Comme nombre de policiers français des années 50, Touchez pas au grisbi puise directement aux sources du film noir, genre officiellement né à Hollywood en 1941. Le point sur une petite révolution sans laquelle on ne saurait comprendre le film de Jacques Becker.

Une fois n’est pas coutume, c’est une expression française qui s’est imposée pour dénommer tout un pan du cinéma américain : le « film noir ». On peut d’ailleurs s’étonner que cette désignation ait également cours outre-Atlantique, dans la mesure où les films regroupés sous ce terme représentent la quintessence du cinéma hollywoodien. En fait, ce sont des critiques français qui, en 1946, eurent la première fois recours à cette expression : après le blocus opéré par l’armée allemande sur les films américains pendant les années de l’Occupation, le public hexagonal voyait sortir coup sur coup The Maltese Falcon (Le faucon maltais), Double indemnity (Assurance sur la mort), The Killers (Les tueurs), The Big Sleep (Le grand sommeil), Laura… Des polars d’un style inédit, pour lesquels il fallait bien trouver une appellation nouvelle.

Série Noire
Pour nombre d’historiens du cinéma, c’est en fait la rencontre de deux influences qui a donné naissance à ce nouveau genre. Il n’est pas nécessaire d’aller chercher bien loin la première : un rapide coup d’œil au générique de ces films permet de se rendre compte qu’ils sont souvent adaptés de romans policiers, et plus particulièrement d’ouvrages issus de la catégorie « hard boiled » (dur à cuire). La révolution opérée au cours des années trente dans le petit monde de la littérature policière par Raymond Chandler, Dashiell Hammett ou James M. Cain devait bien gagner un jour ou l’autre Hollywood. Ainsi, trois chefs-d’œuvre du film noir, parmi bien d’autres, ont été respectivement tirés de l’œuvre de ces romanciers : The Maltese Falcon (Hammett), Double indemnity (Cain), The Big Sleep (Chandler)…

Melting pot
Mais si l’inspiration du film noir trouve ainsi sa source dans l’univers inquiétant des auteurs de polars, l’esthétique de ce genre américain par excellence s’inscrit en revanche dans une tradition… européenne ! En effet, ce sont bien souvent des réalisateurs ayant émigré à Hollywood qui ont forgé le style visuel de ces polars – à commencer par le viennois Joseph Von Sternberg, qui signe en 1927 Underworld (Les nuits de Chicago), film considéré comme un précurseur du futur film noir. Puis ce seront Billy Wilder (Double indemnity), Otto Preminger (Laura) ou Robert Siodmak (The Killers) qui trouveront dans le genre un prolongement de l’expressionnisme allemand, tandis que Jacques Tourneur Out of the past (La griffe du passé) lui apportera la sombre mélancolie du réalisme poétique français – dont Gabin fut d’ailleurs l’acteur fétiche, dans Pépé le Moko, Quai des brumes ou Le Jour se lève.

Postérité
Mais qu’on ne s’y trompe pas : la plupart des film noir étaient produits à l’époque comme des séries B. Les studios n’investissaient que des sommes modestes pour ces produits, destinés le plus souvent à constituer un avant-programme pour des films « plus prestigieux ». Il faudra plusieurs années pour que le film noir soit enfin considéré comme un genre noble. Car ces histoires de gangsters peuplées de meurtres et de femmes fatales, ont permis à leurs auteurs de poser un regard critique sur le monde qui les entourait, sans avoir à passer par l’idéalisation un peu mièvre des « grands films ». Et certains cinéastes ont livré dans ce genre codifié de véritables œuvres d’art. Aujourd’hui, il est évident pour tout le monde que le personnage d’Humphrey Bogart dans The Maltese Falcon, ou celui de Rita Hayworth dans The Lady from Shanghai (La dame de Shanghai), méritent amplement leur place aux côtés des plus grands héros du cinéma mondial. [Eric Quéméré – Collection Gabin (2005)]


TOUCHEZ PAS AU GRISBI – Jacques Becker (1954)
Classique par son sujet, le film tire son originalité et son phénoménal succès du regard qu’il porte sur ces truands sur le retour. Nulle glorification de la pègre ne vient occulter la brutalité d’hommes prêts à tout pour quelques kilos d’or. Délaissant l’action au profit de l’étude de caractère, Jacques Becker s’attarde sur leurs rapports conflictuels, sur l’amitié indéfectible entre Max et Riton. Et puis il y a la performance magistrale de Jean Gabin. Il faut le voir, la cinquantaine séduisante et désabusée, prisonnier d’un gigantesque marché de dupes, regarder brûler la voiture qui contient les lingots et quelques minutes plus tard apprendre, au restaurant, la mort de son ami.

JEAN GABIN
S’il est un acteur dont le nom est à jamais associé au cinéma de l’entre-deux-guerres, aux chefs-d’œuvre du réalisme poétique, c’est bien Jean Gabin. Après la guerre, il connait tout d’abord une période creuse en termes de succès, puis, à partir de 1954, il devient un « pacha » incarnant la plupart du temps des rôles de truands ou de policiers, toujours avec la même droiture jusqu’à la fin des années 1970.
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