que son comportement nous intrigue nous fascine, nous entraine, et nous permette de feindre que nous ne sommes pas consentants.

ON SET – THE BIG HEAT (Règlement de compte) – Fritz Lang (1953) avec Glenn Ford, Gloria Grahame, Jocelyn Brando, Alexander Scourby, Lee Marvin, Jeanette Nolan
Notre veuve a maintenant un document qui lui permet de menacer ou monnayer l’existence d’autres personnes et d’en tirer une rente des plus confortables. Si ces dernières payent, elles sont assurées de continuer, sans risque, leur trafic. Si elles refusent, tombera le châtiment. Donc, fin de la première scène qui avait commencé par un revolver et se termine par une arme plus efficace encore, voire redoutable : le téléphone, moyen idéal pour exercer le chantage. D’où l’importance et l’abondance de son utilisation dans The Big Heat. Sur lui, va s’achever le sixième plan de la première scène. Bertha Duncan serre fermement l’appareil. On note la façon dont elle se raidit en se redressant, tandis que la caméra, par un rapide travelling avant, relance l’action en venant capter un dialogue d’une rare sécheresse : Lagana – heure matinale – veuve. Aucun sentiment affectif. D’emblée, nous sommes dans le business, dans les affaires, aux USA. Car, la manœuvre de la veuve Duncan menace non seulement Lagana mais politiquement le système mafieux de corruption politique qui gangrène la ville et dont il est le maître. Le chantage est implacable. Il lui faut absolument trouver un arrangement avec elle. En deux mots : accepter le chantage et payer… [Règlement de compte – Jean Douchet – Wild Side – 2014]
Travelling latéral de la gauche vers la droite, il nous introduit à l’intérieur d’un bar, que l’on peut percevoir comme un lieu interlope (extrait n°2). La caméra s’arrête entre un gros barman visqueux et un jeune homme équivoque, style petite frappe, bref Larry. Une fois encore, Fritz Lang condense son récit au maximum. Grâce à un simple mouvement d’appareil, il nous a fait glisser de Katie (l’épouse de Bannion) à son futur assassin. Et ce déplacement de caméra permet à Bannion de venir s’installer au centre de l’écran entre les deux hommes. Il demande au barman où se trouve Lucy Chapman. Par un lent et lourd déplacement du torse le barman se tourne vers la caméra et désigne en regardant vers nous quelqu’un que nous ne voyons pas encore.
Puis nous découvrons une femme que l’on pourrait prendre pour une employée triste et lasse mais qui se tient au bar à la manière d’une entraîneuse : Lucy Chapman. D’emblée, Lang présente ce personnage de manière ambiguë selon le regard que l’on porte sur lui. On peut la regarder avec pitié et indulgence comme une femme d’un certain âge, encore attirante, qui aspire à se délivrer de son passé de prostituée, pour céder à l’illusion d’une vie d’épouse honorable ; ou porter sur elle un jugement sévère et rédhibitoire sur la possibilité qu’elle puisse réussir.

THE BIG HEAT (Règlement de compte) – Fritz Lang (1953) avec Glenn Ford, Gloria Grahame, Jocelyn Brando, Alexander Scourby, Lee Marvin, Jeanette Nolan
La discussion Bannion-Lucy remet en cause le témoignage de la veuve Duncan. Elle oblige professionnellement le policier à réinterroger cette dernière. Ce qui, selon la loi de causalité qu’impose rigoureusement Fritz Lang à son récit, entraîne dynamiquement la séquence qui suivra. Toutefois, avant de l’évoquer, relevons un détail qui touche autant le tout début que la toute fin de de cette scène, entre Bannion et Lucy. Il s’agit de la cabine téléphonique, bizarrement, anormalement installée à l’intérieur du bar, juste en bas de l’escalier. Dès l’entrée du sergent dans The Retreat, et pendant toute la discussion avec Lucy, Lang s’ingénie à ne pas la montrer, voire à l’escamoter. On ne la découvre, mais très nettement, que dans le mouvement qui accompagne la sortie de Bannion. Sa fonction, celle d’espionner la clientèle et d’informer Lagana et Vince, ne nous sera révélée que plus tard. Comme pour mettre en évidence que l’action ne se joue pas seulement à l’intérieur des scènes mais qu’elle se répercute, dans le même temps, au-dessus et au-delà. [Règlement de compte – Jean Douchet – Wild Side – 2014]

THE BIG HEAT (Règlement de compte) – Fritz Lang (1953) avec Glenn Ford, Gloria Grahame, Jocelyn Brando, Alexander Scourby, Lee Marvin, Jeanette Nolan
Loin d’effrayer le sergent Bannion, celui-ci, furieux qu’on s’introduise chez lui, dans leur vie privée, qu’on insulte sa femme, effraye sa fille et exerce des menaces macabres sur lui, réagit illico. Il va chez Lagana qui, en pleine mondanité, offre une grande soirée pour fêter l’entrée de sa fille dans la bonne société. Fritz Lang traite la scène en la distanciant (extrait n°3). Il demande à l’acteur, Glenn Ford, de se comporter dans une luxueuse demeure quasi aristocratique comme un vulgaire shérif qui investit un saloon. Il introduit une violence de western dont se réjouit le spectateur qui en connaît les codes et sait que seule une bonne bagarre finale fait triompher le droit et la loi.

THE BIG HEAT (Règlement de compte) – Fritz Lang (1953) avec Glenn Ford, Gloria Grahame, Jocelyn Brando, Alexander Scourby, Lee Marvin, Jeanette Nolan
Mais la séquence ne se contente pas de sa simple efficacité dramatique. Elle a d’autres choses à dire. Par le décor d’abord. Son caractère fastueux se manifeste dès l’entrée avec ces flics payés par l’argent public au service d’une cérémonie privée. Et nous aurons droit à l’étalage d’une richesse ostentatoire : la demeure châtelaine, très washingtonienne ; son heurtoir aristocratique qui, à lui seul, exige un gros plan ; son valet-chambellan qui ouvre cérémonieusement la porte sur le hall et que bouscule grossièrement Bannion ; le hall-entrée grand classe d’où l’on entrevoit, à gauche, la jeunesse dorée, qui se déhanche fougueusement sur du swing à la mode et enfin le vaste bureau-salon luxueux qui, à l’évidence, est au centre de l’univers de Lagana. On change radicalement de classe sociale. Tout respire le faste, l’ostentation du luxe qui cherche à se masquer derrière un certain bon goût, qu’affirme une multitude d’objets d’art, et que l’on feint de rendre naturel sous une apparente banalité. Tout est à l’opposé absolu de la vie familiale de Dave.

THE BIG HEAT (Règlement de compte) – Fritz Lang (1953) avec Glenn Ford, Gloria Grahame, Jocelyn Brando, Alexander Scourby, Lee Marvin, Jeanette Nolan
Cette scène révèle encore autre chose : elle inverse le rapport des deux hommes. C’est Lagana le méchant qui est agressé violemment chez lui et Bannion, l’homme de bien qui se comporte quasiment comme un assassin (entendre les dernières paroles qu’il adresse à son adversaire avant de quitter la pièce en désignant son garde du corps à terre : « Vous voulez prendre sa place ?».

THE BIG HEAT (Règlement de compte) – Fritz Lang (1953) avec Glenn Ford, Gloria Grahame, Jocelyn Brando, Alexander Scourby, Lee Marvin, Jeanette Nolan
On peut souligner également la dévotion quasi religieuse que notre «parrain» porte à sa «maman », ce qui psychanalytiquement pourrait conduire à suggérer ses véritables attirances sexuelles. Ce que n’est pas sans souligner le recours (et retour pour la seconde fois dans le film) à George, l’homme de main et (supposé) de lit de Lagana. Évidemment la saine virilité de Bannion a vite fait de ridiculiser celle d’apparat du jeune homme qui, en deux coups de poing, se retrouve allongé à terre. Lang consacre alors, par une superbe plongée écrasante, un plan rapproché à l’expression hagarde de son regard : d’abord désolé sur Lagana, auquel il vient de démontrer sa nullité comme garde de «corps» puis stupéfait sur Bannion, qui lui a fichu une raclée fulgurante. La mise en place et le déroulement des éléments qui signifient sans insistance ni ostentation la vérité de ce qui se passe et se joue réellement, font de cette séquence un modèle de mise en scène lisse quoique hautement concentrée de toutes les données que contient une situation. Bref du grand Lang. D’autant que son importance masquée vient de ce qu’il s’agira de l’unique face à face dans le film qui opposera directement les deux hommes.

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Cette scène ouvre le second film qui est maintenant proposé. Relevons une constante du cinéma de Firtz Lang. Tous ses films sont pensés en deux temps. Nous aurons d’abord une histoire qui se construit, puis à un moment nous la voyons se détruire ou pour le moins se déstructurer. Quand les films sont en deux épisodes comme les 2 premiers Mabuse, les Nibelungen ou Le Tigre du Bengale, la première époque bâtit, la seconde démolit. Il est intéressant, ici, de constater que cette opération s’effectue à l’intérieur de cette séquence

THE BIG HEAT (Règlement de compte) – Fritz Lang (1953) avec Glenn Ford, Gloria Grahame, Jocelyn Brando, Alexander Scourby, Lee Marvin, Jeanette Nolan
Ainsi cette scène sépare les deux histoires d’amour, celle entre Dave et Katie et celle qui ne se concrétisera pas entre Bannion et Debby. Elle est immédiatement visualisée par l’écriture. La première partie de la séquence est travaillée sur l’idée d’horizontalité, même si celle-ci s’adosse sur une légère oblique. Elle favorise ainsi l’impression de continuité entre les déplacements de va-et-vient gauche-droite et le dialogue. Elle sert de trait d’union à ce qui justement va manifester le bon et seul profil de l’union parfaite, le baiser. Dorénavant Nous passons sur un autre axe : le perpendiculaire qui favorise l’« avant-arrière» ou, cinématographiquement, ce que l’on appelle la profondeur de champ. Au moment du baiser nous sommes dans un parfait face-à-face, ou mieux dans un face-sur-face qui en effet occupe la même surface plane sur l’écran. Mais juste après la phrase, un bruit invite Dave et Katie à tourner leur regard vers nous, c’est-à-dire vers l’avant.

THE BIG HEAT (Règlement de compte) – Fritz Lang (1953) avec Glenn Ford, Gloria Grahame, Jocelyn Brando, Alexander Scourby, Lee Marvin, Jeanette Nolan
Pour Katie, qui vient de révéler dans cette première partie qu’elle est avant tout amoureuse de son mari, Joyce est un obstacle à son envie de rester seule avec Dave (scène n°4). Puisque Joyce ne parvient pas à dormir, Dave s’adresse à Katie en lui citant le livre : «D’après le livre tu dois l’accompagner au lit avec douceur et fermeté », Mais celle-ci, en aucun cas, ne veut renoncer à sa sortie avec lui. Elle va chercher la baby-sitter pour garder leur fille pendant leur escapade au cinéma. Par la même occasion elle fait comprendre à Dave qu’elle n’agrée pas à sa proposition de rester à la maison et surtout à ce qu’elle sous-entend. Donc Katie confie à Dave le soin de mener Joyce au lit. Elle franchit allègrement la perpendiculaire pour quitter l’écran par la grande porte, celle qui s’ouvre devant elle, c’est-à-dire la nôtre. Exit Katie, même si elle fera un rapide retour en scène, habillée, au bord d’une porte pour quémander les clés de la voiture qui l’éliminera de l’histoire.

THE BIG HEAT (Règlement de compte) – Fritz Lang (1953) avec Glenn Ford, Gloria Grahame, Jocelyn Brando, Alexander Scourby, Lee Marvin, Jeanette Nolan
Dave porte joyeusement la fillette dans ses bras. La caméra glisse avec eux comme pour souligner le caractère affectueux de leur déplacement. Tout d’apparence est innocent. Donc, quelque part coupable. Et même fortement coupable, voire le plan suivant, d’une implacable fixité, qui crée une forte impression de rupture. Il casse le cadre dans le cadre. On revient à l’axe perpendiculaire qui accentue violemment, par l’éclairage, la fragmentation géométrique de l’horizontalité qui découpe le fond de l’écran. Celui-ci, très lumineux, est cerné à droite et à gauche par deux pans de mur d’une totale obscurité. On aperçoit à l’extrême droite un bout de mur légèrement lumineux qui permet de préciser la vision perpendiculaire qui explicite le lieu.

THE BIG HEAT (Règlement de compte) – Fritz Lang (1953) avec Glenn Ford, Gloria Grahame, Jocelyn Brando, Alexander Scourby, Lee Marvin, Jeanette Nolan
Le père peut maintenant coucher l’enfant dans le lit. En toute innocence, cela va de soi. On en reste aux «petits petons des petits chatons ». Jusqu’à ce que la vérité explose. Sauf que cette vérité sera révélée non par le vrai mais par le faux. Explication. Nous retrouvons Dave s’escrimant à ouvrir la porte de l’auto – cette voiture que nous lui avons vue ranger au même endroit dans une scène précédente – juste après l’explosion et y parvenir enfin. Katie lui tombe dans les bras. Il l’extraie de la voiture. Morte, certes, mais absolument indemne. Pour la seule fois du film, Lang triche. Il est évident que la violence de l’explosion aurait dû meurtrir, voire mettre en bouillie, le corps de Katie. Or notre cinéaste préfère lui garder le statut qu’il lui a dressé depuis le début du film : celui d’une image parfaite, idéale, sans défaut. Car à partir de maintenant une autre représentation féminine doit venir prendre sa place : celle de Debby, la femme qui, pour reprendre l’expression, «porte son sexe sur le visage », C’est à elle que reviendra l’obligation d’exhiber sa chair à vif.

THE BIG HEAT (Règlement de compte) – Fritz Lang (1953) avec Glenn Ford, Gloria Grahame, Jocelyn Brando, Alexander Scourby, Lee Marvin, Jeanette Nolan
Exit Katie. Faisons place à Debby. Il faudra encore deux séquences pour relier la fillette à la girl de la pègre. La première avec Higgins, le politicien corrompu. On y voit Bannion, le regard noir, fixe, «langien», se changer de policier en justicier. La seconde dans la maison du « bonheur» désormais vide à l’exception du landau à poupée de Joyce, permet à la misanthropie de Dave de manifester non seulement le refus mais sa haine des autres, tous les autres. [Règlement de compte – Jean Douchet – Wild Side – 2014]

THE BIG HEAT (Règlement de compte) – Fritz Lang (1953) avec Glenn Ford, Gloria Grahame, Jocelyn Brando, Alexander Scourby, Lee Marvin, Jeanette Nolan
L’histoire
L’officier de police Thomas Duncan se suicide. Sa veuve, Bertha (Jeanette Nolan), s’empare d’une lettre de la victime destinée au procureur, et téléphone au puissant gangster Mike Lagana (Alexander Scourby). Le sergent Dave Bannion (Glenn Ford ) mène l’enquête. Lucy Chapman (Dorothy Green) lui apprend que Duncan voulait divorcer. On retrouve peu de temps après le corps torturé de Lucy. Bannion soupçonne Lagana d’avoir fait éliminer Lucy. Le jugeant gênant Lagana décide de se débarrasser de Bannion, mais c’est la femme de celui-ci. Katie (Jocelyn Brando) qui trouve la mort dans l’explosion de sa voiture. Bannion démissionne de la police, accusant ses supérieurs de prendre leurs ordres de Lagana. Vince Stone (Lee Marvin), le bras droit de Lagana, ébouillante avec du café brûlant sa maîtresse, Debby Marsh (Gloria Grahame), à laquelle il reprochait d’avoir vu Bannion. Lagana conseille à Stone de faire enlever la fille de Bannion, Joyce. Debby se rend chez Bertha Duncan, la veuve du policier, et l’abat de trois balles de revolver. À son tour elle ébouillante Vince lorsqu’il rentre dans son appartement. Fou de douleur, Vince ouvre le feu sur Debby qu’il blesse mortellement. Bannion arrive, arrête Vince après un furieux combat et le livre à la police. La publication de la lettre de Duncan provoque l’arrestation de Lagana et du commissaire Higgins (Howard Wendell). Dave Bannion réintègre son poste à la brigade criminelle. [Le Film Noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]
Les extraits
Comme Asphalt Jungle (Quand la ville dort) de John Huston, The Big Heat décrit l’écroulement d’un univers jusque-là parfaitement organisé. D’un côté, la police, soit intègre, soit corrompue – le commissaire Higgins joue aux cartes avec Vince Stone, le bras droit du gangster Lagana. De l’autre, le monde de la pègre, avec ses tueurs, ses entraîneuses, et également son grand patron, Mike Lagana, dont le bureau respire le luxe. Le suicide de l’officier de police Duncan va brusquement dérégler le mécanisme. Un policier qui se suicide, c’est curieux, inhabituel. Les premiers plans du film montrent une main d’homme qui prend un petit automatique et va s’en servir. Le drame est désormais en route et Lang joue volontairement sur la symétrie inverse de ces deux univers. A la séquence où Bannion fait irruption dans le cadre familial de Lagana, correspond celle – plus tragique – de la mort de Katie dans l’explosion de sa voiture. Plusieurs fois, les scènes se répondent les unes aux autres : Vince ébouillante Debby qui lui fera subir le même sort par la suite. Vince et ses amis jouent aux cartes comme le feront plus tard ceux qui veillent sur la jeune Joyce Bannion. Mike Lagana, dont le bureau est orné d’un grand portrait de sa mère récemment décédée – «A great old lady» – et qui désapprouve le langage ordurier que ses hommes risquent d’employer devant lui, commandite sans la moindre hésitation enlèvements et exécutions. [Le Film Noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]

THE BIG HEAT (Règlement de compte) – Fritz Lang (1953) avec Glenn Ford, Gloria Grahame, Jocelyn Brando, Alexander Scourby, Lee Marvin, Jeanette Nolan
Ouvrons juste une parenthèse sur celle qui incarne Debby : Gloria Grahame. Comédienne un peu dilettante, elle n’a pas mené la carrière que sa personnalité singulière promettait. Ce qui n’a pas l’empêchée de tourner avec de grands cinéastes tels que Capra, Sternberg, Nicholas Ray (dont elle fut l’épouse), Minneli, et de nouveaux Fritz Lang pour Human Desire (1954) qui succéda à The Big heat, avec le même partenaire Glenn Ford. Mais c’est son interprétation de Debby qui la rend inoubliable pour tout cinéphile authentique. Sensuelle, provocante, le regard malicieux et jamais dupe, son personnage, comme le remarque Bernard Eisenschitz (auteur d’une œuvre nommée : Fritz Lang au travail) à l’inverse des femmes fatales qu’affectionnait le Film Noir est : « l’un des plus complexes que le cinéaste ait crée… Une femme s’impose dans le récit. Son ironie en fait un facteur de résistance dès qu’elle repère les rapports de force entre les hommes. Si elle a le double visage des héroïnes langiennes – dédoublé par les miroirs, divisé par son pansement – sa duplicité n’a rien de métaphysique. Elle énumère tranquillement les raisons matérielles pour lesquelles elle se laisse entretenir par un gangster. »
Toutefois, les rapports de travail entre Lang et son interprète furent loin d’être harmonieux. « Lang n’a eu que du mal à dire de Gloria Grahame, incapable selon lui, de faire la même chose dans deux prises différentes ». Ce n’est pas la première fois qu’un tel cas d’école se produit sur un plateau de tournage. Evoquons pour mémoire la haine qu’Hitchcock a manifestée envers Kim Novak dans Vertigo (1958). Il la trouvait trop vulgaire, l’accusait de « porter son sexe sur le visage »
Le rapport Lang-Grahame, fut moindre et autre. D’un côté un maniaque, de l’autre une spontanée imprévisible. Pour l’un une multitude de détails pour faire exister Debby, pour l’autre une sensualité et une joie de vivre. In fine, de cette contradiction-opposition naîtra le plus beau personnage féminin du cinéma de Lang. [Règlement de compte – Jean Douchet – Wild Side – 2014]

THE BIG HEAT (Règlement de compte) – Fritz Lang (1953) avec Glenn Ford, Gloria Grahame, Jocelyn Brando, Alexander Scourby, Lee Marvin, Jeanette Nolan
De tous les films de Fritz Lang, c’est sans doute celui dans lequel les hommes occupent les places prépondérantes, les femmes disparaissant les unes après les autres, brisées et assassinées. Lucy Chapman est torturée et abattue par le gang de Lagana. Katie Bannion meurt brûlée vive dans l’explosion de la voiture piégée. Bertha Duncan est ruée par Debby et cette dernière, dont le visage porte les marques du café brûlant que lui a jeté à la face Vince, est, elle aussi, abattue. En dehors de ces quatre femmes, toutes mortes dans des conditions violentes, on ne trouve guère que l’entraîneuse Doris, dont Vince brûle la main avec une cigarette, et Selma Parker, la vieille secrétaire infirme qui renseigne Bannion. [Le Film Noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]

THE BIG HEAT (Règlement de compte) – Fritz Lang (1953) avec Glenn Ford, Gloria Grahame, Jocelyn Brando, Alexander Scourby, Lee Marvin, Jeanette Nolan
Tourné alors même qu’Hollywood cherche à combattre la télévision par des procédés techniques plus ou moins spectaculaires (Cinémascope, relief, etc.), The Big Heat est ainsi défini par Fritz Lang : « Pas d’écran large, mais une histoire intense et dramatique sur des ennemis publics d’aujourd’hui. Comme toujours, c’est l’histoire et le style qui font qu’un film est bon ou non, et pas le procédé technique. » Mais Lang ne se contente pas d’opposer hâtivement les bons aux méchants. La manière dont Bannion commence à étrangler Larry Gordon pour le faire parler, puis la violence avec laquelle il menace d’étrangler Bertha Duncan, le rendent presque semblable aux hommes qu’il combat, comme s’il n’y avait qu’une différence plus faible qu’on ne peut le croire entre le bien et le mal. Brûlant les unes, ébouillantant les autres, Vince Stone est un véritable sadique, mais Bannion, dégoûté par la corruption de certains de ses supérieurs, est prêt à rendre lui-même sa propre justice, se comportant soudain comme un véritable ange exterminateur. Le titre original est une référence directe à la chaise électrique qui attend – Bannion le dit lui-même au cours du film – les gangsters qui ont enfreint la loi. [Le Film Noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]

THE BIG HEAT (Règlement de compte) – Fritz Lang (1953) avec Glenn Ford, Gloria Grahame, Jocelyn Brando, Alexander Scourby, Lee Marvin, Jeanette Nolan
Debby Marsh va voir Bertha Duncan et lui avoue (les deux femmes portent alors un vison) : « Nous sommes sœurs en vison», avant de l’abattre quelques minutes plus tard, décidée, elle aussi, à appliquer une justice irréversible et opposée à la loi et à l’ordre. Mourante, la même Debby masquera sa joue brûlée par son vison, voulant tenter une dernière fois de cacher ce qui la ronge moralement et physiquement. Taillé à coups de serpe, superbement écrit et dialogué par Sydney Boehm, The Big Heat était, paraît-il, le film préféré de la période américaine de Fritz Lang. L’auteur de Fury y décrivait la lutte implacable entre le bien et le mal et les zones d’ombre qui pouvaient apparaître entre ces cieux situations opposées. « Au fond de nous-mêmes, chacun espère profondément que le bien l’emportera sur le mal », constatait Lang après le tournage de ce film fulgurant. [Le Film Noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]
Catégories :Le Film Noir
pur chef d’oeuvre du film noir
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