Pour le cinéma français, les années 1960 apparaissent comme une période charnière, période d’incertitude et de crise, d’où il n’est pas facile de dégager quelques lignes de force, tant est grande la confusion.

La confusion politique et idéologique qui, succédant à la fin de la guerre d’Algérie (1962), débouchera sur les événements de mai 1968, va de pair avec un essor économique sans précédent. Parallèlement, la crise du cinéma prend une ampleur inconnue jusque-là. Subissant le choc de la télévision et la concurrence des autres loisirs la fréquentation cinématographique s’effondre. Les conséquences sur la production sont dramatiques : faute de marges bénéficiaires, voire d’un simple amortissement des capitaux investis, les producteurs se trouvent à court de moyens de financement. D’où la mode des films « fauchés », lancée par la nouvelle vague, mais dont le public se détournera rapidement, pour revenir aux grosses productions avec vedettes et gros budgets.

La nouvelle vague entre dans le rang
Les cinéastes de la nouvelle vague, après avoir jeté encore quelques beaux feux, seront pour la plupart contraints bon gré, mal gré, d’entrer dans le système, se bornant à assurer classiquement la relève de leurs aînés. Quant à ces derniers, certains parviendront à résister assez bien, mais beaucoup disparaîtront ou s’enliseront dans des besognes sans gloire. Enfin Godard et quelques autres réussiront à tenir bon, jetant les bases d’un cinéma marginal qu’on verra s’épanouir après mai 1968.

En 1960, la nouvelle vague est à son apogée et la hargne des détracteurs n’empêche pas la sortie d’A bout de souffle d’être l’événement de l’année. La même année, Claude Chabrol présente Les Bonnes femmes, chef-d’œuvre de férocité satirique et malicieuse. Il tournera ensuite sans arrêt des œuvres abondantes autant qu’inégales, voire parfois franchement commerciales. Moins prolifique, François Truffaut est aussi plus rigoureux et plus exigeant. Après le triomphe mérité de Jules et Jim (1961), où Jeanne Moreau trouve un de ses plus beaux rôles, La Peau douce (1963), œuvre en demi-teintes, qui n’évite pas toujours la grisaille, est un échec que suit une longue période de silence. En 1966, c’est Fahrenheit 451, film tourné en Angleterre, tentative ambitieuse mais plus qu’à moitié manquée, et il faut attendre La Mariée était en noir (1967), d’après un roman de William Irish, pour voir Truffaut renouer avec le succès.

Pour Alain Resnais non plus, la période n’est pas particulièrement propice. Succédant à L’Année dernière à Marienbad (1960), chef-d’œuvre unanimement salué comme tel, Muriel (1962), à tort ou à raison, semble marquer un piétinement, voire une régression. Quant aux deux films suivants, La Guerre est finie (1965) et Je t’aime, je t’aime (1968), ils souffrent trop visiblement de scénarios médiocres, contre lesquels le grand talent de Resnais ne peut pas grand chose. A l’opposé de ce cheminement solitaire, la carrière de Louis Malle s’intègre sans difficulté dans le système de production classique et ressemble à celle de Chabrol, un peu moins prolifique, on y rencontre également de tout, que ce soit le médiocre Vie privée (1961), fait sur mesure pour Brigitte Bardot, ou Viva Maria (1965), grand succès commercial, grâce au duo Bardot-Moreau.

Virage à gauche pour Godard
De 1960 à 1967, du Petit Soldat à La Chinoise autrement dit de l’anarchisme de droite au gauchisme militant, Jean-Luc Godard a tourné treize films, sans compter quatre sketches pour des entreprises collectives alors en vogue. Dans cette œuvre considérable, il reste le seul à se montrer fidèle à l’esprit de la nouvelle vague, et même à en accentuer les tendances, y compris lorsqu’il semble jouer le jeu traditionnel, en adaptant un roman célèbre, pour deux stars, Brigitte Bardot et Jack Palance, avec Le Mépris (1963).

C’est vers 1964-1965 que Godard amorce son évolution vers l’engagement politique à gauche, pratiquant un cinéma militant qui sera diversement apprécié… Il n’en reste pas moins que La Chinoise (1967) est un assez extraordinaire document prophétique sur ce qu’allait être « Mai 68 », et que dans ses films on respire bien un certain « air du temps » auquel il est le seul à s’être montré sensible. Cela dit, on peut aussi donner la préférence à ceux de ses films qui échappent à la volonté de prouver, comme l’assez méconnu Bande à part (1964), Pierrot le fou (1965) et surtout ce parfait chef-d’œuvre inconnu Les Carabiniers (1962), film d’une intensité poétique admirable, auquel collabora Rossellini, sans oublier Le Mépris déjà cité. Malgré ses zigzags, l’œuvre de Godard est la plus cohérente de cette période, du moins jusqu’à la fêlure de 1968, qui engendra d’autres métamorphoses.

Les Carabiniers (1962)
Quoique plus classiques en apparence, Jacques Rivette et Eric Rohmer eurent finalement plus de mal à s’imposer. Pour le premier, ce fut avec Paris nous appartient, tourné en 1958-1959 et présenté seulement en 1961, que suivit La Religieuse (1966), adapté de Diderot et qui eut bien des déboires avec la censure. Quant au Signe du Lion (1959) de Rohmer, il ne réussit à sortir qu’en 1962. Ce très beau premier film, grave et austère, ne reçut pas l’accueil qu’il méritait, et son auteur dut attendre jusqu’en 1966 pour pouvoir inaugurer avec La Collectionneuse la fameuse série des Contes moraux, qui allait, dès Ma nuit chez Maud (1969), faire de lui un des tout premiers parmi les nouveaux cinéastes français.

La nouvelle vague avait révélé aussi des cinéastes plus légers ; les meilleurs furent sans doute Jacques Demy, avec ses deux célèbres comédies musicales, Les Parapluies de Cherbourg (1963) et Les Demoiselles de Rochefort (1966), et Michel Deville, dont les premières comédies Adorable Menteuse (1961) et A cause, à cause d’une femme (1962) témoignaient d’une légèreté délicieuse, que les œuvres suivantes eurent parfois du mal à retrouver, mis à part l’excellent Benjamin (1967). On vit même paraître un nouvel auteur-interprète comique, Pierre Étaix lointain descendant de Jacques Tati et auteur du Soupirant (1962). et de Yoyo (1964). Mais, malgré quelques jolies qualités, le disciple ne valait pas le maître. D’une manière générale, la nouvelle vague, fidèle au cinéma français de toujours, eut plus de réussite dans le drame que dans le comique.

Dans le même temps que les initiateurs de la « N. V » faisaient carrière avec plus ou moins de bonheur, d’innombrables nouveaux venus essayèrent de les imiter. Bien peu y parvinrent, et rarement vit-on autant de météores traverser le cinéma français. Pourtant plusieurs avaient du talent, mais même ceux-ci ne triomphèrent pas toujours des obstacles. Ainsi James Blue, Américain de Paris, qui avec Les Oliviers de la justice (1962) donna, à chaud, le seul film français sur la guerre d’Algérie, émouvant et juste. Ainsi Nico Papatakis, dont les étonnants Abysses (1962) n’eurent guère de postérité. Ainsi François Moreuil et Jean Valère qui, l’un avec La Récréation (scénario de Françoise Sagan, 1960), l’autre avec Les Grandes personnes (scénario de Roger Nimier, 1960), célébrèrent tous deux la jeune beauté de Jean Seberg.

Quelques-uns, quand même, après de bons débuts, purent poursuivre leur œuvre au cours des années suivantes. Parmi eux, il faut citer Alain Cavalier, auteur du Combat dans l’île (1962) et de L’Insoumis (1964); Jean-Paul Rappeneau, prix Delluc 1965 pour La Vie de château ; Claude Sautet qui, avec L’Arme à gauche (1965), confirmait les promesses de Classe tous risques (1959) ; René Allio débutant par le coup d’éclat de La Vieille Dame indigne (1964), et Pierre Schoendoerffer, auteur d’un chef-d’œuvre véritable, La 317e Section (1964), inspiré par la guerre d’Indochine. Enfin, Claude Lelouch, après des années de tâtonnements, allait triompher soudain dans le monde entier avec Un Homme et une femme (1966) qui allait marquer le vrai début de sa carrière…

La vieille garde
Quant à l’ancienne génération, elle connaissait pendant ce temps des fortunes diverses. Jacques Becker disparaissait prématurément à cinquante-quatre ans en 1960, en laissant un ultime chef-d’ œuvre posthume, Le Trou. La même année Clouzot donnait La Vérité, avec Brigitte Bardot, dont la facture un peu trop classique parut démodée, au moment où on s’enthousiasmait pour le premier film de Godard. Obligé par la maladie de renoncer au tournage de L’Enfer, demeuré inachevé, Clouzot ne put ensuite tourner qu’un film, La Prisonnière (1967), avant de subir dix ans d’inactivité forcée, jusqu’à sa mort survenue en 1977, à soixante-dix ans. Autant-Lara, qui avait été la cible principale des futurs cinéastes de la nouvelle vague, continua de tourner ; mais, comme s’il avait été ébranlé par les attaques subies, son talent sembla fléchir, et sa production d’alors fut rarement du niveau de ses meilleurs films. Les difficultés rencontrées l’obligèrent à aller tourner en Yougoslavie Tu ne tueras point (1961), film sur l’objection de conscience auquel il tenait beaucoup.

L’Occupation inspira René Clément pour Le Jour et l’heure (1962) et pour Paris brûle-t-il ? (1965), coûteuse superproduction qui remporta un grand succès. C’est aussi la dernière guerre qui fut le sujet d’une autre importante production à succès, Week-End à Zuydcoote (1964), réalisée par Henri Verneuil avec Belmondo. Cinéaste commercial, mais adroit technicien, Verneuil était déjà le réalisateur de nombreux 3 films populaires, comme Le Président (avec Gabin, 1960), Un Singe en hiver, d’après le roman d’Antoine Blondin (Gabin, Belmondo, 1961) ou Mélodie en sous-sol (Gabin, Delon, 1962). Plus ambitieux, sinon plus heureux, c’est à cette époque que Jean-Pierre Melville choisit de se spécialiser dans une série de thrillers à la française avec Le Doulos (1962), Le Deuxième souffle (1966) et, peut-être le meilleur, Le Samouraï (1967), avec Delon, d’une belle sobriété.

Deux des maîtres du cinéma français firent alors leurs adieux, des adieux un peu mélancoliques, à leur art. Ce fut d’abord René Clair (mort en 1981), dont on peut dire que Tout l’or du monde (1961) et même Les Fêtes galantes (1965) n’ajoutaient rien à son œuvre. Ce fut aussi Jean Renoir (mort en 1979) qui, en 1962, donna son dernier long métrage, Le Caporal épinglé. Quant à Jacques Tati, il ne put réaliser qu’un seul film : Playtime (1964).

Toutefois, quelques exilés illustres eurent la possibilité de poursuivre leur carrière en France, non sans mal parfois; ainsi Orson Welles, avec Le Procès (1962), d’après Kafka, et avec Histoire immortelle (1967), produit par l’O.R.T.F.; ainsi Luis Buñuel réalisant chez nous, entre deux tournages espagnols ou mexicains, Le Journal d’une femme de chambre (1963) et Belle de jour (1966), qui ne sont sans doute pas ses films les plus personnels. Paradoxalement, le vétéran qui, au cours de cette période, parvint le mieux à tirer son épingle du jeu fut Robert Bresson. Sans rien abdiquer de son intransigeance, sans faire aucune concession au commerce, il poursuivit sa route solitaire et difficile. On lui doit trois inoubliables portraits de jeunes filles : Procès de Jeanne d’Arc (1961), dont il tint à donner une version très personnelle, Au hasard Balthazar (1965), un chef-d’œuvre absolu, et Mouchette (1966), où pour la seconde fois il adaptait Bernanos.

Enfin, il ne faut pas oublier Abel Gance ; c’est en ces années que le grand ancêtre du cinéma français (mort en 1981), à la carrière orageuse et contrariée, parvint à réaliser son dernier chef-d’œuvre, Cyrano et d’Artagnan (1962) ; à soixante-treize ans, le vieux maître donnait avec ce film baroque, chatoyant, animé, poétique, une extraordinaire leçon de cinéma et de jeunesse. Défiant les vagues et les modes, complète incarnation du cinéma à lui tout seul, la figure de Gance se dresse comme une allégorie rocailleuse à l’orée de ces années indécises et troublées. [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas (1983)]


VERS UN NOUVEAU CINÉMA (1949 – 1959)
Entre 1941 et 1944, en moins de trois ans, une vingtaine de cinéastes nouveaux avaient fait leurs débuts, dont cinq ou six de premier plan. Dans les quinze ans qui suivirent, Il n’en fut pas de même, et il fallut attendre 1959, année de l’apparition de la nouvelle vague, pour assister à une floraison comparable à celle de l’Occupation.

VAGUE CRIMINELLE SUR LE CINÉMA FRANÇAIS
Doublement influencé par la vogue des films noirs américains et par les tragédies urbaines de Marcel Carné, le cinéma français va connaitre, au cours des années 50, un véritable déferlement criminel dans ses salles obscures…

Le cinéma des années 50 : en attendant Godard
A la veille de la nouvelle vague, le cinéma français se complaît dans un académisme suranné. Mais l’honneur du septième art est sauvé par de grands auteurs indépendants comme Renoir, Bresson, Ophüls ou Tati.

LE CINÉMA DES ANNÉES « POMPIDOU
A l’instar des institutions et des mentalités, le cinéma français n’a pas échappé à l’influence de Mai 68. Les années qui suivirent ce printemps historique furent, dans ce domaine, celles d’une irrésistible évolution vers la permissivité.
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