Un inspecteur de police est contraint de prendre sa retraite prématurément parce qu’il souffre d’une peur panique du vide. Il rencontre une très belle femme possédée par un mal étrange, qui l’entraîne dans un monde cauchemardesque. Après l’avoir assisté, impuissant, à sa mort, il sombre dans la folle tentation de la réincarner. Pour de nombreux cinéphiles, Vertigo (Sueurs froides) est le meilleur film d’Hitchcock, et même l’un des meilleurs jamais tournés. Pourtant, lors de sa sortie, sa qualité de chef-d’œuvre ne fut pas tout de suite reconnue par le public et la critique. Bien qu’il soit centré sur un meurtre, ce n’est pas à proprement parler un film policier mais, selon les mots de son auteur, « une histoire d’amour au climat étrange ».

L’ex-policier Scottie Ferguson (James Stewart) accepte de surveiller la femme d’un ami qu’il n’a pas vu depuis longtemps, Gavin Elster (Tom Helmore). Madeleine Elster (Kim Novak), l’épouse, semble déséquilibrée. Scottie tombe amoureux d’elle, mais il s’avère incapable d’empêcher son suicide, à cause du vertige dont il souffre. Profondément choqué, il est soutenu par son amie Midge (Barbara Bel Geddes). Et bientôt, il rencontre Judy Barton (Kim Novak), qui ressemble beaucoup à la disparue…

Hitchcock a mêlé à cette trame narrative troubles psychologiques et obsessions, dans une atmosphère irréelle, créant un sentiment de malaise très éloigné des conventions hollywoodiennes des années 1950. Le meurtrier n’est pas puni, le héros est moralement détruit, et le personnage féminin meurt deux fois.

Influence française
À cette époque, Hitchcock était influencé par le cinéma français. Il était tombé sous le charme du film Les Diaboliques (1955) de H. G. Clouzot, un thriller à suspense dans lequel la victime d’un meurtre semble ressusciter. Cette œuvre était inspirée d’un roman de Boileau-Narcejac, qui publia un autre récit de la même veine : D’entre les morts.
En 1955, la Paramount racheta les droits de ce roman spécialement pour Hitchcock, et Maxwell Anderson, scénariste du film The Wrong Man (Le Faux Coupable), en fit une première adaptation l’année suivante. Une partie de ce travail subsiste dans la structure définitive du film.

Alec Coppel, un auteur d’origine anglaise qui avait participé à To Catch a Thief (La Main au collet) (sans figurer au générique), fut chargé de reprendre le scénario à l’automne 1956. Afin de mieux capter le style français, Hitchcock organisa plusieurs projections des Diaboliques pour Coppel et d’autres membres de l’équipe. Le tournage fut dans un premier temps fixé au mors de décembre 1956.

Reports successifs
C’est alors que les contretemps commencèrent à se succéder, donnant l’impression que le sort s’acharnait sur le projet. James Stewart était retenu depuis le début pour le rôle du héros masculin, mais sa femme, Gloria, voulait qu’il ralentisse. Le premier tour de manivelle fut alors reporté au début de 1957. À ce stade, Coppel, qui excellait dans la construction des intrigues, avait mis en place les principaux personnages. Il avait ébauché les dialogues et terminé plusieurs scènes-clés, notamment celle de l’enquête.Il fut alors appelé pour d’autres travaux, et un troisième scénariste, l’auteur dramatique Sam Taylor, fut engagé.

En janvier 1957, Hitchcock fut hospitalisé pour une hernie. Des complications intervinrent, retardant encore le travail. Le réalisateur passa le plus clair de sa convalescence à travailler sur le scénario avec Taylor, qui introduisit, fort intelligemment, le personnage de Midge pour donner à Scottie un ancrage dans la normalité. Mais en mars, Hitchcock dut à nouveau être hospitalisé en urgence, cette fois pour des calculs biliaires. Il ne reprit le chantier de Vertigo qu’en avril. Une nouvelle date de tournage fut fixée. Cependant, Vera Miles, engagée pour le premier rôle féminin, se retrouva enceinte et se retira. Hitchcock, qui la trouvait parfaite, fut très déçu. De son côté, la Paramount insista pour faire appel à une star reconnue… dont le choix imposa un délai supplémentaire.
Lew Wasserman, ami et agent d’Hitchcock, et James Stewart suggérèrent tous les deux Kim Novak, ancien mannequin qui avait encore peu tourné, mais se trouvait néanmoins au sommet du box-office. Elle était alors sous contrat avec la Columbia, mais Hitchcock put travailler avec elle en échange d’une participation de James Stewart pour tourner, avec elle, Bell, Book and Candle (L’Adorable Voisine, 1958), de Richard Quine. Taylor et Hitchock continuaient à peaufiner le scénario, qui fut prêt en mai. On fixa le début du tournage pour le mois de juin. Mais cette nouvelle date dut à son tour être abandonnée, car Novak refusait de commencer à tourner à la suite d’un différend avec Harry Cohn, le patron de la Columbia…

Le problème Kim
Hitchcock rencontra quelques difficultés avec son actrice, qui avait ses propres idées sur l’interprétation de son rôle double. En outre, manquant un peu de métier, elle avait tendance à en faire trop. À 24 ans, bien que n° 1 au box-office, elle ne tournait pour le cinéma que depuis quatre ans. C’est pourtant indéniablement avec Vertigo qu’elle réussit sa meilleure prestation. En outre, Kim Novak voulait donner son avis sur ses tenues pendant le tournage, alors qu’Hitchcock, selon son habitude, entendait choisir lui-même ses vêtements, afin d’obtenir une harmonie des couleurs dans chaque plan, mais aussi pour exprimer des émotions ou mettre en parallèle des éléments-clés du film.

Le réalisateur se servit habilement des couleurs : le visage de Madeleine dans le restaurant Ernie’s baigne dans une lumière rouge : la lumière verte de la métamorphose finale de Judy en Madeleine suggère avec habileté une dimension surnaturelle. Pour cette dernière scène, Hitchcock utilisa des filtres à brouillard afin de souligner le caractère fantomatique de Madeleine ressuscitée. Les costumes de couleur verte, créés par Edith Head, symbolisent la mort.

Tout est prêt
Après cette cascade de retards, le tournage commença le 30 septembre 1957 par seize jours d’extérieurs, à San Francisco – avec les doublures de James Stewart et de Kim Novak pour les prises à distance. Hitchcock avait depuis longtemps choisi la ville et effectué les repérages. Le cadre de ses films a toujours eu beaucoup d’importance, mais, dans Vertigo, la présence de San Francisco est si forte que la ville peut être considérée comme un personnage.

Les rues pentues et les vues de la baie forment l’amère-plan lors de la filature de Madeleine par Scottie, et beaucoup de scènes se déroulent dans des sites historiques : Old Fort Point, sous le Golden Gate Bridge, pour la première tentative de suicide de la jeune femme ; le Palais de la Légion d’honneur pour le portrait de Carlotta ; la mission espagnole, où se trouve sa tombe, l’un des plus anciens bâtiments de la ville, la forêt de séquoias où Scottie entraîne Madeleine, et qui n’est autre que Big Basin, près de San Francisco Bay.

Les heureux temps d’insouciance de la ville au XIXe siècle, évoqués par Pop Liebel, le propriétaire de la librairie, exercent une fascination sur Madeleine. Les nombreux retards successifs eurent au moins une conséquence heureuse : le scénario avait été parfaitement travaillé, poli, et il n’y avait plus rien, ou presque, à décider sur le plateau. Hitchcock, cette fois, eut tout le temps nécessaire pour pousser sa méticuleuse préparation. C’est ainsi qu’il embaucha un photographe pour trouver des inspecteurs de police de San Francisco en retraite et les photographier dans leur milieu et dans leur appartement.

De même, les intérieurs des lieux emblématiques de San Francisco, le restaurant Ernie’s, la boutique de fleurs Podesta Baldocchi et la maison de haute couture Ransohoffs ont pu être recréés minutieusement en studio. Les prises de vue en extérieur furent suivies par un tournage de deux mois dans les locaux de la Paramount. Sur le plateau régnait une atmosphère tendue qui affecta même James Stewart, pourtant d’ordinaire très détendu – l’acteur logeait chez les Hitchcock, à Santa Cruz.

Le temps de tournage prévu fut dépassé de trois semaines, ce qui entraîna inévitablement un dépassement du budget prévu initialement. Selon l’ouvrage de Dan Auiler sur la réalisation du film, une partie fut absorbée par les nouvelles prises des scènes impliquant Midge. Barbara Bel Geddes ayant du mal à trouver le ton souhaité par Hitchcock.

La scène où Madeleine s’éveille dans l’appartement de Scottie et lui parle pour la première fois a également posé divers problèmes. Longue de onze pages dans le scénario, elle comportait beaucoup de dialogues et de nombreux mouvements, tant pour les acteurs que pour la caméra, impliquant des difficultés tenant au rythme et à la direction du regard des deux interprètes. Il fallut en faire de multiples prises, pendant plusieurs jours, avant qu’Hitchcock se déclare satisfait. La dernière scène importante, celle qui ouvre le film, avec Scottie suspendu à une gouttière par le bout des doigts, ne fut terminée que le 18 décembre. Quant à l’apparition d’Hitchcock elle fut tournée le jour suivant.
La préparation avait été si minutieuse que le monteur, George Tomasini, n’eut presque rien à faire au moment du montage. Vertigo compte fort peu de ces coupes rapides considérées comme typiques d’Hitchcock, celui-ci ayant délibérément choisi de donner un rythme lent à son histoire racontée « du point de vue d’un homme en crise émotionnelle »

La scène 151
En octobre et novembre 1957, on tourna ce que Dan Auiler appelle « la fameuse scène 151 » : la première conversation entre Scottie et Madeleine dans l’appartement du garçon, après la tentative de suicide de la jeune femme dans la baie. Les onze pages de scénario commençaient par un lent panoramique partant de Scottie, assis sur le sofa, jusqu’à sa chambre à coucher, où l’on aperçoit Madeleine qui remue, nue sous les couvertures. Auiler écrit : « Au passage, nous voyons les vêtements de Madeleine qui sèchent dans la cuisine. La caméra s’arrête devant la chambre, par la porte ouverte, nous voyons Madeleine endormie et nous l’entendons murmurer quelque chose. »
La mise en scène exigeait de subtils ajustements du travail de caméra, et le dialogue était abondant. Hitchcock visionna les rushes, puis refit la scène à plusieurs reprises. Les marques, le jeu, l’éclairage, les mouvements de caméra – tout devait être amélioré. «Presque tout le dépassement de temps est à mettre sur le compte de cette scène obsessionnelle», selon Auiler.

Ultimes choix
La postproductron ne fut pas plus sereine. Hitchcock était préoccupé par la santé de sa femme, Alma, qui souffrait d’un cancer et dut subir un traitement par radiations dès le début de 1958. Quelques scènes furent abandonnées, de même qu’une sonorisation enregistrée pour les scènes où Scottie suit Madeleine, au profit de la bande-son, très réussie, de Bernard Herrmann.

Effets spéciaux : le clocher
Dans Vertigo, Hitchcock a conjugué son goût pour les sites inhabituels et l’attrait qu’exerçaient sur lui les défis techniques pour créer l’un de ses effets spéciaux les plus célèbres : la sensation de vertige qui submerge Scottie pendant qu’il poursuit Madeleine dans le clocher. Le réalisateur a retenu la mission espagnole restaurée à San Juan Bautista pour son pittoresque.

Les prises de vue réalisées depuis l’escalier du clocher, du point de vue de Scottie alors qu’il poursuit Madeleine, sont particulièrement belles et efficaces. Cette sensation de vertige et de brusque éloignement intéressait depuis longtemps Hitchcock, qui voulait trouver un moyen de la reproduire au cinéma. Il racontait à ce propos qu’un jour, à Londres, dans les années 1930, il avait été tellement ivre qu’il avait eu « la sensation que toutes choses s’écartaient très loin (de lui) ». Hitchcock comprit qu’il était possible d’obtenir l’effet recherché en zoomant avec l’objectif, tout en maintenant le point sur le centre de l’image et en reculant très vite la caméra elle-même. L’œil’ est attiré vers le centre, qui reste net alors que les côtés sont en plein mouvement de fuite. Comme le coût d’un escalier grandeur réelle, avec une grue pour la caméra, était estimé à 50 000 dollars, Hitchcock en commanda un modèle réduit (à l’échelle 1/2) et le fit coucher sur le flanc pour faciliter les prises. Le coût atteignit tout de même la somme de 19 000 dollars !

Le fameux flash-back
En postproduction, Hitchcock eut des doutes à propos de la scène de flashback dans laquelle Judy révèle le scénario du meurtre. Elle avait été introduite par Taylor pour mieux faire comprendre les explications qui, autrement, auraient pu paraître noyées et échapper au spectateur, rendant l’ensemble de l’histoire trop confus. Peu de temps avant la sortie du film, Hitchcock décida de supprimer toute la scène du flash-back. Des centaines de copies furent réalisées avec la coupure. La Paramount et le producteur associé, Herbert Coleman, exercèrent des pressions, car ils n’étaient pas d’accord avec ce choix. Hitchcock réintroduisit finalement la scène à sa place pour la sortie officielle du film en mai 1958, peut-être après avoir pris conseil auprès d’Alma. En effet le réalisateur a toujours fait grand cas de l’avis de sa femme.

« Comme vous le savez, il y a deux parties dans cette histoire, La première partie va jusqu’à la mort de Madeleine, sa chute depuis le haut du clocher, et la seconde commence lorsque le héros rencontre la fille brube, Judy, qui ressemble à Madeleine. Dans le livre, au début de la deuxième partie, le héros rencontre Judy et il l’oblige à ressembler davantage à Madeleine. C’est seulement à la fin que l’on apprend, en même temps que lui, qu’il s’agissait d’une même femme. C’est une surprise finale. Dans le film, j’ai procédé autrement. Quand la deuxième partie commence, lorsque Stewart a rencontré la fille brune, j’ai décidé de dévoiler tout de suite la vérité, mais seulement pour le spectateur : Judy n’est pas une fille qui ressemble à Madeleine, c’est Madeleine elle-même. Autour de moi, tout le monde était hostile à ce changement, car on pensait que cette révélation ne devait venir qu’en fin de film. Je me suis imaginé que j’étais un petit garçon assis sur les genoux de sa mère qui lui raconte une histoire. Quand la maman s’arrête de raconter, l’enfant demande invariablement: « Maman, qu’est-ce qui arrive après ? » J’ai trouvé que, dans la deuxième partie du roman de Boileau et Narcejac lorsque le type a rencontré la brune, tout se passe comme si rien n’arrivait après. Avec ma solution, le petit garçon sait que Madeleine et Judy ne sont qu’une même et unique femme et maintenant il demande à sa mère « Et alors, James Stewart ne le sait pas? – Non. » » Alfred Hitchcock – [HITCHCOCK / TRUFFAUT Editions Ramsay]

Baiser vertigineux
La célèbre scène du « baiser circulaire » n’était pas au programmé avant le 16 décembre 1957. C’est la scène qui, presque à la fin, suit le moment où Judy émerge de la salle de bains, habillée et coiffée exactement comme Madeleine, ainsi que Scottie le lui a demandé. Au cimetière, dans son tailleur gris, Madeleine était baignée dans une lumière verte ; et maintenant, Judy transfigurée est elle aussi baignée dans un éclairage vert, émanant de l’enseigne au néon de l’hôtel devant sa fenêtre, la même lumière « fantomatique » dont Hitchcock se souvenait quand il allait, enfant, au théâtre.

La voyant finalement transformée en Madeleine, Scottie étreint Judy, l’embrasse avec ferveur, libérant ses souvenirs. Les gros plans (Hitchcock les appelait big head, « grosse tête ») emplissent l’écran tandis que la caméra semble tourner autour du couple (en fait c’est le décor qui tourne). Scottie est transporté dans le passé, se retrouve dans la grange où il avait embrassé Madeleine avant qu’elle ne s’échappe et (apparemment) saute du haut du clocher. Quand la caméra (et la scène tournante) termine son mouvement circulaire il est de retour dans la chambre de Judy.

La scène était difficile à filmer, car les acteurs devaient s’embrasser sous un certain angle tandis que la caméra circulait très près d’eux ; ils devaient s’incliner ensemble de façon à pouvoir finalement sortir du champ. A la seconde prise, Stewart glissa et tomba. Le tournage fut interrompu pendant une heure pour lui permettre de consulter le médecin du studio. Quand il revint, ce plan déchirant, d’une grande beauté romantique – l’un des plus beaux de l’œuvre de Hitchcock – fut finalement terminé à la fin de la journée.

Spirale infernale
Il a parfois été indiqué que pour augmenter la différence entre Madeleine et Judy, et pour provoquer insidieusement une véritable gêne chez le spectateur, Hitchcock avait filmé Kim Novak en privilégiant son profil gauche lorsqu’elle jouait le rôle de Judy et, inversement, son profil droit alors qu’elle interprétait Madeleine. Cette idée – très séduisante – n’est pas du tout évidente à la vision du film… Dès le début, pourtant, Hitchcock choisit de jouer sur le thème du vertige, du gouffre et de la spirale. Le générique commence avec la vue du visage d’une femme, inquiète. Une spirale en mouvement part de l’iris de l’œil, et le titre Vertigo s’inscrit alors. La première scène révèle brusquement les raisons de l’acrophobie dont sera dès lors victime Scottie Ferguson, une peur panique, aussi intense que celle de Gregory Peck dans Spellbound (La Maison du docteur Edwardes), qui sert de filigrane à toute l’intrigue et réussit à la rendre parfaitement crédible. De même que Ray Milland rencontrait un de ses anciens camarades de classe dans Dial M for Murder (Le Crime était presque parfait) pour l’utiliser à l’occasion d’une machination criminelle, de même Gavin Elster fait appel à Scottie afin de se servir de lui à son insu en vue d’un crime qu’il prépare, comme si les camarades de classe ne pouvaient servir qu’à cela … Une nouvelle fois, Hitchcock met en scène un personnage (Elster) qui lui-même met en scène des situations (les relations entre Scottie et Madeleine), établissant des liens fictifs entre une tombe, un tableau et un personnage (Carlotta). Sans le savoir, Scottie est désormais prisonnier d’un tourbillon qui le précipite inexorablement vers le dénouement imaginé par son ancien camarade. Ce dernier était persuadé – avec raison – que Scottie serait incapable de monter en haut du clocher, et donc ne pourrait se rendre compte de la substitution des corps qu’il envisageait de commettre.

La mort de Madeleine, dont la coiffure elle-même était une référence au motif de la spirale, contribue naturellement à augmenter les angoisses de Scottie, comme en témoigne son cauchemar. La dernière partie – celle qui fait intervenir Judy – pousse l’intrigue à son ambiguïté maximale. Au lieu de fuir cette femme (Judy) qui ressemble tant à la femme qu’il a aimée (Madeleine), Scottie s’attache avec une fascination masochiste à faire ressembler la seconde à la première, comme si, au fond de lui-même, il était persuadé que le moment où les deux femmes seraient identiques serait un choc inévitable. De même, Judy, au lieu de fuir cet homme qui la connaît, se laisse faire. Les deux personnages se plaisent à jouer avec le feu, comme s’ils savaient l’un et l’autre qu’il leur serait impossible d’échapper à la vérité…

« Tous les efforts de James Stewart pour recréer la femme, cinématographiquement, sont montrés comme s’il cherchait à la déshabiller au lieu de la vêtir. Et la scène que je ressentais le plus c’est lorsque la fille est revenue après s’être fait teindre en blond. James Stewart n’est pas complètement satisfait parce qu’elle n’a pas relevé ses cheveux en chignon. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’elle est presque nue devant lui mais se refuse encore à enlever sa petite culotte. Alors James Stewart se montre suppliant, et elle dit : « D’accord, ça va » et elle retourne dans la salle de bains. James Stewart attend. Il attend qu’elle revienne nue cette fois, prête pour l’amour. » Alfred Hitchcock – [HITCHCOCK / TRUFFAUT Editions Ramsay]

À l’image d’Hitchcock modelant Kim Novak, Scottie transforme Judy en Madeleine. La découverte du collier ne semble en fait même pas surprendre Scottie, comme si, depuis longtemps, il avait en réalité compris la vérité et joué jusqu’au bout un jeu destructeur et masochiste qui se terminera au sommet du clocher avec l’apparition soudaine d’une religieuse – symbole du destin et de la justice divine – qui provoquera la chute de la jeune femme dans le vide, une chute dont Scottie avait cru qu’elle avait été la victime plusieurs mois auparavant. [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière -2004]

Une fin incertaine
Le dénouement de Vertigo ne respecte pas les normes du thriller classique. On abandonne Scottie alors qu’il scrute le vide depuis le clocher : il a surmonté son vertige, mais, dans la pénombre, il est impossible de distinguer l’expression de son visage. Le public est laissé dans l’ignorance du devenir du personnage. Va-t-il sauter pour rejoindre sa bien-aimée ? Gavin Elster a-t-il réussi un crime parfait d’une extrême complexité ? Ces questions trouvaient une réponse dans une autre fin, tournée puis rejetée par Hitchcock après la projection des essais.

Une convention interdisant de suggérer que le crime paie, le réalisateur avait tourné une scène finale dans l’appartement de Midge, où celle-ci écoutait à la radio la nouvelle de la capture d’Elster. Elle tournait le bouton lorsque Scottie entrait et tendait un verre à son ami qui se dirigeait vers une fenêtre pour scruter la nuit. Cette fin fut rejetée parce qu’elle affaiblissait l’impact du dénouement et qu’elle laissait entendre que ce récit, après tout, n’était qu’une simple affaire de meurtre et non la relation d’un cas psychologique aux multiples strates. Cette scène d' »explication », invisible dans les copies régulièrement visionnées, possède évidemment moins de force que celle, habituelle, qui se termine par la phrase prononcée par la religieuse – « God have mercy » – et par la vue de Scottie au bord du vide…
Malgré des critiques inégales aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, le film fut immédiatement reconnu comme un chef-d’oeuvre en France. Par la suite, sa réputation ne fit que grandir partout dans le monde. Désormais Vertigo est presque toujours cité par les critiques dans leur liste des dix meilleurs films et, en 2002, il a fini second, derrière Citizen Kane, dans un grand sondage organisé par une revue britannique.











L’histoire et les extraits
La chute d’un flic : Deux policiers poursuivent un homme sur les toits. Scottie Ferguson glisse et se retient à une gouttière. En tentant de le sauver, un agent tombe et se tue.
Chez Midge : Scottie bavarde avec Midge, sa vieille amie. Il lui annonce qu’il quitte la police à cause de son acrophobie (phobie des lieux élevés). En regardant par la fenêtre, il est repris par le vertige et s’effondre.
Cherche détective : Scottie rend visite à Gavin ester, qui lui confie que sa femme Madeleine agit bizarrement errant dans la ville en voiture, et qui lui demande de la suivre. D’abord réticent, Scottie accepte de la voir de loin, au restaurant Ernie’s…
La femme d’Elster : Scottie prend un verre au bar chez Ernie’s. Derrière lui, la caméra parcourt la somptueuse salle rouge, hésite, puis montre une table où Elster est attablé en compagnie d’une femme blonde, que l’on voit de dos. Le couple se lève et Scottie détourne son regard. La caméra cadre Madeleine qui avance vers le bar et passe derrière Scottie. Elle ralentit et le visage de Madeleine apparaît en très gros plan sur fond rouge, pendant que le volume de la musique romantique augmente.
Première filature : Scottie est subjugué par Madeleine et dès le lendemain, il commence à la suivre. Elle achète d’abord un bouquet chez un fleuriste. La longue séquence de filature qui suit est construite en plans alternés de Scottie et de ce qu’il voit.
Parmi les morts : Madeleine se rend devant la tombe de Carlotta Valdes. Filmée du point de vue de Scottie, elle se détache sur un fond sombre, l’éclairage et des filtres lui donnant une luminosité surnaturelle.
Dans le musée : Scottie observe Madeleine assise dans le musée, ansorbée par la contemplation du portrait de Carlotta. La couleur de ses vêtements, sa coiffure et sa pose s’apparentent en tous points à celle de la femme portraiturée.
Hôtel McKittrick : Madeleine pénètre dans un hôtel du XIXe siècle. Scottie découvre qu’elle y est inscrite sous le nom de Carlotta Valdes, mais elle n’est pas sa chambre. Il la cherche et est rassuré par la présence de sa Jaguar devant chez elle.
La belle Carlotta : Pop Liebel, de la librairie Argosy, raconte à Scottie l’histoire de Carlotta Valdes, qui s’est suicidée après que son amant, l’eut mise à la porte en gardant leur enfant.
Le sang de Carlotta : Scottie rencontre Elster, qui lui parle de la folle Carlotta. Il ajoute qu’elle est l’ancêtre de Madeleine, laquelle ne sait pas que le sang de cette femme coule dans ses veines. Scottie est troublé.
Le Golden Gate : Le lendemain, Scottie file encore Madeleine. A nouveau, des plans alternés, sans dialogue, se succèdent, en particulier des deux voitures. Madeleine va jusqu’à Old Fort Point, au-dessous du Golden Gate Bridge. Scottie l’observe de loin. Elle égrène les fleurs de son bouquet dans l’eau.
Dans la baie : Madeleine se jette dans l’eau. Scottie plonge et la ramène évanouie. Il la dépose dans sa voiture, se penche sur elle, prononce son nom à deux reprises. Elle entrouvre les yeux, puis les referme, tandis qu’il la contemple, bouleversé.
Chez Scottie : Madeleine s’éveille dans l’appartement de Scottie. Elle passe un peignoir et parle à son sauveteur pour la première fois. On sent une attirance mutuelle. Le téléphone sonne et, pendant que Scottie parle à Elster, Madeleine s’habille et s’éclipse – vue par Midge.
Au hasard : Scottie file à nouveau Madeleine, mais elle le conduit dans son quartier et s’arrête devant chez lui. Elle lui apporte un mot de remerciement. Il la rejoint et ils décident d’aller se promener ensemble. Il ferme sa porte pendant que la caméra s’attarde sur Madeleine, apparemment troublée.
Les séquoias : Ils marchent dans une forêt de séquoias où Madeleine semble à nouveau possédée par Carlotta. Les effets d’éclairage et de filtres, ainsi que le manteau blanc, relient Madeleine/Carlotta à la vision qu’a eu d’elle Scottie dans le cimetière.
Fragments de miroir : Sur un promontoire dominant le Pacifique, Madeleine parle à Scottie de ses rêves, de sa peur de la folie et des bribes de souvenirs – tout ce qu’elle sait d’une force qui semble la pousser vers la mort ! Ils s’embrassent pour la première fois, alors que derrière eux déferlent les vagues.
Pauvre Midge : Scottie va voir Midge. Elle lui montre un portrait d’elle-même en Carlotta. Scottie ne trouve pas ça drôle du tout, et s’en va. Cette courte scène marque pour Scottie le rejet de l’humour et de la normalité, représentés par Midge, pour l’obsession de sa rencontre avec la mystérieuse et insaisissable Madeleine.
Le rêve de Madeleine : Scottie, allongé chez lui, est réveillé par Madeleine, pressée de lui raconter son rêve récurrent. Dans le récit, il reconnaît San Juan Bautista, à 150 km au sud de San Francisco. Il lui propose d’y aller…
Tout est réel… : À la mission, Scottie tente de persuader Madeleine que ses bribes de souvenirs ne sont pas irréelles, mais qu’elles viennent de sa jeunesse. Ils s’avouent leur amour mutuel, mais Madeleine est distraite ; elle dit qu’il est trop tard et se dirige vers l’église. Scottie prononce deux fois son nom…
Le clocher : Madeleine se précipite dans l’église et grimpe dans le clocher. Scottie la poursuit, mais son acrophobie se réveille dans les escaliers. Paralysé par la peur, il entend un cri et voit Madeleine tomber…
Situation indécise : Lors de l’enquête, Scottie est innocenté, mais on lui reproche de ne pas avoir réussi à sauver Madeleine. Elster s’entretient ensuite avec lui : il liquide ses affaires et quitte San Francisco définitivement. Scottie se rend sur la tombe de Madeleine…
Cauchemars : Couché chez lui, Scottie a des cauchemars. Il voit Carlotta et son bouquet, qui s’effeuille et se disperse. Puis il s’approche de la tombe béante de Carlotta, et tombe sans fin…
Mélancolie : Dans une clinique, Midge tente en vain de communiquer avec Scottie, qui est frappé de mutisme. Elle prend conscience que son mal participe à la fois d’un sentiment de culpabilité et d’un amour inébranlable pour la défunte Madeleine
Fantômes : Panoramique sur la ville, qui s’achève devant l’immeuble où habitait Elster. Sur le trottoir, Scottie voit la voiture de Madeleine et une femme, qui, de loin, lui ressemble, s’en approcher. Celle-ci lui apprend qu’elle vient de racheter la voiture à Elster. Scottie retourne sur les différents lieux où Madeleine s’est rendue, et croit la voir partout…
A l’hôtel Empire : Devant la boutique de fleurs où Madeleine a acheté son bouquet, Scottie repère une jeune femme rousse. Malgré la couleur de ses cheveux, elle ressemble beaucoup à la défunte. Scottie la suit jusqu’à l’hôtel modeste où elle loge. Il frappe et se présente. D’abord hostile, Judy Barton se radoucit ensuite…
Flash-back : La caméra reste avec Judy, délaissant Scottie. Un flash-back révèle qu’elle a joué un rôle dans le subterfuge démoniaque monté par Elster afin de travestir en suicide le meurtre de sa femme – pour laquelle elle s’est faite passer. Elle écrit une confession à Scottie et se prépare à fuir, et puis change d’avis…
L’image de la morte : Judy et Scottie dînent ensemble chez Ernie’s. Scottie est préoccupé. Il regarde une blonde vêtue de gris. Judy comprend qu’il recherche toujours Madeleine. De retour à l’hôtel, sous la lumière verte de l’enseigne, Scottie lui propose de s’occuper d’elle. D’abord réticente, Judy se laisse peu à peu convaincre…
Autorité : Scottie et Judy flânent près du lac du Golden Gate Park, puis ils vont danser. Il lui choisit une fleur pour son corsage et l’entraîne chez le grand couturier Ransohoffs. Il tente de l’habiller comme l’était Madeleine. Judy résiste, gênée et triste de ne pas être aimée pour elle-même, puis finit par se laisser faire…
Persuasion : Chez Scottie, Judy se désespère alors qu’il tente de la convaincre de teindre ses cheveux en utilisant toutes les ressources de la persuasion. Finalement, elle accepte pour lui faire plaisir. Il l’installe sur un coussin devant le feu, reproduisant la scène où Madeleine récupérait, après sa tentative de suicide…
La transformation : Judy se rend dans un institut de beauté pour se conformer au désir de Scottie, qui retourne dans sa chambre d’hôtel pour l’attendre. Elle revient…
Résurrection : Scottie demande à Judy de relever ses cheveux comme Madeleine pour qu’il se déclare enfin satisfait. Ils s’embrassent, ce qui renvoie Scottie au dernier baiser à San Juan Bautista…
Le collier : Le couple s’apprête à sortir. Scottie reconnaît le collier de Carlotta au cou de la jeune femme. Il comprend alors que Judy et Madeleine sont une seule et même personne, mais ne le dit pas…
Retour arrière : Le couple roule dans la nuit. Judy se rappelle la première fois qu’elle a suivi cette route. Elle prend conscience que Scottie a découvert la supercherie, et devient de plus en plus inquiète. Il l’entraîne vers l’église, très déterminé…
Seconde chance : Proclamant qu’il veut exorciser la perte de Madeleine, Scottie force Judy à grimper dans le clocher – et la suit, malgré son vertige. À l’endroit où il s’est arrêté la première fois, il explique à Judy comment il a découvert qu’elle est Madeleine. Elle avoue son rôle dans le meurtre…
L’ange noir : En haut du clocher, Scottie continue ses reproches. Ils s’embrassent, mais, effrayée par une apparition dans l’ombre, Judy tombe et se tue. Scottie regarde le vide.
Rien ne la ramènera : Scottie répond à Judy qu’il est trop tard pour leur amour. Ils s’embrassent mais, comme Madeleine dans l’écurie, Judy regarde par-dessus l’épaule de Scottie. Elle voit surgir un ange noir (une religieuse), pousse un cri, se recule et tombe dans le vide. La religieuse sonne la cloche. La dernière image montre Scottie hagard, scrutant le vide. Cette fois, nous ne voyons pas ce qu’il voit.
À mi-chemin entre Rebecca et Marnie, Vertigo est une étude fascinante de la frustration – l’acrophobie de Scottie possède une symbolique sexuelle évidente – et du thème de la dualité. La force hallucinatoire de la fin – l’apparition de la religieuse, la chute de Judy, la vue de Scottie au bord du vide – laisse le spectateur, comme le héros du film, désorienté et stupéfait. À ce propos, il convient de rappeler qu’Hitchcock a tourné une scène supplémentaire qui termine le film dans certaines copies. On y voit ensemble Scottie et Midge. Cette scène a pour but de rassurer le spectateur en lui révélant que Scottie n’est pas mort en tombant dans le vide comme Judy. On y voit Scottie en train de boire avec Midge qui a préparé leurs verres. Scottie regarde par la fenêtre alors qu’on entend à la radio un journaliste révéler qu’Elster – dont on avait perdu la trace – a vécu en Suisse et qu’il réside maintenant dans le sud de la France, le capitaine Hansen étant persuadé qu’il n’aura aucun mal à obtenir son extradition à partir du moment où le lieu où se cache le criminel aura été précisément établi. Cette scène d’«explication», invisible dans les copies régulièrement visionnées, possède évidemment moins de force que celle, habituelle, qui se termine par la phrase prononcée par la religieuse – « God have mercy » – et par la vue de Scottie au bord du vide…

HITCHCOCK / TRUFFAUT
En janvier 1960, à New York, François Truffaut rencontre Helen Scott, chargée des relations avec la presse pour le French Film Office. Celle-ci devient, dès lors, sa traductrice et sa collaboratrice attitrée aux Etats-Unis. En avril 1962, Truffaut dévoile à Robert Laffont et à Helen Scott son intention de faire un livre sur le cinéma. Le genre des entretiens radiophoniques avec des écrivains, notamment Les Entretiens de Paul Léautaud avec Robert Mallet, lui donne l’idée de composer un ouvrage à partir d’entretiens enregistrés avec Alfred Hitchcock.
Truffaut écrit à Hitchcock le 2 juin 1962 pour lui demander un entretien.
C’est avec émotion qu’Hitchcock lui répond favorablement de Los Angeles par un télégramme.
Dès lors, Truffaut commence à réunir la documentation nécessaire à la préparation du livre : le Hitchcock de Claude Chabrol et Eric Rohmer publié en 1957, les critiques, les fiches techniques et notes sur les films, les romans adaptés par Hitchcock, des photographies, classés dans des dossiers, film par film. Il écrit également des centaines de questions à poser à Hitchcock.

Ci-dessous la transcription de l’échange lié au film VERTIGO du livre : Hitchcock / Truffaut (avec la collaboration de Helen Scott) – Editions Ramsay (1983)
François Truffaut : Vertigo (Sueurs froides) est tiré d’un roman de Boileau-Narcejac qui s’intitule «D’entre les morts» et qui a été écrit spécialement pour vous, pour que vous en tiriez un film * .
Alfred Hitchcock : Mais c’était déjà un livre avant qu’on en achète les droits pour moi…
F. T. Oui, mais ce livre a été écrit spécialement pour vous.
A. H. Vous croyez ? Et Si Je ne l’avais pas acheté ?
F. T. Il aurait été acheté en France à cause du succès des Diaboliques. Boileau et Narcejac ont écrit quatre ou cinq romans sur le même principe de construction et, lorsqu’ils ont appris que vous auriez voulu acheter les droits des « Diaboliques » ils se sont mis au travail et ils ont écrit « D’entre les morts » que la Paramount a aussitôt acheté pour vous. Qu’est-ce qui vous intéressait le plus dans cela ?
A. H. Ce qui m’intéressait le plus était les efforts que faisait James Stewart pour recréer une femme, à partir de l’image d’une morte. Comme vous le savez, il y a deux parties dans cette histoire. La première partie va jusqu’à la mort de Madeleine, sa chute depuis le haut du clocher, et la seconde commence lorsque le héros rencontre la fille brune, Judy, qui ressemble à Madeleine. Dans le livre, au début de la deuxième partie, le héros rencontre Judy et il l’oblige à ressembler davantage à Madeleine. C’est seulement à la fin que l’on apprend, en même temps que lui, qu’il s’agissait d’une même femme. C’est une surprise finale. Dans le film, j’ai procédé autrement. Quand la deuxième partie commence, lorsque Stewart a rencontré la fille brune, j’ai décidé de dévoiler tout de suite la vérité, mais seulement pour le spectateur : Judy n’est pas une fille qui ressemble à Madeleine, c’est Madeleine elle-même. Autour de moi, tout le monde était hostile à ce changement, car on pensait que cette révélation ne devait venir qu’en fin de film. Je me suis imaginé que j’étais un petit garçon assis sur les genoux de sa mère qui lui raconte une histoire. Quand la maman s’arrête de raconter, l’enfant demande invariablement : « Maman, qu’est-ce qui arrive après ?» J’ai trouvé que, dans la deuxième partie du roman de Boileau et Narcejac, lorsque le type a rencontré la brune, tout se passe comme si rien n’arrivait après. Avec ma solution, le petit garçon sait que Madeleine et Judy ne sont qu’une même et unique femme et maintenant il demande à sa mère : « Et alors, James Stewart ne le sait pas ? – Non. » Nous voici revenus à notre alternative habituelle: suspense ou surprise ? À présent, nous avons la même action que dans le livre : Stewart, pendant un certain temps, va croire que Judy est bien Madeleine, puis il se résignera à l’idée contraire à condition que Judy accepte de ressembler point par point à Madeleine. Mais le public, lui, a reçu l’information. Donc, nous avons créé un suspense fondé sur cette interrogation: comment réagira James Stewart lorsqu’il découvrira qu’elle lui a menti et qu’elle est effectivement Madeleine ? Voici notre pensée principale. rajoute qu’il existe dans le film un intérêt additionnel, car vous observez la résistance de Judy à redevenir Madeleine. Dans le livre, vous aviez une fille qui ne voulait pas se laisser transformer, c’est tout. Dans le film, vous avez une femme qui se rend compte que cet homme peu à peu la démasque. Voilà pour l’intrigue. Il y a un autre aspect que j’appellerai « sexe psychologique » et c’est, ici, la volonté qui anime cet homme, de recréer une image sexuelle impossible ; pour dire les choses simplement, cet homme veut coucher avec une morte, c’est de la pure nécrophilie.

F. T. Justement les scènes que je préfère sont celles où James Stewart emmène Judy chez le couturier pour lui acheter un tailleur identique à celui que portait Madeleine, le soin avec lequel il lui choisit des chaussures, comme un maniaque…
A. H. C’est la situation fondamentale du film. Tous les efforts de James Stewart pour recréer la femme, cinématographiquement, sont montrés comme s’il cherchait à la déshabiller au lieu de la vêtir. Et la scène que je ressentais le plus, c’est lorsque la fille est revenue après s’être fait teindre en blond. James Stewart n’est pas complètement satisfait parce qu’elle n’a pas relevé ses cheveux en chignon. Qu’est -ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’elle est presque nue devant lui mais se refuse encore à enlever sa petite culotte. Alors James Stewart se montre suppliant et elle dit : « D’accord, ça va », et elle retourne dans la salle de bains. James Stewart attend. Il attend qu’elle revienne nue cette fois, prête pour l’amour.
F. T. Je n’avais pas pensé à cela, mais le gros plan de James Stewart attendant qu’elle sorte de la salle de bains est merveilleux, Il a presque des larmes dans les yeux,
A. H. Vous vous souvenez que, dans la première partie, lorsque James Stewart suivait Madeleine dans le cimetière, les plans sur elle la rendaient assez mystérieuse, car nous les filmions à travers des filtres de brouillard ; nous obtenions ainsi un effet coloré vert par -dessus la brillance du soleil. Plus tard, lorsque Stewart rencontre Judy, j’ai choisi de la faire habiter l’Empire Hotel à Post Street parce qu’il y a, sur la façade de cet hôtel, une enseigne au néon vert qui clignote constamment. Cela m’a permis de provoquer sans artifice le même effet de mystère sur la fille lorsqu’elle sort de la salle de bains ; elle est éclairée par le néon vert, elle revient vraiment d’entre les morts. Ensuite on repasse sur Stewart qui la regarde et à nouveau sur la fille, mais cette fois filmée normalement, car Stewart est revenu à la réalité. En tout cas, James Stewart, pendant un moment, a senti que Judy était bien Madeleine et il en a été abasourdi jusqu’à ce qu’il aperçoive le médaillon qui l’en a convaincu. Alors .il a compris qu’on s’était joué de lui.
F. T. Tout cet aspect érotique du film est passionnant. Je pense à une autre scène vers le début, après que James Stewart a repêché Kim Novak qui s’était jetée à l’eau. On la retrouve chez James Stewart, couchée et nue dans son lit. Alors seulement elle revient à elle et cela nous prouve qu’il l’a déshabillée, qu’il l’a vue nue, et sans que rien n’en fasse état dans le dialogue. Le reste de la scène est superbe, lorsque Kim Novak circule dans le peignoir de Stewart, lorsqu’on voit ses pieds nus courir sur la moquette, lorsqu’elle vient s’asseoir devant le feu et que James Stewart passe et repasse derrière elle… Il y a, dans Vertigo une certaine lenteur, un rythme contemplatif qu’on ne trouve pas dans vos autres films, souvent construits sur la rapidité, la fulgurance.
A. H. Exact, mais ce rythme est parfaitement naturel puisque nous racontons l’histoire du point de vue d’un homme qui est un émotif. Avez-vous aimé l’effet de distorsion lorsque Stewart regarde dans la cage d’escalier du clocher, avez-vous comment cela a été fait?
F. T. J’ai pensé que c’était un travelling arrière combiné avec un effet de zoom avant, c’est ça ?
A. H. C’est vrai. Déjà en tournant Rebecca, quand Joan Fontaine doit s’évanouir, je voulais montrer qu’elle éprouve une sensation spéciale, que tout s’éloigne d’elle avant sa chute. Je me souvenais toujours qu’un soir, au bal de Chelsea Art, à l’Albert Hall de Londres, je m’étais saoulé terriblement, et j’avais eu cette sensation ; tout s’éloignait de moi, très loin. J’ai voulu obtenir cet effet dans Rebecca mais en vain, car voici le problème : le point de vue restant fixe, la perspective doit s’allonger. J’ai pensé à cela pendant quinze ans. Quand j’ai redemandé cela dans Vertigo, on a résolu le problème en se servant de la dolly et du zoom, simultanément. J’ai demandé : « Combien cela me coûtera-t-il ? – Cinquante mille dollars. – Pourquoi ? – Parce que nous devons mettre la caméra tout en haut de l’escalier et échafauder tout un système pour soulever la caméra, la maintenir dans le vide, établir un contrepoids, etc.» Alors j’ai dit: « Il n’y a pas de personnage dans cette scène, c’est un point de vue. Pourquoi ne pas construire une cage d’escalier en maquette, la poser horizontalement sur le sol et faire notre prise de vues : travelling-zoom, à plat ? » Cela n’a coûté que dix-neuf mille dollars.
F. T. Ah oui! tout de même !… J’ai le sentiment que vous aimez bien Vertigo ?
A. H. Je suis gêné par le trou qu’il y a dans le récit. L’homme, le mari qui a jeté le corps de sa femme du haut du clocher, comment pouvait-il savoir que James Stewart n’allait pas gravir les escaliers ? Parce qu’il était sujet au vertige ? Mais cela ne pouvait pas être garanti !
F. T. C’est juste, mais je pensais que vous vous accommodiez très bien de ce postulat… Le film, je crois, n’a été ni un succès, ni un échec ?
A. H. Il couvrira ses frais.

F. T. Pour vous, c’est donc un échec ?
A. H. Je suppose que oui. Vous savez qu’une de nos faiblesses, quand un de nos films ne marche pas bien, est d’accuser le service des ventes. Alors, pour respecter la coutume, blâmons le service des ventes et disons : «Ils ont mal vendu le film ! » Vous savez que j’avais conçu Vertigo pour Vera Miles, nous avions fait des essais concluants et tous les costumes étaient faits pour elle.
F. T. Paramount n’a pas voulu d’elle ?
A. H. Paramount était d’accord. Simplement, elle est devenue enceinte, juste avant de tourner le rôle qui allait faire d’elle une vedette. Puis j’ai perdu mon intérêt pour elle, le rythme n’y était plus.
F. T. Je sais que, dans beaucoup d’interviews, vous vous êtes plaint de Kim Novak, mais tout de même je la trouve parfaite dans le film. Elle correspondait très bien au rôle, essentiellement à cause de son côté passif et bestial.
A. H. Mlle Novak est arrivée sur le plateau la tête pleine d’idées que malheureusement il m’était impossible de partager. Je ne contrarie jamais un acteur au cours des prises de vues, afin de ne pas mêler les électriciens à cela. Je suis allé retrouver Mlle Novak dans sa loge et je lui ai expliqué quelles robes et quelles coiffures elle devait porter : celles que j’avais prévues depuis plusieurs mois. Je lui ai fait comprendre que l’histoire de notre film m’intéressait beaucoup moins que l’effet final, visuel, de l’acteur sur l’écran dans le film terminé.
F. T. Toutes ces difficultés préalables vous rendent injuste pour le résultat, car je vous assure que tous les gens qui admirent Vertigo aiment Kim Novak dans le film. On ne voit pas tous les jours une actrice américaine aussi charnelle sur un écran. Quand on la retrouve dans la rue, en Judy, avec sa chevelure rousse elle est très animale par son maquillage et probablement aussi parce que sous son chandail elle ne portait pas de soutien-gorge…
A. H. Effectivement, elle n’en porte pas, et du reste elle s’en vante constamment.

KIM NOVAK
Promue par Harry Cohn parce que Darryl F. Zanuck ne voulait pas lui prêter Marilyn Monroe ! Même si l’essentiel de sa carrière se déroula après 1955, Kim Novak est l’une des dernières « créatures » de l’ancien système des studios. Ses rôles dans Picnic (J955) et Vertigo (Sueurs froides, 1958) ont fait rêver des générations de cinéphiles. La manière dont la beauté froide de Kim Novak vibre devant la caméra reste probablement un mystère même pour les cinéastes !


Un anglais bien tranquille (période 1899-1929)
Alfred Hitchcock est né en Angleterre, le 13 août 1899, au sein d’une famille de catholiques. Son père était un riche marchand de volailles. Il aimait le théâtre, mais se voulait rigoureux en matière de discipline et de religion. L’enfance heureuse d’Alfred fut marquée par un incident qu’il n’oubliera jamais. Lire la suite…

Sur la piste du crime (période 1929-1939)
La première expérience parlante d’Hitchcock, ce sera Blackmail (Chantage, 1929). Aujourd’hui, cette œuvre conserve une authentique modernité. L’auteur y installe des personnages et des situations qui alimenteront ses films postérieurs : la femme coupable, le policier amoureux de la femme qu’il doit arrêter, l’union terrible par un secret encore plus terrible, l’itinéraire vécu par un couple et la traversée des apparences.

Hollywood et la guerre (période 1940 – 1944)
A la veille de la guerre, l’industrie cinématographique américaine domine le marché mondial. De nombreux cinéastes européens ont raillé Hollywood. la domination nazie accélérera cette migration, mais ce cosmopolitisme convient au public national. Ce peuple d’émigrants aime le cinéma. les images satisfont ses fantasmes et bercent ses espoirs. Il se retrouve culturellement devant des produits conçus par des réalisateurs européens.


Expérimentations (période 1945-1954)
Rentré aux U.S.A. après avoir réalisé Bon voyage et Aventure malgache (courts métrages à la gloire de la résistance française réalisés en Angleterre), Hitchcock tourne une production de Selznick : Spellbound (La Maison du docteur Edwards). Cette fois, la chasse à l’homme et la formation d’un couple s’inscrivent dans une structure plus complexe. La psychanalyse règne sur l’œuvre.

Le temps de la perfection (période 1954 -1966)
En 1954, Hitchcock entre à la Paramount. Il y restera de longues années et en deviendra l’une des plus fortes valeurs commerciales. Il commence par l’adaptation d’une nouvelle de Corneil Woolrich (William Irish) : Rear window (Fenêtre sur cour). C’est l’histoire d’un reporter photographe qui a la jambe dans le plâtre. Il passe son temps à observer ses voisins. de l’autre côté de la cour.

Les dernières œuvres (période 1966 – 1976)
Au cours de la période 1966-1976, Alfred Hitchcock ne tournera que quatre films. Deux se rattacheront au cycle des œuvres d’espionnage. Les autres exploiteront la veine du thriller. En 1966, Torn curtain (le Rideau déchiré) devait choquer les critiques de gauche. Ils accusèrent le film d’être une œuvre anticommuniste et suggérèrent que son auteur était en train de devenir gâteux.
Les films d’Hitchcock sur Mon Cinéma à Moi
THE LODGER (Les Cheveux d’or) 1927
THE 39 STEPS (Les 39 marches) 1935
SABOTAGE (Agent secret) 1936
THE LADY VANISHES (Une femme disparaît) 1938
JAMAICA INN (La Taverne de la Jamaïque) 1939
REBECCA 1940
SABOTEUR (Cinquième colonne) 1942
SHADOW OF A DOUBT (L’ombre d’un doute) 1943
LIFEBOAT 1944
SPELLBOUND (La Maison du docteur Edwardes) 1945
NOTORIOUS (Les Enchaînés) 1946
THE PARADINE CASE (Le Procès Paradine) 1947
ROPE (La Corde) 1948
STAGE FRIGHT (Le Grand Alibi) 1950
STRANGERS ON A TRAIN (L’Inconnu du Nord-Express) 1951
I CONFESS (La Loi du silence) 1953
DIAL M FOR MURDER (Le crime était presque parfait) 1954
REAR WINDOW (Fenêtre sur cour) 1954
TO CATCH A THIEF (La Main au collet) 1955
THE TROUBLE WITH HARRY (Mais qui a tué Harry ?) 1955
VERTIGO (Sueurs froides) 1958
NORTH BY NORTHWEST (La Mort aux trousses) 1959
TORN CURTAIN (Le Rideau déchiré) 1966
- LIFEBOAT – Alfred Hitchcock (1944)
- I DIED A THOUSAND TIMES (La Peur au ventre) – Stuart Heisler (1955)
- BARBARA STANWYCK
- ALL ABOUT EVE (Ève) – Joseph L. Mankiewicz (1950)
- [AUTOUR DE « L’IMPOSTEUR »] HOLLYWOOD S’EN VA-T-EN GUERRE
Publication mise en ligne le 03/03/2018 – Mise à jour le 03/09/2022
Catégories :Le Film étranger
j’aime me promener sur votre blog. un bel univers. Très intéressant et bien construit. Vous pouvez visiter mon blog naissant ( lien sur pseudo) à bientôt.
J’aimeJ’aime
musique et images et histoire fascinantes pour ce Hitchcock, merci pour ton article et anecdotes de préparation et tournage c’est passionnant surtout pour moi fan de Hitchcock
J’aimeJ’aime
Étant fan d’Alfred Hitchcock, je suis d’avis que « Vertigo » est l’un de ses meilleurs films. Pour moi, ce thriller romantique présente une intrigue parfaite, celle d’une histoire d’amour impossible. Comme Hitchcock est un maître du cinéma, c’est évident que ce film soit une merveille.
J’aimeAimé par 1 personne
Suis halluciné que vous vous permettiez d’utiliser autant d’extraits de ce film au plus grand mépris des ayant droits.
Ce que vous faites est totalement illégal. Vous vous appropriez plus d’une heure d’un film qui ne vous appartient pas.
Vous mériteriez un procès et une condamnation exemplaire.
Sans mes compliments.
Michel Burstein
J’aimeJ’aime