Le Film français

THE IMPOSTOR (L’Imposteur) – Julien Duvivier (1944)

Jean Gabin le dira souvent : il n’est pas question pour lui de mélanger la sphère publique et le domaine privé. Ses opinions politiques ne regardent que lui, et il ne souhaitera jamais devenir le porte-drapeau d’une quelconque cause, à la différence  de certains de ses collègues. Par goût de la provocation, il ira même parfois jusqu’à déclarer aux journalistes qu’il n’a aucun point de vue sur de telles questions, ce qui est bien sûr est faux. Mais en temps de guerre, le sacro-saint devoir de réserve du comédien ne tient plus : pas question de rester neutre devant une telle tragédie. C’est pourquoi Gabin accepte en 1943 de tourner The Impostor (L’imposteur), le film le plus clairement politique de toute sa carrière. Il lui semble en effet important de mettre sa célébrité au service d’une juste cause et, ainsi, de contribuer modestement à la victoire. Bien sûr, cette forme de lutte lui paraît un peu dérisoire en comparaison de ce qu’accomplissent les soldats des forces françaises de résistance, mais il sait aussi que la puissance des images n’est pas non plus à négliger. On mesure aujourd’hui quelle fut la part du cinéma hollywoodien dans la prise de conscience par l’opinion américaine de la nécessité d’intervenir. Mais cette nécessité, Gabin la ressent lui-même de manière trop vive pour se contenter de tourner en studio des films à la gloire des combattants. Il finira donc par s’engager lui-même dans la tourmente, en traversant l’Atlantique pour rejoindre les forces alliées en Afrique du Nord…

Lorsque l’Allemagne envahit la France en 1940, nombreux sont les professionnels du cinéma qui décident de partir pour l’Amérique, où leur notoriété leur permettra de continuer à exercer leur métier, sans pour autant travailler dans un pays occupé. Julien Duvivier est de ceux-là. Pour lui, la décision de s’expatrier à Hollywood s’impose d’autant plus qu’il avait déjà signé avant la guerre un contrat avec une compagnie américaine. Le réalisateur se remet donc rapidement au travail : dès 1941, il réalise Lydia, un mélodrame qui s’inspire en partie de son film Un Carnet de bal, qui s’était fait remarquer aux Etats-Unis quelques années plus tôt. Il enchaîne l’année suivante avec Tales of Manhattan (Six destins), qui lui vaut de diriger Ginger Rogers, Henry Fonda, Rita Hayworth et Charles Boyer. Puis il réalise en 1943 Flesh and Fantasy (Obsessions), avec le même Boyer et Barbara Stanwyck, film flirtant avec le fantastique, qui sortira en France après la guerre.

Bien sûr, Duvivier et Gabin, qui furent de grands amis en France, se fréquentent à Hollywood. Mais de son côté, l’acteur n’a pas la chance de travailler aussi régulièrement. Il a beau être sous contrat avec un grand studio, on ne lui a fait tourner qu’un film, Moontide (La Péniche de l’amour), en 1942. En outre, Gabin vit de plus en plus mal le fait de ne pas participer activement à la guerre. Aussi décide-t-il en 1943 de gagner la côte est, où il se porte volontaire pour combattre au sein des troupes gaullistes. Mais, alors que Gabin s’apprêtait à quitter sans regret la vie superficielle des stars d’Hollywood, l’officier qui accepte son engagement lui confie aussitôt une mission : retourner à Los Angeles pour y tourner un film de propagande anti-nazi, la célébrité de l’acteur représentant aux yeux de l’état-major un moyen de propagande très efficace. La mort dans l’âme, Gabin reprend donc le chemin de la Californie. Heureusement, le film en question sera mis en scène par son vieux complice, le grand « Dudu ».

C’est Duvivier lui-même qui a écrit le scénario de L’Imposteur, avant de confier à une équipe de scénaristes américains le soin de traduire les dialogues en anglais. S’il ne s’agit pas d’un remake de La Bandera, film qui avait lancé de manière spectaculaire sa propre carrière et celle de Gabin, le cinéaste s’en est tout de même largement inspiré. On retrouve en effet dans L’imposteur le schéma d’un héros qui s’est rendu coupable d’un meurtre et qui, après avoir cherché à fuir son crime dans un pays lointain, voit sa véritable identité démasquée. La rédemption venant alors de la bravoure dont il fait preuve en défendant sa patrie… Bien sûr, pour répondre à la commande du bureau de propagande, Duvivier a pris soin de faire débuter l’histoire au moment de l’invasion de la France, et de faire en sorte que le protagoniste rejoigne les Forces Françaises Libres. Mais l’habileté du cinéaste tient à ce qu’il évite le manichéisme habituel du film de propagande, en faisant de son héros un criminel qui n’entre d’abord dans la Résistance que pour se faire oublier…

Tourné dans les studios d’Universal, L’Imposteur offre à Duvivier et Gabin de collaborer pour la sixième fois. Pour Gabin, le fait de travailler à nouveau sous la direction d’un compatriote s’avère très agréable, dans la mesure où il ne s’est pas réellement habitué aux méthodes de travail américaines. En outre, le comédien doit s’efforcer de jouer avec naturel dans une langue qui n’est pas la sienne, un souci que n’a pas le réalisateur ! Mais pour Gabin, le problème ne se posera plus : une fois le tournage terminé, il obtient en effet de partir pour le front, et quitte définitivement Hollywood. Sorti aux États-Unis au printemps 1944, L’Imposteur y connaît un succès honorable, qui contribue à donner au public américain une meilleure image des combattants gaullistes. En revanche, l’accueil réservé au film en France, en juillet 1946 sera désastreux. Duvivier s’était d’ailleurs opposé à cette sortie, jugeant que le propos de ce film de commande ne se justifiait plus, à présent que la guerre était terminée… [Collection Gabin – Eric Quéméré – août 2006]



L’histoire

Le 14 juin 1940, Clément (Jean Gabin), condamné à mort pour meurtre, doit être guillotiné. Il doit son salut au bombardement de sa prison. Il vole alors sur une route de Touraine l’uniforme et les papiers du sergent Maurice Lafarge (Dennis Moore) mort dans l’attaque d’un chasseur allemand. Sous cette identité, Clément s’embarque pour Brazzaville, où il s’enrôle dans les Forces françaises libres, puis part pour le Centrafrique, puis Koufra, où il se distingue. Il est promu lieutenant et décoré, mais se rend compte qu’il est décoré non pour son action d’éclat de Koufra, mais pour la conduite héroïque de Lafarge en Champagne. Clément révèle la vérité à son camarade Monge (John Qualen) qui lui demande de se taire. Yvonne (Ellen Drew) la fiancée de Lafarge, découvre l’imposture de Clément, elle renonce à le dénoncer et s’engage comme infirmière. À Fort-Lamy, Clauzel (Milburn Stone) un ancien compagnon de Lafarge reconnaît en Clément un imposteur. Clément se dénonce lui-même et se voit condamné à la dégradation militaire. Envoyé au front, il se lance dans une action dangereuse dans le Fezzan et meurt héroïquement.


JEAN GABIN
S’il est un acteur dont le nom est à jamais associé au cinéma de l’entre-deux-guerres, aux chefs-d’œuvre du réalisme poétique, c’est bien Jean Gabin. Après la guerre, il connait tout d’abord une période creuse en termes de succès, puis, à partir de 1954, il devient un « pacha » incarnant la plupart du temps des rôles de truands ou de policiers, toujours avec la même droiture jusqu’à la fin des années 1970.


L’extrait

Les thèmes abordés par Duvivier dans L’Imposteur sont parmi ses favoris : le mensonge, les faux-semblants, la charge du passé, du destin. Comme Henrietta dans le premier sketch de Flesh and Fantasy, Clément se dissimule derrière un masque (une nouvelle identité) qui va modifier son image : meurtrier, condamné à mort, il devient héros. Mais – comme Gilieth dans La Bandera – il est rattrapé par une existence lourde de secrets, qui menace à trois reprises d’apparaître au grand jour : il veut d’abord, ayant mauvaise conscience, révéler la vérité mais en est dissuadé par un copain ; c’est ensuite la fiancée de celui dont il a pris le nom qui découvre l’imposture mais renonce à le dénoncer : c’est enfin un ami de ce même disparu qui surgit du passé. Clément préférera avouer lui-même l’usurpation d’identité… mais sans révéler qui il est réellement (sa tombe restera anonyme), adoptant ainsi une troisième apparence.

Cette fuite de soi-même ne trouve son issue que dans la mort, une mort héroïque prenant valeur de rédemption. Dans cette fin comme dans tout le film, court, on l’a dit, le souvenir de La Bandera, par le sujet et la présence de Gabin, mais aussi par la nostalgie de la France en terre africaine (omniprésente, aussi, dans Pépé le Moko) et jusqu’à certains personnages, tel Monge (John Qualen), équivalent de Mulot (Aimos). Comme dans le film de 1935, les souvenirs (de Normandie, cette fois) que celui-ci a besoin d’évoquer s’opposent au refus de Clément de se retourner vers un passé qui dissimule son secret : « Je n’ai pas de souvenirs », tente-t-il de se convaincre, tout comme il interrompra, plus tard, le flot d’évocations nostalgiques de chacun des soldats par une furieuse exclamation : « Le passé est mort et enterré ! ». Cette scène, où l’un se remémore la pluie en Normandie, un autre Lyon, un troisième Paris et « l’agitation des rues, la foule des passants, les cinémas, les filles », prend d’ailleurs des accents poignants lorsqu’on sait le mal du pays qui rongeait alors Duvivier.

Par de tels aspects attachants et par son inscription très nette dans l’œuvre de Duvivier, ce film, que l’on ne peut sérieusement considérer comme une véritable réussite, est néanmoins digne d’intérêt. Aujourd’hui, lorsqu’on connaît le contexte (lieu et époque) du tournage du film et l’accueil désastreux qui lui fut réservé en France, on est finalement surpris par le fait que Duvivier ne sacrifie pas autant qu’on l’a cru à une propagande ronflante. D’une part, très peu de scènes se déroulent en France, ce qui évite le décalage hollywoodien, gênant pour le public français, que l’on pouvait observer dans This Land is Mine (Vivre libre) de Jean Renoir. D’autre part, même si un des buts du film est de montrer aux Américains que des Français sont prêts à donner leur vie pour combattre l’ennemi, le message évite largement les excès. On notera même que le héros est amené à devenir « gaulliste » davantage par le déroulement des circonstances, presque par hasard, que par conviction réelle. S’il devient un héros dans l’action, il songe surtout, au départ, à fuir le territoire pour se faire oublier.

Le problème est que les aspects psychologiques induits pas le sujet ne sont pas réellement développés. Le héros ne semble guère ressentir les tourments de sa conscience (Gabin, tout en offrant une composition honorable, est sans doute gêné par la langue et n’atteint pas l’intensité qu’on lui connaissait en France), les autres personnages, leurs rapports, tout est simplifié à l ‘extrême, Le portrait de groupe où une camaraderie virile n’exclut pas la tendresse et l’émotion (voir par exemple la soirée de Noël) est des plus sommaires. L’ensemble est trop souvent noyé sous la partition de Tiomkin, assaisonnée de l’inévitable « En passant par la Lorraine ». Même si le soin apporté à la réalisation du film ne fait pas de doute (on relève à nouveau de fréquentes utilisations de la profondeur de champ de de contre-plongées, l’emploi cher à Duvivier d’une série de plans sur des visages immobiles lors de l’audition du discours de Pétain, etc.), c’est donc sur une note assez terne que Duvivier achève sa carrière américaine. [Julien Duvivier « Le mal aimant du cinéma français » Vol 2 : 1940 – 1967 –  Eric Bonnefille – Edition L’Harmattan – 2002]


LA BANDERA – Julien Duvivier (1935)
Après avoir tué un homme, Pierre Gilieth s’enfuit et passe en Espagne, où il s’engage dans la Légion étrangère… (…) Dans le cinéma français d’alors, la mode était aux films de légionnaires, et Le Grand Jeu, de Jacques Feyder, avec Pierre Richard-Willm (1934), était déjà un classique. Celui-ci aurait d’ailleurs dû tenir le rôle de Gilieth. Il revint à Gabin.



La VF

Produit aux Etats-Unis, The Impostor est évidemment tourné en anglais. Gabin, dont l’une des activités depuis son arrivée consiste à essayer de perdre son accent parisien, interprète donc « en VO » le rôle de Clément. La France étant occupée à l’époque, et peut être pour longtemps, nul ne songe à tourner le film en deux versions, anglaise et française, comme ce fut parfois le cas dans le passé. Mais les Alliés finissent par gagner la guerre, et Universal décide de sortir le film dans les salles françaises. Il faut pour cela doubler les acteurs, à commencer par Gabin : le problème étant que celui-ci est encore mobilisé, et ne peut assurer lui-même la version française. C’est donc à Robert Dalban que reviendra la tâche délicate de prêter sa voix à son vieil ami Gabin. Dans le livre d’Eric Bonnefille, cette version « est une légende, dans la mesure où le film n’est apparemment sorti qu’en version originale. On imagine d’ailleurs mal le public français, habitué aux intonations de Gabin, accepter de le voir avec celles d’un autre ». Au contraire, « Duvivier et Gabin, bien conscients du caractère de propagande à usage américain de The Impostor, s’opposent à sa distribution en France après-guerre : ce n’est pas le lieu et ce n’est plus le moment. Ils refusent d’ailleurs d’en faire le doublage ». Quoiqu’il en soit, la version doublée en français existe bien puisqu’elle figure dans l’édition DVD.


JEAN GABIN : LE MAL DU PAYS
Pour un titi parisien comme Gabin, l’exil imposé par l’invasion de la France en 1940 s’avère une longue épreuve. Ni le soleil d’Hollywood, ni sa liaison passionnée avec Marlene Dietrich ne parviendront à égayer véritablement son séjour californien.

[AUTOUR DE « L’IMPOSTEUR »] HOLLYWOOD S’EN VA-T-EN GUERRE
The Great Dictator, To Have and Have Not, Casablanca, To be or not to be : on oublie parfois qu’avant de devenir des monuments de l’histoire du cinéma, ces films furent réalisés pour inciter l’Amérique à combattre de toutes ses forces le péril nazi.




2 réponses »

  1. Attention, petite faute de frappe sur la date dans le cinquième chapitre :
    En revanche, l’accueil réservé au film en France, en juillet 19461 sera désastreux.

    J’aime

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