Les héros du film noir sont souvent des êtres hantés par leur passé. De fait, ce poids du passé est sans doute l’un des thèmes majeurs du genre. Dans le classique de Robert Siodmak The Killers (Les Tueurs, 1946), basé sur la nouvelle d’Ernest Hemingway, le personnage principal, Swede (Burt Lancaster), attend avec résignation d’être tué par deux voyous, sachant que son passé a fini par le rattraper.

Dans Cornered (Pris au piège, 1945), réalisé et écrit respectivement par deux futures victimes du maccarthysme, Edward Dmytryk et Adrian Scott, Gerard (Dick Powell), psychologiquement traumatisé par la mort de sa femme pendant la guerre, arpente le monde avec une mine renfrognée à la recherche du ou des criminels qu’il croit responsables de son malheur.

Dans The Dark Corner, (L’Impasse tragique, 1946), Galt, un détective privé piégé et emprisonné pour un crime qu’il n’a pas commis, s’apitoie sur son sort et se complait dans son aliénation, refusant toute marque d’affection pour se concentrer sur sa vengeance. Son ex-associé a monté un coup et s’est arrangé pour l’envoyer en prison à sa place. Le film s’ouvre sur sa libération mais, quelques jours plus tard, il est de nouveau sur le point de plonger, cette fois pour meurtre, sans même savoir qui l’a piégé. Il s’ensuit un long cri d’angoisse existentiel, exprimé dans la lamentation de Galt à sa secrétaire, devenue une réplique classique : «Je me sens mort à l’intérieur. Je suis acculé contre un recoin sombre et je ne sais même pas qui me cogne dessus. »

Dans The Fallen Sparrow (Nid d’espions, 1943), John Garfield incarne un émouvant ancien combattant de la guerre civile espagnole qui n’arrive pas à se libérer du souvenir de son incarcération et de sa torture par les agents de Franco.

Dans Tomorrow is Forever (Demain viendra toujours, 1946), Orson Welles est un soldat grièvement mutilé qui abandonne sa femme tant il a honte. Des années plus tard, il ne peut s’empêcher de revenir rôder près de son ancienne maison. Incapable d’échapper à son passé ni d’y faire face, il préfère avec un certain masochisme assumer une fausse identité pour travailler près de son ex-femme et de son fils.

Dans Cry Vengeance (La Vengeance de Scarface, 1954), Mark Stevens reprend son rôle de The Dark Corner. Il interprète un flic amer, physiquement et psychologiquement meurtri, qui décide de se venger d’un homme qu’il considère responsable de la mort de sa femme et de leur enfant. Il ne parviendra à se débarrasser de son passé que grâce à l’intervention de l’homme qu’il recherche.

Le plus freudien de tous ces films quasi freudiens est sans conteste Spellbound (La Maison du docteur Edwards, 1945) d’Hitchcock, la psychiatre Ingrid Bergman est obsédée par un patient (Gregory Peck) qui fait un blocage sur son passé et la culpabilité que celui-ci éveille en lui. Hitchcock fait ressortir les éléments freudiens au premier plan, surtout dans les fameuses séquences de rêve – dans des décors signés Salvador Dali -, que la psychiatre doit décrypter afin de sauver son patient/amant. Cette liste même partielle de films noirs de la période classique présentant des personnages meurtris physiquement et psychologiquement par des événements du passé, qu’ils ne peuvent ou, le plus souvent, ne veulent pas assumer, démontre la proéminence de ce thème. [Film Noir – Alain Silver & James Ursini, Paul Duncan (Ed.) – Ed. Taschen (2012)]

Le titre de Out of the past (La Griffe du passé, 1947 ; ou Pendez-moi haut et court) résume à lui seul toute cette thématique. Il fut réalisé par Jacques Tourneur sur un script du scénariste romancier Daniel Mainwaring et photographié par Nicholas Musuraca, trois grands spécialistes du film noir. Le héros Jeff Bailey/Markham, interprété par une autre légende vivante du film noir, Robert Mitchum, se terre à Bridgeport, une petite ville nichée dans les montagnes californiennes. Il s’y est construit une nouvelle vie. Il possède un garage et emploie un adolescent sourd qui l’idolâtre comme un père. Il fréquente une provinciale virginale, Ann, qui le trouve « secret » mais ne l’en aime pas moins. Le décor ne pourrait être plus idyllique : un lac étincelant, l’air pur de la montagne, un soleil éclatant, de l’espace, bref, l’antithèse de la grande ville à laquelle Bailey veut échapper. Mais son passé ne veut pas mourir et finit par prendre forme humaine en la personne de Joe, un truand envoyé par l’ancien employeur de Bailey, Whit Sterling.

Bailey accepte de retourner avec lui dans les ténèbres et le chaos urbains. Mais avant, il lui faut confesser son passé à Ann, ce qu’il fait tandis qu’ils roulent vers la maison de Sterling sur le lac Tahoe : «Je suis fatigué de fuir… Je dois faire le ménage une fois pour toute. » Dans un flash-back typiquement noir, Bailey raconte sur un ton laconique, presque fataliste, comment il est arrivé dans cette impasse de sa vie. Dès le début du flash-back, l’atmosphère et l’esthétique du film changent radicalement. Les paysages aérés et lumineux des hauteurs cèdent la place à des extérieurs et intérieurs nocturnes, souvent dans des bars bondés, des night-clubs bruyants et un dédale de rues obscures. Ce glissement correspond à la descente dans le passé sombre qui hante le héros du Noir.
À ce stade du film apparaît la femme fatale : Kathie Moffat (Jane Greer). Des années plus tôt, Sterling avait envoyé Bailey, alors détective privé travaillant à Los Angeles et San Francisco, à la recherche de sa maîtresse Kathie qui lui avait tiré dessus avant de s’envoler avec 40 000 dollars. Bailey l’avait traquée jusqu’à Acapulco. Sa première impression d’elle résume en un clin d’œil ce qui l’a fait succomber mais aussi pourquoi la Kathie de Jane Greer est devenue un modèle pour toutes les femmes fatales qui ont suivi. Alors qu’elle entre dans le café sordide et sombre, à contre-jour, la voix off déclare : «Je l’ai vue émerger du soleil. » Elle avance d’un pas langoureux mais assuré et s’assoit à une table, faisant mine de ne pas remarquer Bailey qui ne la quitte pas des eux. Froide et osée, elle allume une cigarette tandis que Bailey l’aborde en se faisant passer pour un touriste. Il lui sort quelques plaisanteries vaseuses assorties d’amorces de drague éculées. Elle esquisse adroitement ses avances, se contentant de laisser entendre qu’elle se rendra dans un café voisin un soir prochain. Bailey commence alors à monter la garde, attendant patiemment qu’elle réapparaisse, cette fois « émergeant du clair de lune ». Dès lors, il est cuit. « Il vous sera très facile de me mener n’importe où par le bout du nez », prophétise-t-il. Elle ne s’en prive pas. Ils entament une liaison et il ment à son employeur quand il doit dire où elle se cache, au risque de se faire descendre par ses hommes de main. Bailey et Kathie parviennent à échapper à Sterling. Alors qu’ils se trouvent dans une cabane enfouie dans des bois sombres dans les environs de Los Angeles, leurs projets d’avenir sont menacés par Fisher, l’associé de Bailey. Celui-ci les a retrouvés et réclame une part du magot qu’il est persuadé que Kathie a volé. Fisher et Bailey se battent, leurs corps entrant et sortant de l’ombre de la cabane. Un gros plan sur Kathie la montre observant le combat et, l’espace de quelques secondes, elle esquisse, un sourire sadique, comme si elle avait enfin ôté son masque de victime amoureuse, révélant son vrai visage de tueuse sans pitié, celui d’une femme capable de tirer sur son ex-amant Sterling et d’achever Fisher quand Bailey n’y parvient pas. Elle l’élimine d’une balle à bout portant puis disparaît en voiture dans la nuit.

Le flash-back s’achève sur Bailey entrant dans la maison du lac Tahoe et découvrant Kathie rabibochée avec Sterling. Elle le persuade d’accepter un dernier travail pour le boss : voler des documents à un avocat qui menace de dénoncer Sterling au fisc. Bien que Bailey ne semble pas tout à fait convaincu quand elle assure qu’elle n’agit que sous la terreur de Sterling, sa nature susceptible et le puissant désir qu’il éprouve encore pour elle lui font accepter. Il est clair qu’il la trouve toujours aussi magnétique, même s’il lui assène une répartie typique de la poésie brusque et frustre du Noir : « Tu es comme une feuille que le vent souffle d’un caniveau à l’autre. » Une fois à San Francisco, Bailey commence à avoir des doutes. Il sent venir le coup monté, à savoir que Kathie et Sterling cherchent à lui faire endosser le meurtre de l’avocat. Naturellement, c’est le cas. Bien qu’il ait découvert leur stratagème, Kathie parvient une fois de plus à s’en sortir en exploitant son fichu romantisme et son désir sexuel. Elle propose de s’enfuir avec lui au Mexique. Il accepte.

Comme la plupart des héros de films noirs, Bailey est un être très imparfait. La feuille ballottée par le vent n’est pas Kathie, si forte dans sa détermination. Chacune de ses décisions semble l’enfoncer encore un peu plus dans un labyrinthe noir, illustré par le dédale de rues sombres de San Francisco. Ce n’est que plus tard, quand Kathie tente de lui mettre sur le dos le meurtre de Fisher, qu’il brise enfin le lien avec elle et son passé, réclamant d’être payé pour les documents qu’il a volés chez l’avocat. Mais, dans le monde du noir, on s’en tire rarement à bon compte. Bailey rentre se cacher à Bridgeport avant d’être retrouvé par Joe. Il est sauvé par le garçon sourd mais personne ne peut altérer la trajectoire finale du destin de Bailey, si ce n’est Bailey lui-même. Enfin… il peut toujours essayer. Il revient voir Sterling et le trouve mort, abattu par Kathie. Celle-ci a désormais tous les atouts en main, y compris l’argent. En classique femme araignée, à l’instar d’une Phyllis Dietrichson dans Double Indemnity, elle prend le contrôle de la situation. « Je n’ai jamais essayé de me faire passer pour ce que je n’étais pas. C’est toi qui l’a imaginé, » Elle le désire toujours et menace de l’accuser du meurtre de Fisher s’il ne retourne pas avec elle à Acapulco pour renouer leur liaison. Il semble accepter passivement son ultimatum : « Pends-moi haut et court, chérie. » Peu après leur départ, ils aperçoivent un barrage policier ; Kathie crie à la trahison et abat Jeff d’une balle de revolver, avant que leur voiture ne soit mitraillée par les policiers.

Ce conte sinistre finit néanmoins sur une note optimiste en libérant Ann de ses propres liens avec le passé. Elle demande à l’adolescent sourd si Jeff s’enfuyait réellement avec Kathie. Il ment, hochant la tête, lui laissant ainsi reprendre le cours de sa vie sans être entravée par le type de souvenirs qui hantaient tant Jeff Bailey. [Film Noir – Alain Silver & James Ursini, Paul Duncan (Ed.) – Ed. Taschen (2012)]


THE KILLERS (Les Tueurs) – Robert Siodmak (1946)
Un passé mystérieux, un amour qui dure jusqu’à la mort, un destin auquel on ne peut échapper : The Killers mérite bien d’être considéré comme un film noir par excellence. Mais avec son héros dont la fin tragique est exposée dès le début par des flash-back, le spécialiste du genre Robert Siodmak exige beaucoup de son public, d’autant que l’on s’identifie volontiers à ce boxeur débonnaire dont la seule erreur, visiblement, n’a été que de s’éprendre de la mauvaise femme…

OUT OF THE PAST (La Griffe du passé) – Jacques Tourneur (1947)
Le titre même du film évoque pleinement le cycle noir : le protagoniste Jeff, incarné par Robert Mitchum, marqué par le destin, porte sur son visage cette fatalité qui se lit dans son regard sombre et sans joie ; Jane Greer fait une très belle prestation dans le rôle de Kathie, la femme érotique, et destructrice ; le scénario de Mainwaring réussit, quant à lui, à , déterminisme implacable qui resserre le présent et le futur de Jeff, grâce au procédé du flash-back, enfin, les éclairages sombres du chef opérateur, Nicholas Musuraca, un familier des films noirs, soulignent parfaitement la sensibilité tragique de Tourneur.
- LIFEBOAT – Alfred Hitchcock (1944)
- I DIED A THOUSAND TIMES (La Peur au ventre) – Stuart Heisler (1955)
- BARBARA STANWYCK
- ALL ABOUT EVE (Ève) – Joseph L. Mankiewicz (1950)
- [AUTOUR DE « L’IMPOSTEUR »] HOLLYWOOD S’EN VA-T-EN GUERRE
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