Sorti sur les écrans français le 13 avril 1955, Du rififi chez les hommes constitue, en raison de la nationalité américaine de son réalisateur, un cas particulier au sein du film de gangsters français des années 1950. Victime de la chasse aux sorcières maccarthyste, le cinéaste Jules Dassin est contraint d’interrompre sa carrière hollywoodienne après avoir achevé le tournage de Night and the City (Les Forbans de la nuit, 1950) en Angleterre. Il émigre peu de temps après en France, et se voit proposer en 1954 d’écrire et de réaliser l’adaptation de Du rififi chez les hommes.

Ce projet a été conçu pour capitaliser à la fois sur le succès confirmé de films tels que Touchez pas au grisbi, sur le grand succès en librairie de « Du rififi chez les hommes », et sur les éminentes qualités du réalisateur de The Naked city (La Cité sans voiles et de Brute force (Démons de la liberté). Cet objectif sera atteint dans la mesure où le film remportera un succès critique et public comparable à Touchez pas au grisbi, malgré une absence de stars, avant de triompher au Festival de Cannes. On sait également que Dassin a souhaité remanier en profondeur le livre de Le Breton, sans hésiter à modifier l’organisation du récit ou à supprimer les éléments propres au contexte français qui lui déplaisaient le plus, au premier rang desquels le ressentiment xénophobe contre les immigrés nord-africains et la violence envers les femmes.

Le fait que le film ait été non seulement réalisé mais aussi écrit par le cinéaste américain – avec la collaboration du scénariste français René Wheeler – en fait un cas de figure exemplaire dans la perspective des négociations identitaires du film noir français d’après-guerre, tout en lui donnant un statut historique spécifique. En tant que film noir français réalisé par un metteur en scène spécialiste de l’expression américaine du genre « noir », Du rififi chez les hommes pose de manière privilégiée la question des relations entre le cinéma français d’après-guerre et la culture populaire américaine, en même temps qu’il offre une occasion unique d’interroger la dimension transnationale du film noir : on peut se demander si le film de Dassin s’apparente davantage à un film noir américain ou à un film noir français. Il nous permet aussi, plus fondamentalement, de déterminer les apports d’un cinéaste émigré américain au cinéma français : en quoi la « migration » du cinéaste américain en France permet-elle de négocier une identité culturelle nouvelle ? [Le film noir français face aux bouleversements de la France d’après-guerre (1946-1960) – Thomas Pillard – Ed. Joseph K. (2015)]

Avec son premier film français, en adaptant ce que François Truffaut considérait comme le plus mauvais roman qu’il lui ait été donné à lire (Arts, 20/04/1955), Jules Dassin offre à la « série noire » française ses lettres de noblesse, au même titre que le Touchez pas au grisbi de Jacques Becker. C’est la sobriété du ton qui frappe au premier chef. Dassin, évite autant qu’il se peut les poncifs inhérents au genre policier. Il se sert au contraire des attributs traditionnels du « polar » comme d’autant de prétextes à des exercices de style. Il exhibe ainsi son talent à tirer un parti hautement cinématographique de scènes ou de situations généralement traitées avec la plus plate convention. Dassin substitue notamment à l’habituelle poursuite finale en automobile une pathétique course contre la mort qui nous vaut de superbes plans de paysage.

Par exemple, cette voûte d’arbres dénudés photographiée depuis la voiture que Tony contrôle avec peine, cadre dont la beauté n’oblitère en rien l’intérêt dramatique. Mais le raffinement de la mise en scène culmine dans la fameuse séquence du cambriolage, morceau de bravoure de près d’une demi-heure, stupéfiant îlot de cinéma quasi muet. A l’instar de Asphalt Jungle (Quand la ville dort) de John Huston, auquel on a souvent comparé le film notamment pour la précision quasi scientifique du cambriolage, les gangsters héros du Rififi sont présentés comme des personnages dignes de toute la sympathie du spectateur. A l’image du petit escroc pitoyable et isolé de Night and the city, le Rififi oppose le tableau d’un groupe solidaire de truands « embourgeoisés ».

La puissance des liens d’amitié qui unissent Tony et ses amis constituent un ressort dramatique qui va nourrir amplement toute la violence du « rififi » proprement dit, tout en magnifiant le Stéphanois, dur au cœur noble. Mais il n’y a aucune apologie du gangstérisme à voir ici, car la logique « noire » du film soumet implacablement les deux bandes à une extermination mutuelle totale : le crime ne paie en aucun cas. Le film s’achève, de plus, sur une image des policiers qui récupèrent la valise contenant le fruit du cambriolage comme pour donner le change à quelque morale insatisfaite ou suspicieuse.

Cela n’empêche pas Dassin d’adresser un astucieux pied de nez aux ciseaux d’Anastasie avec la scène où Tony flagelle Mado : alors que la bande-son livre les cris de la suppliciée dénudée, la caméra cadre ironiquement une photographie fixée au mur qui représente le couple serein au temps où il était encore uni. Le cinéaste malicieux s’amuse également à tromper les cinéphiles avertis qui ne manquent pas de lire dans le plan du ballon qui s’échappe, lors du rapt de l’enfant, une allusion à la mort de la petite Elsie dans M le maudit de Fritz Lang : Tonio sera sauvé. Ce bonheur d’expression qui éclate à chaque image du Rififi témoigne du plaisir de filmer retrouvé par le réalisateur. Il n’hésite pas à afficher son recul par rapport au genre policier dans les limites duquel les exigences commerciales des producteurs le maintiennent. C’est ainsi qu’il fait exécuter à la sensuelle Viviane son lascif numéro de chant devant un écran sur lequel se découpe la silhouette d’un gangster dûment armé d’un revolver… ponctuant d’entre-chats les couplets auto-parodiques de la fameuse chanson « Le rififi ». [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]

La fausse guitare grossièrement décorée a l’air immense à côté de l’homme qui se tient à côté. Ligoté à une poutre entre les décors d’un spectacle de boîte de nuit, on aperçoit derrière lui les pattes d’un tigre en carton et, dans l’obscurité, des cactus en papier, des feuilles de palmier et un bric-à-brac indéfinissable. La lumière qui s’infiltre à travers les interstices du plafond zèbre le sol crasseux de la cave, tandis que l’homme fixe l’objectif. Un coup de feu, un soubresaut du corps et tout s’estompe dans un nuage sombre. Quand Jules Dassin dirige un peloton d’exécution, tout est précis et sans fioritures. Cette scène n’était pas prévue ainsi au départ, mais peu avant le tournage, un acteur manquant à l’appel, c’est Dassin qui joue le rôle de César le Milanais, un perceur de coffres-forts qui sera abattu par Tony (Jean Servais) au cours du film.

Tony le Stéphanois est le véritable héros du film. Ses yeux tristes ne présagent rien de bon. Après cinq années passées en prison, il n’est plus que l’ombre de lui-même ; il a perdu sa petite amie autant que le respect de ses camarades de la pègre. L’amitié qui le lie à Jo (Carl Möhner), un jeune criminel, semble être le seul rayon d’espoir qui illumine sa vie jusqu’à ce que Tony décide de tenter un dernier grand coup. Avec Jo, César et Mario (Robert Manuel), il s’affaire aux préparatifs d’un casse audacieux dans une bijouterie de la place Vendôme.

Après avoir trouvé une astuce pour neutraliser le système d’alarme de l’établissement, le gang met son plan à exécution. Un cambriolage époustouflant se met en place : silencieux, les voyous se rendent sur le lieu du crime, avec pour seul fond sonore la musique à suspense signée Georges Auric, qui s’arrête au moment précis où ils pénètrent dans l’appartement situé au-dessus de la bijouterie. Les quatre hommes se mettent à l’ouvrage dans le plus grand silence, enfilant des chaussons pour étouffer le bruit de leurs pas, et s’attaquent au parquet. La moindre vibration peut déclencher le système d’alarme. Pendant une demi-heure, Dassin se fie à la puissance des images et renonce complètement à la musique et aux dialogues. Un trait de génie qui génère une atmosphère de plus en plus menaçante.

Auric, qui n’est pas conquis d’emblée par l’idée de Dassin, a composé une séquence adaptée au cambriolage. Mais convaincu par le résultat, il y renonce de son propre chef. C’est ainsi que la quiétude du spectateur s’efface peu à peu tandis que Jo soulève en silence les lames du parquet. Couche par couche, avec précaution, jusqu’à ce que les nerfs du spectateur soient à vif. L’imagination et la méticulosité des criminels ne cessent de surprendre, et forcent même l’admiration quand ils empêchent la poussière du plafond de tomber sur le sol de la pièce située un étage plus bas ou qu’ils ouvrent l’imposant coffre-fort comme une boîte de conserve.

Quand tout est fini, l’ordre semble revenu, mais comme l’indique le titre du film, la bagarre n’est pas loin. César révèle stupidement le secret des quatre compères ; or les lois de la mafia sont impitoyables : la trahison est synonyme de mort. « Tu connais la règle ? », lance Toy. César acquiesce.

La représentation de la violence dans le film fait l’effet d’une bombe : Tony oblige son ancienne maîtresse Mado (Marie Sabouret), infidèle à se déshabiller, avant de la battre à coups de ceinture ; l’ennemi de Tony, Louis Grutter (Pierre Grasset), traite son frère toxicomane (Robert Hossein) comme un chien. Malgré cette dureté, le film n’est pas dénué d’équilibre et d’une certaine aura artistique, portés principalement par l’admirable photographie d’Agostini. Dans les scènes intérieures, ses éclairages confèrent à ce dur univers criminel une atmosphère douce et sombre, et dans les scènes extérieures, il crée comme par enchantement de belles images documentaires annonciatrices de thrillers comme The French Connection (French Connection, 1971).

Dassin utilise de manière presque ludique les ingrédients standard du film noir. Le numéro chanté dans la boîte de nuit se transforme presque en parodie, en un jeu d’ombres chinoises démontrant le caractère stéréotype du genre – le mime allume nonchalamment sa cigarette en appuyant sur la gâchette d’un revolver.

La représentation directe du sexe et de la violence n’empêche pas le jury cannois d’accorder au film le prix de la Meilleure réalisation. Aussitôt interdit dans d’autres pays, Du rififi chez les hommes restera longtemps réservé à un public confidentiel. Considéré à juste titre comme un thriller extrêmement dur, il ne sera projeté dans les salles américaines qu’au tournant du 21e siècle et ne connaîtra le succès que grâce à la version sortie en DVD. Ce film pour le moins traumatisant utilise les moyens du cinéma européen pour pousser le film noir américain à ses limites stylistiques, avant que le pessimisme de l’après-guerre ne cède la place au besoin d’évasion des années 1960.

Il abandonne en particulier délibérément le caractère énigmatique des premiers films de la série noire. Des virtuoses comme Kubrick et Tarantino s’inspireront de son montage parfait, mais son alliance extrême de la grâce et de la dureté violente reste Inégalée. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]

L’histoire
Les temps sont durs pour Tony le Stéphanois (Jean Servais) qui se retrouve seul et sans argent au sortir du « placard » où il a passé cinq ans à la place du jeune Jo (Carl Möhner) qu’il a refusé de dénoncer. Son ancienne compagne Mado (Marie Sabouret) se console à présent dans les bras de Pierre Gruter (Marcel Lupovici), personnage louche, propriétaire du cabaret montmartois « L’Age d’Or ». Aussi Tony accepte-t-il de participer au cambriolage d’une bijouterie de luxe, que ses amis Jo et Mario (Robert Manuel) projettent d’exécuter. Pour assurer le succès de leur entreprise, les trois truands font appel aux services de César le Milanais (Perlo Vita – Jules Dassin), maître en l’art de percer les coffres-forts. Après de très minutieux préparatifs, Tony et ses acolytes réussissent à s’emparer du contenu du coffre de Webb en s’étant introduits dans la boutique par une ouverture pratiquée dans le plafond. Mais César offre en gage d’amour à Viviane (Magali Noël), une chanteuse de « L’Age d’Or », une bague subtilisée chez Webb.

Le présent compromettant parvient entre les mains de Gruter qui établit des recoupements entre la récente libération de Tony le Stéphanois et le « casse » de la bijouterie de la rue de la Paix. Il décide de s’approprier, avec l’aide de son frère Rémi (Robert Hossein) et de son bras droit, le fruit de la rapine. La bande de Gruter « interroge » César et exécute Mario et son amie Ida (Claude Sylvain) qui refusent de lui communiquer la cachette du butin. Gruter fait alors enlever Tonio (Dominique Maurin), le jeune enfant de Jo et Louise (Janine Darcey) dans l’espoir d’obtenir les bijoux comme rançon. Mais Mado, indignée par le rapt de l’enfant, informe Tony que le fils de Jo est séquestré dans villa à Saint-Rémy-Lès-Chevreuse. Tony le Stéphanois réussit à libérer l’enfant et tue Rémi Gruter. Ce dernier, constatant qu’il a été « fait » par Tony, abat Jo mais il ne profitera pas pour autant du larcin : le Stéphanois revenu à Saint-Rémy l’exécute à son tour. Toutefois, Gruter le blesse mortellement et c’est au prix d’efforts douloureux qu’il conduit Tonio en automobile jusqu’au domicile de sa mère, devant lequel il s’effondre.




TROIS HOMMES DU MILIEU (par Philippe Carcassonne)
Dans les années 1950, le film noir français découvre l’envers d’une morale. i l’on entend par « cinéma noir » non plus la marque d’un genre, mais l’esprit même de la noirceur, ce goût très français – jusqu’à la complaisance – de l’ignominie morale, sociale ou psychologique, c’est presque toute la production d’avant la Nouvelle Vague qu’il conviendrait de dénommer ainsi.
Les extraits

TOUCHEZ PAS AU GRISBI – Jacques Becker (1954)
Classique par son sujet, le film tire son originalité et son phénoménal succès du regard qu’il porte sur ces truands sur le retour. Nulle glorification de la pègre ne vient occulter la brutalité d’hommes prêts à tout pour quelques kilos d’or. Délaissant l’action au profit de l’étude de caractère, Jacques Becker s’attarde sur leurs rapports conflictuels, sur l’amitié indéfectible entre Max et Riton. Et puis il y a la performance magistrale de Jean Gabin. Il faut le voir, la cinquantaine séduisante et désabusée, prisonnier d’un gigantesque marché de dupes, regarder brûler la voiture qui contient les lingots et quelques minutes plus tard apprendre, au restaurant, la mort de son ami.

VAGUE CRIMINELLE SUR LE CINÉMA FRANÇAIS
Doublement influencé par la vogue des films noirs américains et par les tragédies urbaines de Marcel Carné, le cinéma français va connaitre, au cours des années 50, un véritable déferlement criminel dans ses salles obscures…

THE ASPHALT JUNGLE (Quand la ville dort) – John Huston (1950)
Rendons hommage à ces messieurs, et en particulier à John Huston, pour leur magnifique travail ! Dès le tout premier plan, dans lequel la caméra suit un voyou en maraude qui se faufile entre les immeubles pour semer une voiture de police dans la grisaille humide de l’aube, ce film laisse entrevoir, sous des dehors aussi implacables et lisses que l’acier, la présence de tout un monde de personnalités déviantes et de criminels Invétères.

NIGHT AND THE CITY (Les Forbans de la nuit) – Jules Dassin (1950)
Harry Fabian (Richard Widmark, magistral) appartient à ce petit peuple d’escrocs dérisoires qui se débattent dans l’univers du film noir. Toujours en quête d’un ailleurs radieux et confus, de la combine parfaite pour y parvenir. Des projets, Harry, rabatteur dans un night-club londonien, en change comme d’œillet à sa boutonnière, et fait le désespoir de son amante, Mary, à laquelle Gene Tierney prête sa grâce aérienne. Cette fois, l’éternel perdant tente de « voler » le business des spectacles de lutte à la pègre locale.

- LIFEBOAT – Alfred Hitchcock (1944)
- I DIED A THOUSAND TIMES (La Peur au ventre) – Stuart Heisler (1955)
- BARBARA STANWYCK
- ALL ABOUT EVE (Ève) – Joseph L. Mankiewicz (1950)
- [AUTOUR DE « L’IMPOSTEUR »] HOLLYWOOD S’EN VA-T-EN GUERRE
Catégories :Le Film Noir
le plus, au premier rang desquels le ressentiment
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Le film est comme un véritable reflet de la vie, sans fioritures et comme si vous regardiez un documentaire. Il y a plusieurs significations importantes, le bien et le mal, l’amour et la haine
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