Le Film français

CHIENS PERDUS SANS COLLIER – Jean Delannoy (1955)

Chiens perdus sans collier fait partie d’une catégorie un peu à part dans la filmographie de Gabin, mais néanmoins importante : celle puisant dans un certain réalisme social. L’expression est à prendre au sens large, Gabin n’ayant pas réellement participé à des films « militants ». Même La Belle équipe, souvent considéré comme un manifeste des idéaux du Front populaire, n’a jamais été considéré comme tel par l’acteur, ni par le cinéaste Julien Duvivier. Ce qui n’empêche pas le célèbre film de 1936 de constituer, comme Chiens perdus sans collier, une véritable radiographie de l’époque. Gabin tournera en fait un certain nombre de films dans lesquels sera mis en avant cet intérêt pour le quotidien de gens simples, dont la vie est dépeinte avec justesse. Le Jour se lève, de Carné, appartient à ce genre, de même que, bien des années plus tard, Le Cas du Docteur Laurent ou L’Air de Paris.

Le milieu des années 1950 constituera d’ailleurs pour Gabin une sorte de pic dans ce domaine : après Chiens perdus sans collier, il tourne coup sur coup deux « drames ouvriers » : Des Gens sans importance et Gasoil. Plus tard, il apparaîtra également dans des œuvres interrogeant la haute bourgeoisie (En cas de malheur, Les Grandes familles) et le monde paysan (La Horse, L’Affaire Dominici). Autant de films qui, derrière une intrigue plus ou moins romanesque, se soucient de décrire des réalités qui, pour être ordinaires, ne sont pas pour autant dépourvues d’intérêt. En particulier aux yeux des spectateurs du XXIe siècle… [Collection Gabin – Eric Quéméré – mai 2006]

Julien Lamy exerce un métier passionnant, mais souvent ingrat : juge pour enfants, il doit décider du sort de délinquants en herbe. Face à des parcours familiaux dramatiques, il n’est pas toujours facile de placer certains enfants en « centres », geste perçu a juste titre comme une punition. Mais, pour le juge, il est parfois nécessaire de protéger ces mineurs des mauvaises influences, et d’eux-mêmes… L’intrigue de Chiens perdus sans collier est tirée d’un roman de Gilbert Cesbron écrivain qui a entamé au milieu des années 1940 une carrière couronnée de nombreux succès.

Il livre ainsi en 1952 la célèbre pièce Il est minuit, Docteur Schweitzer, également adaptée à l’écran. Humaniste, il s’intéresse aux défavorisés, et à ceux qui consacrent leur vie à leur venir en aide – tel le juge Lamy, célibataire qui ne vit que pour son métier. Une figure qui ne pouvait que séduire l’austère Jean Delannoy : quelques mois à peine après la sortie du livre, le cinéaste en confie l’adaptation à un trio de scénaristes formé par François Boyer, Jean Aurenche et Pierre Bost. Ces deux derniers, qui œuvrent le plus souvent ensemble, sont à l’époque les « stars » de la profession, comptant déjà à leur actif des films comme Le Diable au corps, L’Auberge rouge ou encore Jeux interdits

Côté interprétation, Jean Delannoy retrouve avec plaisir Jean Gabin, avec qui il a déjà signé en 1952 La Minute de vérité. Entre temps, l’acteur est revenu sur le devant de la scène grâce au succès inattendu de Touchez pas au grisbi. Mais loin de se cantonner dans le genre du polar, il choisit au contraire d’explore différentes directions, dont celle, encore rare à l’époque, du film « social ». Pour l’entourer, Delannoy fait appel à des comédiens aguerris qui ont déjà donné la réplique à Gabin. Dora Doll vient ainsi de l’affronter coup sur coup dans Touchez pas au grisbi et dans French Cancan ; Jane Marken jouait pour sa part dans Gueule d’amour et dans La Marie du port. Quant à son acolyte Robert Dalban, il a participé à l’époque à trois films de Gabin : Au-delà des grilles, La Minute de vérité et Leur dernière nuit.

En revanche, il sera plus délicat de trouver des acteurs pour les rôles d’enfants et d’adolescents. Pour le rôle du jeune Alain, le cinéaste finit par arrêter son choix sur Jimmy Urbain, enfant âgé de onze ans à l’époque, qui n’a fait jusqu’alors qu’une courte apparition dans La Neige était sale (on le retrouvera trois ans plus tard en Gavroche dans Les Misérables). Serge Lecointe, qui joue le rebelle Francis, a en revanche tenu des petits rôles dans une dizaine de films, et Delannoy l’a déjà dirigé dans Dieu a besoin des hommes. Mais le cinéaste ne redoute absolument pas de tourner avec de jeunes acteurs, comme il l’ explique dans son livre de souvenirs : « Je n’ai jamais eu de problèmes avec les enfants. Avec eux, c’est l’état de grâce, on se comprend. Les acteurs enfants sont des petits singes, des petits perroquets qui répètent volontiers ce qu’on leur fait faire ou dire. L’important, c’est de trouver en eux le chemin de leur sensibilité, et de les choisir pour leur intelligence ».

Entamé le 28 mars 1955 en grande banlieue parisienne à Provins puis à Conflans-Sainte-Honorine, le tournage est chaleureux grâce à la présence d’une cinquantaine d’enfants sur le plateau. « On parle volontiers du mauvais caractère de Gabin, de son côté bourru, explique Delannoy. C’est vrai qu’il n’est pas toujours à prendre avec des pincettes. Mais cette fois, à cause des gosses, il a été merveilleux de compréhension. J’ai eu la révélation de sa profonde humanité. J’ai appris à aimer les hommes pour ce qu’ils gardent d’enfance en eux. Gabin est de ceux-là. » Dans le regard de l’acteur, une innocence qui ne trompe pas, et surtout une grande bonté, sans aucun doute le seul sentiment qu’un comédien ne puisse exprimer dans son jeu sans vraiment réprouver. [Jean Gabin inconnu – Jean-Jacques Jelot-Bkanc – Ed. Flammarion (2014)]

Le 21 octobre 1955, à sa sortie sur les écrans, le film franco-italien Chiens perdus sans collier reçoit une volée de bois vert de la part des journalistes. Toutefois, le jeune critique de la revue Arts François Truffaut, habituellement plus féroce, paraît réservé envers l’acteur : « Il se produit pour Gabin ce qui se passe pour Pierre Fresnay depuis dix ans, constate-t-il. Il se met à jouer faux, et l’on découvre maintenant qu’il a du génie ; il cligne des yeux, hoche la tête et parle entre les dents, tout cela avec une certaine roublardise… » Dans les pages du Bulletin de la Centrale catholique de la radio du cinéma et de la télévision, un autre critique lui tresse même une couronne de lauriers : « Gabin, au contraire, est libre, et c’est une réussite parfaite, dans un genre nouveau, bourru et patient, sensible et juste.» De son côté, le journal Libération du 28 octobre affirme, je cite, « Gabin est notre plus grand acteur de cinéma, le seul sans doute qui ne compose jamais, le seul à donner l’impression qu’au lieu d’entrer dans la peau des autres ce sont les personnages qui entrent dans sa peau à lui. » [Jean Gabin inconnu – Jean-Jacques Jelot-Bkanc – Ed. Flammarion (2014)]

Chiens perdus sans collier rencontre un succès honorable. Le film détonne un peu au sein d’une production composée principalement d’œuvres de divertissements, comédies ou polars. Au milieu des puritaines années 1950, Delannoy ne craint pas en outre d’évoquer, certes avec pudeur, des réalités comme la prostitution, l’avortement ou la pédophilie – ce qui ne manque pas de surprendre pour un film sorti quelques mois après l’inoffensif Papa, Maman, la bonne et moi… Certes, on peut évidemment discuter de la vision quelque peu édulcorée donnée par le film de la réalité des maisons de correction, et c’est l’une des raisons pour lesquelles François Truffaut, critique de cinéma en 1955, s’acharnera sur l’œuvre de Delannoy. Il n’en reste pas moins que Chiens perdus sans collier constitue aujourd’hui encore, un beau portrait d’adolescents en détresse. [Collection Gabin – Eric Quéméré – mai 2006]


L’histoire

Le juge Julien Lamy, sous des dehors bourrus, est un homme bon et compréhensif. Il saura adapter ses décisions aux cas de Francis Lanoux, voleur de 15 ans, séparé de ses grands-parents qui vivaient dans la promiscuité et qui a mis enceinte sa jeune copine Sylvette et qui sera placé au centre d’observation de Terneray, d’Alain Robert, jeune orphelin pyromane qui fuit la ferme où il a été placé et qui cherche en vain ses parents. Il rencontrera Francis au centre d’observation. Il s’occupe également du cas de Gérard Lecarnoy, régulièrement séparé de sa mère matelassière et aventurière, qui trouvera sa voie en devenant funambule avec un des amis de sa mère. Le juge Lamy ne pourra malheureusement arrêter le destin de Francis et Sylvette qui périront, noyés, alors que la police était prête à les appréhender.

Jean Delannoy (à gauche) sur le tournage du film CHIENS PERDUS SANS COLLIER

Les extraits

JEAN GABIN
S’il est un acteur dont le nom est à jamais associé au cinéma de l’entre-deux-guerres, aux chefs-d’œuvre du réalisme poétique, c’est bien Jean Gabin. Après la guerre, il connait tout d’abord une période creuse en termes de succès, puis, à partir de 1954, il devient un « pacha » incarnant la plupart du temps des rôles de truands ou de policiers, toujours avec la même droiture jusqu’à la fin des années 1970.

LE STYLE AURENCHE ET BOST 
Duo vedette du scénario durant trois décennies, Jean Aurenche et Pierre Bost ont écrit à quatre mains une soixantaine de films, dont plusieurs chefs-d’œuvre. Torpillés par la Nouvelle vague, ils seront réhabilités par Bertrand Tavernier qui fera de Jean Aurenche l’une des principales figures de son film Laissez-passer en 1992.



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