A la veille de la guerre, l’industrie cinématographique américaine domine le marché mondial. De nombreux cinéastes européens ont raillé Hollywood. la domination nazie accélérera cette migration, mais ce cosmopolitisme convient au public national. Ce peuple d’émigrants aime le cinéma. les images satisfont ses fantasmes et bercent ses espoirs. Il se retrouve culturellement devant des produits conçus par des réalisateurs européens. L’arrivée d’Hitchcock à Hollywood n’a rien d’exceptionnel. les producteurs américains ont toujours racolé les réalisateurs étrangers susceptibles d’obtenir du succès.

David O’Selznick avait engagé Hitchcock pour qu’il mette en scène un scénario sur le naufrage du Titanic. Le projet sera abandonné et le producteur proposera au réalisateur d’adapter « Rebecca », un best-seller de Daphné du Maurier… Hitchcock respecte Selznick et il donne son accord. Plus tard, il déclarera que Rebecca n’est pas un film d’Hitchcock, quant à son style et son sujet. Etrange attitude envers un produit qui obtiendra l’Oscar du meilleur film en 1940… Etonnante distance vis-à-vis d’une œuvre qui nous semble spécifiquement hitchcockienne. On sait que Selznick supervisait tout, mais les deux hommes collaboreront plusieurs fois par la suite. A vrai dire, Hitchcock avait déjà eu l’idée de faire Rebecca alors qu’il était en Angleterre, mais les droits étalent trop chers pour qu’Ils puissent les acquérir.

Rebecca est un parfait mélodrame où les thèmes anglais d’Hitchcock se retrouvent : formation d’un couple contrariée par un secret, peut-être un crime dû à la menace d’un enfant illégitime. C’est un conte de fées, un rêve cauchemardesque unissant le romantisme à la description d’un cas psychanalytique. Dès l’ouverture du film, on indique la trajectoire onirique par la voix de l’héroïne qui dit : « J’ai rêvé que je retournais à Manderley.» Le songe montrera l’histoire d’un homme obsédé par le souvenir de Rebecca, sa première épouse. Il se remarie avec une orpheline, mais son secret le ronge. Sa nouvelle femme est en proie à de nombreux blocages. Le bonheur des premiers jours est remplacé par une crise oppressante, accentuée par les lents mouvements de caméra de la mise en scène. Lorsque l’on découvre le cadavre de Rebecca, l’homme confie son secret à sa nouvelle épouse. Ils sauveront leur couple, tandis que le feu brûlera les souvenirs du passé.

La réalisation de Rebecca tranche avec celle des précédents films d’Hitchcock, Le style devient le véhicule du sujet et de l’univers du créateur, Tout se conjugue vers une conception musicale du cinéma, la machinerie hollywoodienne sert Hitchcock plus qu’elle ne le bride, Mais sa réputation reposait sur ses films d’espionnage, l’Amérique venait d’apprendre l’éclatement de la guerre. Des films de propagande antinazis étaient en chantier. Les meilleurs scénaristes étalent appelés à politiser leur sujet. Un nouveau genre cinématographique était né, moins belliciste que les films anti-allemands de la première guerre mondiale, mais beaucoup plus sournois. Walter Wanger confia la réalisation de l’un d’eux à Hitchcock : Foreign correspondent (Correspondant 17).

Hitchcock est excité par un scénario qui va lui permettre d’utiliser toute la panoplie technique d’Hollywood, Il veut obtenir des stars, mais Gary Cooper se méfie. Hitchcock se rabat sur de bons comédiens cantonnés dans la série B. Il Impose Herbert Marshall (avec lequel il avait fait Murder dix ans plus tôt) pour tenir le rôle du nazi. Avec ce personnage, il va brouiller les cartes car il le rend sympathique. Même si l’appel à l’engagement de l’Amérique, à la fin du film, semble rétablir l’équilibre, il n’en est pas moins évident qu’Hitchcock refuse de s’engager sur un terrain politique trop codé de manichéisme.

Foreign correspondent abonde en trouvailles de mise en scène : une forêt de parapluies, une caméra qui dissimule un revolver, les ailes d’un moulin qui tournent contre le vent, la chute spectaculaire d’un avion dans l’océan, Hitchcock maîtrise tous les moyens qui lui sont offerts et veut visualiser la moindre nuance, Même si cela tient de l’exercice de style, aucune gratuité virtuose n’apparaît. Tout s’intègre au récit feuilletonesque. C’est l’univers de John Buchan revisité par un moraliste soucieux de fabriquer une bande dessinée dynamique pour le grand écran. Hitchcock dira : « Ce film était une fantaisie et, comme chaque fois que je m’occupe d’une fantaisie, je n’ai pas permis à la vraisemblance de montrer sa vilaine tête ».

Après ce tournage, Carole Lombard demande à Hitchcock s’il veut réaliser une comédie avec elle, Il est tenté car la comédie américaine est un genre spécifique, très lointain de son univers. La gageure le séduit et ce sera Mr et Mrs Smith (Joies matrimoniales).

C’est l’histoire d’un couple en crise par l’annulation accidentelle de leur mariage. Le scénario est très dialogué. Les situations répondent aux conventions du genre. Hitchcock façonne une mise en scène brillante, en jouant avec les codes de la censure, mais ce n’est pas une œuvre majeure, quoi qu’il n’ y ait rien à redire sur l’écriture cinématographique. Cependant, la réussite du film fait de lui un cinéaste « américain ».

Il reprendra quelques éléments de Mr et Mrs Smith dans Suspicions (Soupçons), qu’il tourne la même année (1941), mais il les sublimera bien au-delà des obligations du genre. Ce sera une nouvelle exploration aux frontières de la psychanalyse. L’actrice de Rebecca, Joan Fontaine, incarnera l’héroïne et d’autres éléments marqueront la parenté du film avec sa première réalisation américaine.

Suspicions décrit l’itinéraire d’une femme qui se ferme à l’amour. Cet état d’esprit est signalé dans la séquence où elle reçoit son premier baiser. Hitchcock place un gros plan de sac qui se ferme. Cet insert situe bien le propos sexuel du film. La jeune femme fantasme les actes de son mari. Elle s’imagine qu’il veut la tuer. Elle le refuse. Lui, c’est un éternel adolescent et un joueur. Nous le voyons toujours par les yeux de l’héroïne comme si c’était elle qui l’avait inventé. Le film comporte une célèbre scène où son époux lui apporte un verre de lait qu’elle croit empoisonné. Ceci n’est autre qu’une illustration du principe de fascination / répulsion. Ce lait est la semence que son mari lui propose, et dont elle ne veut pas, trop clôturée dans son imaginaire pour accepter de se faire faire un enfant.

Hitchcock place le spectateur entre deux forces antagonistes : la magie du film à « suspense » et le rapport de complicité avec l’héroïne. Car cette femme « se fait du cinéma » pour refuser la réalité, comme le spectateur qui rêve devant l’écran pour ne pas regarder en lui-même. La mise en scène travaille à désordonner les conjonctures préétablies du film hollywoodien. C’est passionnant et efficace, mais le public boude ce type de tentative. Hitchcock connaît son premier échec commercial sur le sol américain. Il revient au film d’espionnage pour retrouver la confiance des financier du Septième Art.

Saboteur (Cinquième colonne) unit le thème favori d’Hitchcock, un innocent pourchassé à tort, avec le film de propagande. Plusieurs séquences spectaculaires permettent au metteur en scène de reconquérir le public. La plus étonnante se situe au sommet de la statue de la Liberté. C’est une merveille sur le plan du montage. On sait qu’Eisenstein avait impressionné Hitchcock, mais il avait habilement assimilé les travaux du Russe. Composé sur l’opposition du détail et de l’ensemble, cette scène possède une efficacité imparable, jouant sur l’élément freudien qui est la peur du vide. Criblé d’Images, le spectateur souffre et prend son plaisir dans cette angoisse. La perversité d’Hitchcock est sans détours. Tout jeu avec le spectateur. D’ailleurs, il ironise autour du symbole de la liberté. Il se place au-delà du politique et de l’idéologie.

Anarchiste autant qu’artiste, il préfère s’intéresser aux conflits intérieurs des hommes qu’à la guerre qui bouleverse l’univers. Plutôt qu’une œuvre de propagande, Saboteur est un récit initiatique.

L’intrusion de l’ésotérisme dans son œuvre ne sera pas brutale. Elle émerge dans certaines scènes de ses films. Hitchcock n’a pas encore pris conscience de cette tendance dans sa création. Mais le film suivant, son préféré, touchera quelques éléments qui frôlent l’occultisme. Shadow of a doubt (L’Ombre d’un doute) est assez étrange : « Oncle Charly va voir sa famille, en province. Sa nièce (qui s’appelle aussi Charly) avait pressenti sa venue. Oncle Charly est soupçonné par la police. Un détective le suit et voudrait le démasquer comme étant « le tueur des veuves ». La nièce sent que son oncle est coupable. Celui-ci décide de la supprimer. Un autre suspect meurt dans un accident, alors qu’il fuyait la police. Bien qu’innocenté, Charly sait que sa nièce connaît sa culpabilité. Il essaie de la tuer, mais il tombe sous un train. La ville lui fera des funérailles solennelles. Le détective et la nièce sont les seuls à savoir la vérité. Ils garderont le secret ensemble ».

L’oncle et la nièce ont des rapports occultes. Ils partagent le secret. Mais ils sont trop le double l’un de l’autre. Nous touchons l’espace de la psychanalyse. Un des doubles doit disparaître pour que le secret demeure, même si cette amputation équivaut au rejet du couple. D’ailleurs, après la mort de l’oncle, la nièce sera comme une infirme. Hitchcock dira : « L’idée est que la fille sera amoureuse de son oncle Charly toute sa vie ».

Shadow of a doubt n’est pas sans humour, La présence d’assassins « en imagination » rehausse l’aspect diabolique du véritable coupable qui se paye le luxe de passer pour un bienfaiteur. Ce goût du dérisoire pousse Hitchcock à signer son film le plus immoral et le plus tonique.

La même année, il joue le pari de tourner une œuvre dont l’action ne se déroule que sur un canot de sauvetage : Lifeboat… La critique américaine reprochera à Hitchcock d’avoir montré un nazi conscient et intelligent en face d’Américains égoïstes et désunis. Hitchcock voulait montrer un microcosme de la guerre et il déclarera : « Il s’agissait de dire aux démocrates qu’il leur fallait absolument prendre la décision de s’unir et de se rassembler, d’oublier leurs différences et divergences pour se concentrer sur un seul ennemi, particulièrement puissant par son esprit d’unité et de décision ». Par la suite, il se rendra en Angleterre pour collaborer avec le ministère britannique de l’Information, Il réalisera Bon voyage et Aventure malgache, courts métrages à la gloire de la Résistance française, destinés à être montrés en France, dès le repli nazi, pour expliquer l’importance de la lutte des résistants.

Ce soudain engagement militant peut surprendre de la part d’un homme qui n’avait jamais joué la carte de l’anti-allemand. Dans Foreign correspondent, le nazi était un bon père, sincère et fidèle à un idéal, qui prenait conscience en se sacrifiant pour racheter la faute des siens, coupables d’avoir abattus un avion civil. Dans Saboteur, les nazis sont présentés comme de tranquilles pères de famille ou des mercenaires sans scrupules. Enfin, dans Lifeboat, le nazi représente le sens logique et pragmatique face au désordre américain. Hitchcock expliquera l’arrêt de sa neutralité et son rattachement à la cause : « Je sentais le besoin d’apporter une petite contribution à l’effort de guerre, car j’étais à la fois trop âgé et trop gros pour prendre du service dans l’armée. Si je n’avais rien fait du tout, je me le serais reproché par la suite. Je ressentais le besoin de partir, c’était important pour moi, et je voulais pénétrer l’atmosphère de la guerre ». [Noël Simsolo – Anthologie du cinéma n°110 – Alfred Hitchcock – L’Avant-Scène (1982)]


REBECCA – Alfred Hitchcock (1940)
Une jeune femme sans fortune rencontre un riche aristocrate anglais, qui l’épouse. L’histoire tiendrait du conte de fées, si le souvenir de Rebecca, morte noyée dans des circonstances mystérieuses, ne planait… En 1939, sous la houlette du producteur David O. Selznick, Hitchcock débarqua aux États-Unis. II signa un nouveau chef-d’œuvre, inaugurant avec brio la grande série des thrillers psychologiques dont il est devenu le maître.

SABOTEUR (Cinquième colonne) – Alfred Hitchcock (1942)
A Los Angeles, Barry Kane est accusé de sabotage. Il ne pourra prouver son innocence qu’en démasquant le coupable, au terme d’une longue course-poursuite et d’un combat pour la vérité, contre les apparences… Après avoir tourné quatre films en deux ans, Hitchcock se lance à la fin de 1941 dans une production à la fois plus personnelle et plus audacieuse : il réalise Saboteur, qui rappelle The 39 Steps et annonce déjà North by Northwest.

SHADOW OF A DOUBT (L’Ombre d’un doute) – Alfred Hitchcock (1943)
Tourné en 1942 alors que les États-Unis entrent en guerre, Shadow of a doubt est une œuvre magistrale, qui marquera durablement l’histoire du cinéma. C’est un film charnière entre l’expressionnisme dont il s’inspire et le film noir dont il marque le genre, entre la période anglaise du réalisateur et sa période américaine, qui débute véritablement avec lui. Réflexion sur le mal, Shadow of a doubt comptait parmi les films préférés d’Alfred Hitchcock.

LIFEBOAT – Alfred Hitchcock (1944)
En s’attaquant à la réalisation de Lifeboat, Hitchcock relevait un double défi : montrer qu’un suspense psychologique peut se développer dans un espace aussi réduit qu’un canot de sauvetage, et tourner son film uniquement en studio, en installant une barque à bascule dans un immense bassin, devant un écran de transparences. Les deux paris réussis sont à l’origine d’une des œuvres les plus grandioses et les plus originales d’Hitchcock qui compte aussi parmi ses films les plus engagés.


Un anglais bien tranquille (période 1899-1929)
Alfred Hitchcock est né en Angleterre, le 13 août 1899, au sein d’une famille de catholiques. Son père était un riche marchand de volailles. Il aimait le théâtre, mais se voulait rigoureux en matière de discipline et de religion. L’enfance heureuse d’Alfred fut marquée par un incident qu’il n’oubliera jamais. Lire la suite…

Sur la piste du crime (période 1929-1939)
La première expérience parlante d’Hitchcock, ce sera Blackmail (Chantage, 1929). Aujourd’hui, cette œuvre conserve une authentique modernité. L’auteur y installe des personnages et des situations qui alimenteront ses films postérieurs : la femme coupable, le policier amoureux de la femme qu’il doit arrêter, l’union terrible par un secret encore plus terrible, l’itinéraire vécu par un couple et la traversée des apparences.

Hollywood et la guerre (période 1940 – 1944)
A la veille de la guerre, l’industrie cinématographique américaine domine le marché mondial. De nombreux cinéastes européens ont raillé Hollywood. la domination nazie accélérera cette migration, mais ce cosmopolitisme convient au public national. Ce peuple d’émigrants aime le cinéma. les images satisfont ses fantasmes et bercent ses espoirs. Il se retrouve culturellement devant des produits conçus par des réalisateurs européens.

Expérimentations (période 1945-1954)
Rentré aux U.S.A. après avoir réalisé Bon voyage et Aventure malgache (courts métrages à la gloire de la résistance française réalisés en Angleterre), Hitchcock tourne une production de Selznick : Spellbound (La Maison du docteur Edwards). Cette fois, la chasse à l’homme et la formation d’un couple s’inscrivent dans une structure plus complexe. La psychanalyse règne sur l’œuvre.

Le temps de la perfection (période 1954 -1966)
En 1954, Hitchcock entre à la Paramount. Il y restera de longues années et en deviendra l’une des plus fortes valeurs commerciales. Il commence par l’adaptation d’une nouvelle de Corneil Woolrich (William Irish) : Rear window (Fenêtre sur cour). C’est l’histoire d’un reporter photographe qui a la jambe dans le plâtre. Il passe son temps à observer ses voisins. de l’autre côté de la cour.

Les dernières œuvres (période 1966 – 1976)
Au cours de la période 1966-1976, Alfred Hitchcock ne tournera que quatre films. Deux se rattacheront au cycle des œuvres d’espionnage. Les autres exploiteront la veine du thriller. En 1966, Torn curtain (le Rideau déchiré) devait choquer les critiques de gauche. Ils accusèrent le film d’être une œuvre anticommuniste et suggérèrent que son auteur était en train de devenir gâteux.
LES FILMS D’HITCHCOCK SUR MON CINÉMA À MOI
THE LODGER (Les Cheveux d’or) 1927
THE 39 STEPS (Les 39 marches) 1935
SABOTAGE (Agent secret) 1936
THE LADY VANISHES (Une femme disparaît) 1938
JAMAICA INN (La Taverne de la Jamaïque) 1939
REBECCA 1940
SABOTEUR (Cinquième colonne) 1942
SHADOW OF A DOUBT (L’ombre d’un doute) 1943
LIFEBOAT 1944
SPELLBOUND (La Maison du docteur Edwardes) 1945
NOTORIOUS (Les Enchaînés) 1946
THE PARADINE CASE (Le Procès Paradine) 1947
ROPE (La Corde) 1948
STAGE FRIGHT (Le Grand Alibi) 1950
STRANGERS ON A TRAIN (L’Inconnu du Nord-Express) 1951
I CONFESS (La Loi du silence) 1953
DIAL M FOR MURDER (Le crime était presque parfait) 1954
REAR WINDOW (Fenêtre sur cour) 1954
TO CATCH A THIEF (La Main au collet) 1955
THE TROUBLE WITH HARRY (Mais qui a tué Harry ?) 1955
VERTIGO (Sueurs froides) 1958
NORTH BY NORTHWEST (La Mort aux trousses) 1959
TORN CURTAIN (Le Rideau déchiré) 1966
- THE LONG NIGHT – Anatole Litvak (1947) / LE JOUR SE LÈVE « refait » et « trahi »
- EDWIGE FEUILLÈRE : LA GRANDE DAME DU SEPTIÈME ART
- LA POLITIQUE DU CINÉMA FRANÇAIS
- THE GARMENT JUNGLE (Racket dans la couture) – Vincent Sherman (1957)
- THE RACKET (Racket) – John Cromwell (1951)
Publication mise en ligne le 20/12/2019 – Mise à jour le 19/09/2022
Catégories :Les Réalisateurs