Le Film français

LE DOULOS – Jean-Pierre Melville (1962)

À sa sortie de prison, Maurice rentre chez lui, blanc comme un linge, les mâchoires serrées. Il y retrouve son patron, un receleur de bijoux qu’il soupçonne d’être responsable de la mort de sa femme, et l’abat d’un coup de revolver. Il se réfugie chez sa poule et prépare un cambriolage avec Silien. Lequel porte un chapeau mou et dans le jargon des caïds, le doulos, c’est l’indic… Melville tourna ce polar d’atmosphère dans ses propres studios, à Paris, hors des traditionnels circuits de production de l’époque. Dans la forme, l’autodidacte reste très influencé par les films noirs américains. Sa touche se retrouve plutôt dans la caractérisation de chaque personnage, toujours sur le fil du rasoir, entre ordure et saint, entre bourreau et victime. Flics ou escrocs, tous se ressemblent, complexés, donc agressifs. Melville porte sur eux un regard ambigu. Tout est double, jusqu’à la dernière image, où Belmondo se contemple dans une glace entourée de rayons d’or, tel un Roi-Soleil ou tel un condamné qu’on immole. [Marine Landrot – Télérama (2019)]


Le vraisemblable mensonge (par Claude Beylie

Le seul problème sérieux de l’art, c’est le mensonge. Qui ne s’est pas, au moins une fois dans son œuvre, posé ce problème et n’a point cherché à le résoudre selon sa sensibilité propre, en empruntant des chemins par lui seul tracés (dussent-ils être autant d’impasses), qui a préféré esquiver cette minute où le mensonge des apparences est clairement entrevu, et dénoncé, celui-Ià, s’il existe, est un tricheur sans conscience. indigne du nom de créateur, A plus forte raison, il me semble, lorsqu’il pratique le métier de cinéaste. A cette réflexion fondamentale, je crois bien en effet ne connaître, dans notre art, d’ouvrier si humble, si discrédité, pour peu qu’il soit à la recherche d’une ligne ascendante et pure l’entraînant, à chaque degré un peu plus, vers la maturité, ou vers la mort, par conséquent auteur de films, qui n’y ait accédé.

Mourir, ou mentir : dans cette alternative simple, et décisive, Jean-Pierre Melville, sitôt achevé le générique du Doulos, nous installe expressément. Ce cinéaste, dont nous commençons à bien connaître, à présent, le visage ambigu de jeune homme honorable, et l’art qu’Il possède en propre de creuser quand ça lui chante différents terriers, de jeter négligemment sa gourme, de s’amuser de vivre, de se donner la comédie, ce cinéaste en est donc arrivé au point crucial où tous ceux que nous admirons sont venus. Ses films antérieurs, en effet, nous proposant successivement une poétisation de la résistance (Le Silence de la mer), un romantisme exacerbé des troubles sensuels (Les Enfants terribles), un hommage à la grande truanderie des années folles (Bob le flambeur), une flânerie américaine de globe-trotter sans complexes (Deux hommes dans Manhattan) ou enfin, de subtiles variations sur les thèmes de la foi et de la tentation (Léon Morin, prêtre), conservaient tous une part de jeu, de gratuité sans malice, d’insolence juvénile – qui faisait d’ailleurs le principal charme de son œuvre. Dans le dernier film cité, toutefois, la mécanique commençait à grincer, s’amorçait vers la fin un désarroi profond ne devant rien ou presque à l’art de la composition, cet art que Melville possède au plus haut point et dont le double sens nous ramène tout droit à l’idée initiale : en bref, les limites d’une certaine forme de divertissement apparaissaient, faisant place à de nouveaux critères de vie. Mentir encore, en toute bonne foi (si l’on peut dire), devenait impossible. Ou alors, cela signifiait s’enfermer dans un personnage de convention, faire preuve de lâche complaisance envers soi-même. Ce qui est bien la pire des compromissions, je crois, selon Melville.

D’où Le Doulos, méditation morale de plus grande portée qu’on pourrait croire à première vue, expression d’une certaine difficulté d’être, par un homme qui sait que la jeunesse (et ses séquelles) s’en vont. Le doulos, avant d’être l’homme au chapeau ou l’indicateur de police, c’est aussi bien celui qui souffre, l’artiste devant son œuvre, et qui sait qu’un coup de dés plus jamais ne changera la face du monde ; qu’il faut, décidément, mentir, ou bien mourir ; et surtout, oser contempler ce dilemme de face, sans biaiser. Le Doulos : réflexion amère sur le mensonge, et sur l’immense duperie que se jouent entre eux certains personnages privilégiés de la comédie humaine, flics et truands, gendarmes et voleurs, fripons et dupes. Tous mentent, trichent, « flambent » ou s’y efforcent dérisoirement, qui ne le peuvent plus. L’important, le difficile est de bien mentir jusqu’au bout, puis quand sera venue l’heure, de bien mourir. Mentir dans l’ambiance froide, stylisée, un peu blême, de la vie de tous les jours, avec au loin le fracas de la circulation urbaine. Mourir dans un décor de paravents, de Chine et de pluie battante. Entre les deux la rêverie, je veux dire le film, résolution possible du conflit.

Nous sommes, on le voit, assez loin de Montmartre et d’un roman – d’ailleurs très bon – de série noire. Melville, d’emblée, a pris ses distances (notez le zoom partant du Sacré-Cœur, entre chien et loup). Le pittoresque ne l’intéresse plus, l’anecdote à peine. C’est l’homme, vieilli mais avec sa noblesse toujours intacte, qui le tracasse. Le mensonge est du reste une chose trop grave pour en parler en laissant sa voix se perdre dans le décor. Le seul décor convenable, ce sera donc cette nudité, ces violents contrastes de lumière style « faire-part de deuil » fignolés par le grand Nicolas Hayer, ou ce surprenant mobilier exotique de la séquence finale : non pas un décor à la Bresson, ni à la Fritz Lang, (Le Doulos est un peu l’anti-Fritz Lang, (Comme Léon Morin était l’anti-Bresson), mais plutôt à la Hawks, le Hawks de Scarface ou du Big Sleep, Des lumlères crues tombant de plein fouet, comme  pour un interrogatoire, sur ces visages de menteurs formant l’une des plus étonnantes galeries que le film criminel nous ait proposées depuis longtemps : menteurs ratés (Faugel) ou réussis (Silien), menteurs massifs (Kern) ou pathétiques comme des médecins ivres de western (Christian Lude), menteurs sardoniques (Clain) ou à l’allure de drogués (les hommes de main de la Criminelle, si semblables à ceux de Nuttheccio), etc. Tout cela présenté sans fioriture, avec la netteté tranchante du rasoir. Melville burine de plus en plus son univers et ses personnages, en s’interdisant désormais la moindre digression, le moindre épanchement : une manière d’humanisme glacé. Ce n’est pas son moindre mérite, lui qui adorait (par goût personnel) les chemins de traverse, que de progresser maintenant dans la seule et ingrate voie de l’efficacité, à l’imitation d’un cinéma qu’il aime et que d’ailleurs je crois qu’il surclasse à bien des égards. Il sait, en tout cas, de science profonde, que la seule vraie manière d’aller au cœur des choses, c’est de gommer l’accessoire pour ne retenir que l’essentiel. D’éliminer aussi tout ce qui pourrait faire se relâcher l’attention du spectateur. De bien cacher ses fétiches, s’il en reste : cherchez par exemple la croix de Lorraine, ou celle de Léon Morin, elles y sont toutes deux, mais presque invisibles. De n’utiliser, en fin de compte, que des moyens qui sonnent vrai, laissant les traits de coquetterie personnelle au vestiaire. Ne voyez là nul paradoxe : pour peindre le mensonge, et celui-ci tout particulièrement, il faut les couleurs de la vérité. (Réciproquement, l’on ne se confie jamais tant soi-même qu’en effaçant toute trace d’autobiographie. Cela n’est pas nouveau.) Il faut aussi un dialogue simple, où chacun puisse se reconnaître – et non l’argot du Rififi. Par exemple :
« Gilbert Varnove était mon ami. C’est lui qui m’a hébergé à ma sortie de prison. »
Et tout de suite après (c’est l’assassin qui parle) :
« Je ne l’ai pas tué. »

Un dialogue hurlant de vérité. Précisément parce qu’il est placé dans la bouche de menteurs. Car si l’auteur de films est en droit de jouer sur la duplicité, les faux-fuyants, les fourberies, au niveau de sa création, ce qui importe c’est qu’au niveau de la diffusion il sollicite sans truquage l’émotion du spectateur. C’est la méthode de Melville, sur le modèle américain : tout à l’inverse, soit dit en passant, d’une tradition bien établie d’un certain cinéma français (ancien et nouveau). Méthode qui témoigne simplement d’une foi inébranlable en les possibilités de son art.

Encore un mot des personnages, si remarquablement typés qu’on a regret de les quitter si vite. Aucun, notons-le, ne donne lieu à une performance d’acteur, comme il était à craindre. L’inspecteur Clain (Desailly) est le menteur froid, agressif en douceur, l’ordure nette et lisse, irréprochable. Nuttheccio (Michel Piccoli) est admirable dans la mesure où il ment jusqu’à sa dernière minute de vie, jusqu’au moment précis où il voit la balle sortir du canon d’un petit colt braqué sur lui par Silien (l’espace d’une seconde à peine, la peur s’est inscrite sur son visage). Son assassin (Belmondo) ment imperturbablement et avec un tel génie que le spectateur risque bien, ici, d’être dupe (qu’il fasse donc très attention). Faugel, enfin (Reggiani), ment par habitude, comme il respire – mais son souffle est court. Tous sont condamnés à mentir selon leur technique propre, parce que c’est la règle, et qu’il n’y a rien d’autre à faire dans le parfait engrenage où ils ont mis le doigt (et qui est le film). Tous mentent, donc jouent leur rôle, au niveau exact que leur a prescrit Melville. C’est-à-dire à hauteur d’homme.

Et l’amitié, objectera-t-on ? L’amitié, que l’on pourra appeler, d’un autre nom, complicité de l’auteur et de ses acteurs, est chose encombrante mais nullement exclue de cette jungle, le film, ou le « milieu ». Il arrive qu’elle rapproche les tempéraments les plus dissemblables, les destins les plus contradictoires. Elle est presque, par définition, génératrice de conflit. Vos deux meilleurs amis s’entretuent : qu’allez-vous faire, la chose une fois consommée ? Ce thème, et ses prolongements, chers à Melville, comme ils le furent à quelques-uns de ses maîtres (Hawks, Becker), je ne suis pas certain toutefois que dans L’Aîné des Ferchaux nous les retrouvions tels quels. Le Doulos en est – peut-être – le chant du cygne. Peu à peu, l’on dirait que Melville tend à leur substituer une autre vertu capitale qui est l’estime. Celle-ci du moins ne brouille pas les pistes, s’affirme selon un processus plus discret, plus immédiat, moins sujet aux regrets superflus. L’estime ne fait pas trembler les mains – des héros ni du metteur en scène. Ce qui explique que le final de Bob ait pu paraître, à la réflexion, légèrement décevant, alors que celui, similaire en apparence, du Doulos, quand Belmondo se penche, n’ayant rien compris, sur Reggiani, puis se relève, va se recoiffer, et mourir, celui-ci est quasiment sublime.

Criant de vérité, disais-je. Oui. Ces méandres psychologiques, cette ambiguïté permanente de comportement, qui confère aux héros de ce film une réalité si saisissante, ce dédain des petites roueries habituelles et cette façon qu’ils ont de ne jamais se dévoiler tout à fait, nous laissant libre de les juger à notre guise, ce réalisme supérieur qui gouverne leur moindre attitude, ce compte rendu minutieux d’une chasse au bonheur (tel est, résumé au plus bref, le sujet profond du Doulos), tout cela ne serait rien, sans doute, si une extraordinaire précision artisanale, un amour du style poussé – comme dirait l’autre – jusqu’à la manie, une rigueur dans la description des plus petits gestes, provoquant chez le spectateur attentif une sorte de jubilation, ne venaient rehausser ce qu’il pourrait y avoir d’un peu lassant dans l’exposé du thème. Comment on gifle une fille (menteuse en bas noir, trop jolie pour être honnête) et comment on la bâillonne près d’un radiateur ; comment on manie un colt cette arme de race aux courbures Louis XV, et comment l’on décroche un téléphone, posément, sans hâte ; les mille et une manières de gravir un escalier et de fixer son chapeau sur la tête ; comment enfin, passé un certain âge, le mensonge ne paie plus, et comment ceux qui s’y obstinent courent à leur perte, seules comptant alors la beauté et la vérité physiques de leur agonie : voilà ce que nous offre, parvenu au point extrême d’une évolution à partir duquel il faudra bien se résoudre à reconnaître en lui un authentique héritier du classicisme, Jean-Pierre Melville. Si donc le mensonge dont il nous entretient dans ce Doulos est assurément le problème majeur que doit se poser l’auteur de films à un moment donné de sa carrière, nul doute que la vérité à laquelle il sacrifie dans sa peinture soit d’importance primordiale elle aussi, d’après le dogme même de cette philosophie virile dont je serais tenté de dire, paraphrasant Pascal, qu’elle est la seule qui vaille une heure (et demie) de peine. [Claude BEYLIE – Les Cahiers du cinéma (n°141 – mars 1963)]


LE FILM NOIR FRANÇAIS
C’est un réflexe de curiosité qui nous portent vers le film noir français. En effet, quelle forme fut plus occultée en faveur du thriller américain et de sa vogue chez nous ? Quand Bogart-Philip Marlowe appartenait à nos mémoires les plus chauvines, Touchez pas au grisbi de Becker était à une époque invisible. La Nouvelle Vague avait opéré une fracture avec un certain cinéma sclérosé qu’elle allait remplacer. A l’exception de Renoir, elle se voulait sans ascendance nationale. Les noms de Gilles Grangier ou d’Henri Decoin faisaient rire dans les années 1960… mais il fallait-il rejeter leurs policiers denses et robustes des années 1950 ? Dans la mouvance du Grisbi, un genre s’était constitué avec sa durée propre, sa forme très codifiée, toute une mise en scène originale du temps mort.


Paul Misraki signe la musique du film de Jean-Pierre Melville et retrouve le genre policier avec Belmondo après A Double tour (1959) de Claude Chabrol.

L’histoire

Avertissement ! Le résumé ainsi que les extraits dévoilent l’intrigue du film.

Maurice Faugel (Serge Reggiani) a mal supporté son séjour en prison, durant lequel sa femme a été abattue. Par vengeance, il tue le receleur Gilbert Varnove (René Lefèvre) avec sa propre arme, alors que celui-ci prépare des bijoux volés. Ce butin doit être remis à Nuttheccio (Michel Piccoli) et à Armand, dont l’arrivée provoque la fuite de Faugel, avec le revolver et le magot. Par précaution, il dissimule le tout dans un endroit désert, au pied d’un réverbère.

Le lendemain, Silien (Jean-Paul Belmondo), son meilleur ami, lui apporte du matériel chez Thérèse, la logeuse et amie de Faugel, pour faire un cambriolage. Puis il va téléphoner à un de ses amis, l’inspecteur Salignari. Silien est mal vu dans le milieu, il a la réputation d’être un « doulos », c’est-à-dire un indicateur. Pendant le cambriolage d’un hôtel particulier par Faugel et son complice Rémy, Silien revient chez Thérèse, et la contraint à lui donner l’adresse où le « casse » doit avoir lieu, puis il la ligote et la bâillonne. À l’arrivée des policiers, Faugel et son complice prennent la fuite, des coups de feu éclatent, Rémy et Salignari sont tués, Faugel est touché d’une balle et s’évanouit.

Recueilli par un inconnu, qui reste dans l’ombre mais dont on pourra supposer ultérieurement qu’il s’agit de Silien, Faugel se réveille dans un lit, sans savoir qui l’a sauvé, tandis qu’un médecin extrait la balle. Se sentant traqué, il confie à son hôtesse un dessin qui représente la cache des bijoux et qu’elle doit donner à Jean, l’ami commun de Faugel et de Silien. Pendant ce temps, Thérèse est assassinée, le meurtre étant maquillé en accident de voiture. Faugel est arrêté par le commissaire principal Clain (Jean Desailly), avec l’aide de Silien, qu’il a obtenue en le menaçant de l’impliquer dans une affaire de drogue. Faugel est vainement interrogé par le commissaire Clain, qui l’inculpe du meurtre de Gilbert Varnove. Il se retrouve alors en prison, convaincu d’avoir été dénoncé par Silien. Se croyant perdu, Faugel promet les millions qu’il a enterrés à son camarade de cellule en échange du meurtre du doulos.

Mais Silien profite du séjour en prison de Faugel pour préparer une mise en scène qui innocente Faugel du meurtre de Varnove et laisse croire que Nuttheccio et Armand se sont entretués, à cause des bijoux qui réapparaissent opportunément. Faugel est alors remis en liberté et Silien lui raconte une version fort différente du déroulement apparent des faits : c’est Thérèse qui l’aurait dénoncé et Silien se serait chargé de le venger en son nom en éliminant Thérèse, qui a été tuée par Jean. Faugel accepte l’explication et, pris de remords, tente d’empêcher le meurtre de Silien par son ancien camarade de cellule. Par erreur, celui-ci tue Faugel, qui s’est rendu chez Silien. Puis ce dernier et le tueur s’entretuent, alors même que Jean, complice de Silien, est arrêté par la police qui a trouvé chez lui la preuve de son implication dans le meurtre de Thérèse. L’histoire se termine donc par l’élimination de tous les protagonistes.



13 questions au réalisateur du Doulos posées par Claude Beylie

Jean-Pierre Melville, dans quelles conditions avez-vous été amené à réaliser Le Doulos ? 
Un soir de janvier 1957, mon ami Jean Rossignol me téléphone en me disant : « J’ai un livre pour toi. » Il m’adressait les « bonnes feuilles » d’un roman à paraître dans la Série noire et qui s’appelait Le Doulos. Cela m’a, immédiatement, beaucoup plu : pas tellement dans la forme, anecdotique, montmartroise, que je n’ai pas respectée, mais dans l’esprit. Pierre Lesou a fait un documentaire sur Montmartre ; au contraire, j’ai cherché à m’en éloigner, à prendre mes distances. D’où le zoom symbolique au début, par lequel je quitte Montmartre… et Lesou. J’ai voulu dépasser aussi un certain style sordide en proscrivant, par exemple, totalement l’argot. Je n’aime pas l’argot au cinéma.

Ce qui vous a intéressé, c’est donc une certaine complexité des personnages ?
Oui, et sur ce point j’ai été un tout petit peu plus loin (ou un tout petit peu plus malhonnête) que Lesou. Pour Lesou, le doulos n’est pas un indicateur. Pour moi , il en est un, et sans le moindre scrupule. Où du moins, j’ai conçu mon film de telle manière que l’on puisse penser qu’il en est un. L’explication finale, totalement subjective, peut fort bien en effet, être un nouveau mensonge, un nouvel échafaudage de Silien. J’ai beaucoup joué sur cette ambiguïté. Je dois dire d’ailleurs que cette « trahison » n’a nullement déplu à l’auteur du roman !

De tous les personnages du film, y en a-t-il un, plutôt que l’autre, qui soit votre porte-parole ?
Ils le sont tous, au même titre. Si j’étais indicateur de police, je le serais comme l’est Silien. Si j’étais un homme abîmé, meurtri et diminué par la prison, voulant venger le meurtre de sa femme, je me conduirais comme Faugel. Si j’étais commissaire principal, j’agirais très exactement comme Clain. Et si j’étais tenancier de boîte de nuit ou de tripot clandestin, devant un revolver à la minute de ma mort, je crois que je lue conduirais comme Nuttheccio.

Tout se passe donc comme si vous aviez joué successivement les rôles de ces quatre personnages…
Absolument. Faire un film, c’est être dix comédiens à la fois, c’est s’évader, rêver, vivre d’autres vies. Lorsque j’ai fait Léon Morin, je me suis cru catholique et même prêtre, le temps du film ! C’est merveilleux… Et c’est pourquoi, au fond, le métier de créateur de films est un métier sublime : on vit, pendant quelques mois, la vie de ses héros plus encore que le comédien lui-même. Moins toutefois que si l’on est écrivain. Sur ce plan-là, je crois que l’écrivain est l’homme le plus gâté du monde.

Y a-t-il une part de misogynie dans Le Doulos ?
Certains critiques l’ont prétendu. Mais cela me paraît une idée complètement fausse. Les femmes de mon film ne sont pas si médiocres qu’elles en ont l’air. Rien ne prouve d’ailleurs que Thérèse soit une donneuse : cela, c’est la version Belmondo. Quant à Fabienne, elle aime profondément Silien, c’est évident.

Comment situez-vous Le Doulos par rapport à l’ensemble de votre œuvre ?
Après l’échec de Deux Hommes dans Manhattan, j’ai décidé de ne mettre en chantier que des films destinés au grand public, et non plus seulement à un petit nombre de cinéphiles éclairés. Je voulais toucher la masse des spectateurs, c’est humain, non ? Léon Morin fut réalisé dans ce sens, et Le Doulos s’inscrit dans cette tendance. Cette audience nouvelle, c’est quelque chose de très important pour moi.

Entendez-vous par là vous séparer de la « nouvelle vague », que vous aviez annoncée il y a dix-huit ans avec Le Silence de la mer et dont on continue à vous dire le « père spirituel » ?
J’ai dit et répété que la « nouvelle vague » est une façon économique de faire des films, et rien d’autre. Le style « nouvelle vague » n’existe pas : s’il existait, ce serait purement et simplement le style Godard. Or, nous savons tous que le style Godard, comme le vaccin contre la rage de Pasteur, est dû au hasard : Godard, qui avait fait un film trop long, A bout de souffle, dans lequel il dut couper, a eu l’idée de génie de couper, non des séquences entières comme cela se faisait avant lui, mais dans chaque plan, au petit bonheur. Cette technique a connu, pendant quelque temps, une fortune considérable ; même d’anciens cinéastes tels que Henri Decoin (dans Tendre et violente Elisabeth) y ont eu recours, parce que c’était la mode. A présent, on cherche autre chose.

Quelle est la part de nouveauté et la part de classicisme dans Le Doulos ?
Nouveauté : zéro. Je n’ai pas l’ambition de réinventer le cinéma à chacun de mes films. Le cinéma a atteint son point de perfection aux alentours des années 1934-1935. Depuis, eh bien ! nous avons eu des pellicules plus sensibles, permettant par exemple de tourner des scènes de nuit dans des conditions qui n’étaient guère pensables auparavant. En dehors de quoi je me demande bien ce qu’il pourrait y avoir à inventer dans le cinéma ! Il y a eu deux « inventeurs » du cinéma, deux « moments » si vous préférez : Méliès d’abord et puis… les soixante-trois metteurs en scène américains qui ont « fait » le cinéma parlant d’avant guerre. Ma dette à l’égard de ces derniers, singulièrement dans Le Doulos, est énorme. Sans le cinéma américain de ces années-là, que j’ai aimé et que j’aime encore avec passion (car il a ses continuateurs), je ne ferais pas de cinéma, et je n’aurais pas fait Le Doulos.
Cela est très sensible, notamment, sur le plan du décor : ainsi vous remarquerez que dans Le Doulos il n’y a jamais de fenêtres « à la française », mais toujours des fenêtres à guillotine, recouverte de stores à lamelles métalliques, comme on n’en trouve que dans la vie et les films américains. De même, certaine cabine téléphonique de métropolitain, ou encore le décor du local de police dans lequel a lieu l’interrogatoire, fidèlement calqué sur celui du film de Mamoulian City Streets (lui-même reconstitué d’après les locaux de la police américaine de l’époque). De même encore, vous ne trouverez pas de scènes dans un bistrot parisien, mais dans un bar qui pourrait être de la 2e ou de la 3e Avenue à New-York. Notez que ces détails sont suffisamment dissimulés pour ne pas choquer le spectateur français. Je ne cherche pas à le dépayser à tout prix. Ce qui est important, c’est qu’il ressente une sorte d’envoûtement dû à ce décor inhabituel, qu’il le subisse sans le remarquer. Cet envoûtement, cette fascination sont d’ordre purement cinématographique. Je l’ai voulu ainsi.

Y a-t-il un côté difficulté d’être, de vieillir, de continuer à « jouer le jeu », dans Le Doulos ?
Certainement. Du reste, ils meurent tous, ou presque. Il leur est donc « difficile d’être », comme vous dites ! En vérité, après l’hécatombe finale, il ne reste plus guère en scène que Fabienne et Clain (car Jean écopera du maximum). C’est, si vous voulez, le côté shakespearien du Doulos. Oh ! bien sûr, je n’ai pas la prétention de faire du Shakespeare. Je me suis simplement efforcé de faire un film tragique.

Quelle différence établissez-vous entre un acteur américain et un acteur français ?
L’Amérique est une école unique au monde de formation de l’acteur. Prenez Muni, Raft, Sinatra : bien qu’issus de milieux ou de nationalités très différents (théâtre yiddish, émigrés italiens, etc.), ils sont tous devenus, à un certain moment, des acteurs américains typiques, et cela aussi bien dans leur langage, leur comportement que dans le moindre de leurs gestes… Rien de tel avec le comédien européen, qui garde farouchement son individualité, ses tics. Et puis le comédien français en fait toujours trop… sauf lorsqu’il joue comme les acteurs américains, avec cette nonchalance, cette économie de jeu que j’admire tant. Les acteurs américains jouent toujours under play (en dessous). En France, un Belmondo (dans Léon Morin, car je ne suis pas tellement satisfait de lui dans Le Doulos : il est bon, certes, mais il aurait pu être tellement meilleur), un Reggiani, un Piccoli sont under play. Les autres…

Avec quels acteurs nouveaux aimeriez vous tourner ? Et quels films ?
J’aimerais beaucoup diriger Alain Delon. Je crois qu’il a cette « étoffe »… Et faire, peut-être, un film de guerre. Mais surtout, beaucoup d’autres policiers : c’est le genre que je préfère. Sans pour autant me répéter : j’ai physiquement besoin de faire à chaque nouveau film le contraire de celui que je viens de finir. Ce qui rend votre tâche de critique difficile !

Un aspect au moins me paraît commun à tous vos films : c’est l’absence totale de scènes de plein air, de nature ; et, en revanche, l’abondance de scènes nocturnes, ou d’intérieurs, à la lumière artificielle.
Eh oui ! chez moi, dans la journée, tout est fermé. Pas un rayon de lumière ne filtre dans ma chambre. C’est de la claustrophilie au dernier degré ! Ou bien c’est l’envie d’être perpétuellement au cinéma…

Les plus belles fleurs sont celles qui poussent dans les caves ! [L’Avant Scène Cinéma – Le Doulos, de Jean-Pierre Melville (n° 24 – mars 1963)]


VAGUE CRIMINELLE SUR LE CINÉMA FRANÇAIS
Doublement influencé par la vogue des films noirs américains et par les tragédies urbaines de Marcel Carné, le cinéma français va connaitre, au cours des années 50, un véritable déferlement criminel dans ses salles obscures…

VERS UN NOUVEAU CINÉMA (1949 – 1959)
Entre 1941 et 1944, en moins de trois ans, une vingtaine de cinéastes nouveaux avaient fait leurs débuts, dont cinq ou six de premier plan. Dans les quinze ans qui suivirent, Il n’en fut pas de même, et il fallut attendre 1959, année de l’apparition de la nouvelle vague, pour assister à une floraison comparable à celle de l’Occupation.

LES ANNÉES D’INCERTITUDE DU CINÉMA FRANÇAIS
La confusion politique et idéologique qui, succédant à la fin de la guerre d’Algérie (1962), débouchera sur les événements de mai 1968, va de pair avec un essor économique sans précédent. Parallèlement, la crise du cinéma prend une ampleur inconnue jusque-là. Subissant le choc de la télévision et la concurrence des autres loisirs la fréquentation cinématographique s’effondre. 


LE SAMOURAÏ – Jean-Pierre Melville (1967)
Un chapeau et un trench-coat, ajustés avec un soin maniaque : cette panoplie fétichisée fait office de seconde peau pour Jeff. Il est un fantôme, un taiseux au masque inexpressif. Obsédé par la maîtrise, ce géomètre du crime circule vite, sans laisser de traces. Le code de l’honneur, le destin en marche, la noblesse maléfique du gangster : Jean-Pierre Melville récupère les stéréotypes du ­polar et les exacerbe en éliminant le superflu — psychologie, expressivité, dialogues. Demeurent le décor et des automates tirés à quatre épingles. Alain Delon impressionne la pellicule, comme jamais sans doute, sous le regard d’un cinéaste fasciné, transi d’amour.

DU RIFIFI CHEZ LES HOMMES – Jules Dassin (1955)
Sorti sur les écrans français le 13 avril 1955, Du rififi chez les hommes constitue, en raison de la nationalité américaine de son réalisateur, un cas particulier au sein du film de gangsters français des années 1950. Victime de la chasse aux sorcières maccarthyste, le cinéaste Jules Dassin est contraint d’interrompre sa carrière hollywoodienne après avoir achevé le tournage de Night and the City (Les Forbans de la nuit, 1950) en Angleterre. Il émigre peu de temps après en France, et se voit proposer en 1954 d’écrire et de réaliser l’adaptation de Du rififi chez les hommes.




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