C’est avec ce remake d’Imitation of life (1934), de John Stahl, que Douglas Sirk fit ses adieux à Hollywood. Des adieux bouleversants, à travers quatre figures féminines : Lora, qui rêve d’être actrice ; Annie, sa servante noire si dévouée ; leurs deux filles, Susie et Sarah Jane, cette dernière si blanche de peau qu’elle renie ses origines. Et les hommes ? Ils comptent si peu… Encore plus qu’à l’accoutumée chez Sirk, les femmes d’Imitation of life sont des personnages plus grands que la vie, excessives dans leurs joies, leurs peines, jusqu’à mourir de chagrin, comme Annie, dont la séquence de l’enterrement au son d’un gospel chanté par Mahalia Jackson est l’un des monuments les plus inoubliables de l’histoire du mélo. Le contraste frappant entre la blondeur platine de Lora (Lana Turner) et la peau noire d’Annie, son amie qui restera sa bonne, est un message clairement ironique sur la question raciale dans l’Amérique des années 1950. Avant que Sirk ose une séquence d’une violence rare pour l’époque, où une ordure raciste bat Sarah Jane, dont la blancheur de peau n’est qu’un mirage. « Sans amour, tu vis seulement une imitation de la vie », dit la chanson du générique. Le fond du film ne cesse de condamner cette imitation, et sa forme de la célébrer. Paradoxe éblouissant. [Guillemette Odicino – Télérama]
La scène de l’enterrement. Qui est comme le point d’orgue paroxystique d’Imitation of life, a pris avec le recul une signification doublement symbolique, comme l’a très justement souligné Jan Halliday dans le passionnant recueil d’entretiens avec Douglas Sirk « Sirk on Sirk », qu’il a publié en 1971 : ce sont à la fois les adieux du réalisateur au cinéma américain et les funérailles prémonitoires du vieux système hollywoodien qui ne survivra guère aux années 50 et dont Imitation of life représente la quintessence. « Un nouvel Hollywood était en gestation, dit Sirk, un Hollywood prêt à engendrer des œuvres comme Easy Rider – en tous cas une autre génération de films, au style très différent. Mais je ne me sentais plus assez jeune pour attendre cette ère nouvelle, et continuer à faire des films exactement comme avant n’avait plus de sens pour moi, car j’avais alors d’autres préoccupations et d’autres centres d’intérêt … »
Douglas Sirk est au faîte de sa carrière hollywoodienne lorsqu’il entreprend Imitation of life, qui conclut brillamment la série des remakes des mélodrames larmoyants de John Stahl : Magnificent Obsession (Le Secret magnifique, 1954) et Interlude (Les Amants de Salzbourg, 1957). En fait lorsqu’il commence à préparer le tournage d’Imitation of life, Sirk n’a pas encore vu Images de la vie (Imitation of life, 1934), la précédente version réalisé par John Stahl (il ne la verra qu’après avoir terminé son propre film), pas plus qu’il n’a lu le célèbre roman de Fanny Hurst (auteur de l’immortel « Back Street ») : « J’ai abandonné dès les premières pages, ce genre de littérature étant propre à décourager tout enthousiasme créateur… »
Le cinéaste se contentera comme base de travail d’un synopsis très détaillé du film de 1934 que lui a procuré le producteur Ross Hunter. Au scénario original il n’apportera qu’une modification essentielle en ce qui concerne les rapports des deux principaux personnages féminins : dans la première version, les deux femmes Blanche et Noire, s’associaient pour gagner leur vie et se situaient donc pratiquement à égalité dans l’échelle sociale, tandis que Sirk fera d’Annie Johnson (Juanita Moore) la domestique de Lora Meredith (Lana Turner), donnant ainsi beaucoup plus d’importance au problème noir.
De ce fait, le personnage de Sarah Jane, la fille d’Annie, prend un relief beaucoup plus saisissant et ses révoltes et ses égarements donnent au film un ton très violent et amer : « Le problème racial, dit Sirk, permettait une approche beaucoup plus intéressante. La fille noire a choisi de sacrifier les valeurs morales authentiques (l’amitié, les liens familiaux, la tendresse du foyer… ) pour tenter de conquérir sa place dans Ia société factice qui lui est proposée en exemple. Mais l’imitation de la vie n’est pas la vraie vie et Lana Turner, qu’elle prend comme modèle, vit dans un univers de pacotille. Sarah Jane a choisi l’imitation de la vie plutôt que d’accepter d’être une Noire. Mais on ne peut échapper à ce que l’on est… Imitation of life reflète ainsi les névroses de la société américaine des années 50 (à la fois blanche et noire), une société où les Noirs n’avaient pas encore choisi le slogan « Black is Beautiful » pour revendiquer leur différence. »
Mélodrame sublimé, Imitation of life nous renvoie ainsi un reflet cruel et pessimiste de la vie américaine. Le réalisateur allemand Fassbinder, fervent admirateur de Douglas Sirk, devait déclarer : « Je ne connais peut-être pas d’autre film dans lequel ce constat soit exprimé avec autant de lucidité et de précision et rende un ton aussi désespéré. »
Film de femmes, Imitation of life reflète aussi l’aliénation et la névrose d’une société américaine à la fois matriarcale et misogyne. Les hommes, lorsqu’ils apparaissent, n’y tiennent qu’un rôle marginal ou sont de simples silhouettes, comme les producteurs de cinéma que fréquente Lora Meredith, ou l’ami de Sarah Jane, qui lui administre une cuisante raclée au coin d’une ruelle sinistre à l’éclairage blafard. La jeune fille se vengera des humiliations subies en exploitant à son tour les désirs des hommes dans la boîte de nuit où elle choisit de travailler. Lora Meredith repoussera l’amour sincère de Steve Archer pour les mirages d’une réussite professionnelle qui lui coûtera aussi l’affection de sa fille. Quant au « happy end » de rigueur, il ne doit pas faire illusion : aucune solution véritable n’est apportée aux problèmes de chacun des personnages. Cette concession ne gênait cependant pas Douglas Sirk, qui voyait dans le happy end hollywoodien l’équivalent moderne du deus ex machina de la tragédie antique : « Un artifice qui plaît aux foules et qui n’aveugle nullement les esprits lucides. »
L’histoire
Lora Meredith (Lana Turner), jeune veuve fort séduisante et mère d’une charmante fillette, Susie, cherche à relancer une carrière d’actrice qui a tourné court. Elle engage pour tenir sa maison Annie Johnson (Juanita Moore), une femme Noire qui est, comme elle, seule dans la vie avec une petite fille, Sarah Jane. Dorénavant, Lora refuse de sacrifier son ambition professionnelle à sa vie familiale, c’est pourquoi elle repousse la demande en mariage de Steve Archer (John Gavin). Sarah Jane (Susan Kohner), qui est métisse, a grandi aux côtés de Susie (Sandra Dee). Sa nature ombrageuse et violente se révolte à mesure qu’elle découvre qu’elle vit dans une société dominée par les Blancs. Reniant sa mère, elle se fait passer Blanche au collège et auprès de son ami Frankie, mais celui-ci découvre la vérité et assouvit sa rage sur la jeune fille. Sareh Jane se venge de son humiliation en étant agressive avec Susie et avec sa mère, qu’elle rend responsable de sa condition. Elle nargue même Lora, le jour où elle reçoit des producteurs de cinéma en jouant la comédie de la servilité et de l’obséquiosité. Lora connaît enfin le succès, mais Susie s’éloigne d’elle de plus en plus, reportant toute son affection sur la fidèle Annie. Sarah Jane s’enfuit et devient entraîneuse dans un night-club. Le cœur brisé, sa mère en est réduite à la suivre pour savoir ce qu’elle devient. Minée par le chagrin, Annie tombe gravement malade et meurt, obtenant enfin le seul luxe pour lequel elle a économisé toute sa vie : un enterrement somptueux, avec la participation de la grande Mahalia Jackson elle-même.
Les extraits
Fiche technique du film
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DOUGLAS SIRK
Maître du mélodrame américain, Douglas Sirk a laissé une œuvre marquée par un style baroque d’une très grande originalité. Mais sa première période allemande, peu connue, mérite d’être redécouverte. Achevée en 1959, la carrière américaine de Douglas Sirk n’avait guère attiré , l’attention des critiques anglo-saxons, qui avaient pris l’habitude, contrairement à leurs collègues français, de considérer ses films avec le plus complet dédain. Leur revirement n’en fut que plus spectaculaire. Le début des années 70 vit en effet la parution d’un remarquable ouvrage d’entretiens réalisés par Jon Halliday, « Sirk on Sirk », la publication d’un numéro spécial de la revue Screen (été 1971), ainsi qu’une importante rétrospective au Festival du film d’Edimbourg, en 1972. Lire la suite…
Catégories :Le Film étranger
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