A première vue, l’affiche de Guys and dolls (Blanches Colombes et Vilains Messieurs) a de quoi surprendre. Joseph Mankiewicz, le cinéaste psychologique de A Letter to three wives (Chaînes conjugales) et de The Barefoot contessa (La Comtesse aux pieds nus), dirigeant le « sauvage » Brando dans une comédie musicale ? Sans doute fallait-il l’audace – d’aucuns diront l’inconscience – du producteur Samuel Goldwyn pour s’y risquer. Certes, la présence dans le film de Jean Simmons et, surtout, du crooner Frank Sinatra, a de quoi rassurer les fans du genre – Vivian Blaine étant là quant à elle pour apporter au projet la caution de Broadway. Bien sûr, Joseph Mankiewicz ne se contentera pas de l’intrigue maigrelette du spectacle original : il apportera au scénario son goût des rapports humains complexes et inattendus. Le film s’en trouvera rallongé d’autant. Mais le réalisateur n’en respecte pas moins la commande. Épaulé par le chorégraphe Michael Kidd, qui signe ici les numéros musicaux, Mankiewicz prouve, quelques années avant de se lancer dans Cléopâtre, qu’il n’est pas seulement un cinéaste cérébral. Certains critiques feront la fine bouche devant le résultat, mais le public suivra, faisant de Guys and dolls un grand succès commercial. [Eric Quéméré – Collection Comédies musicales]

Guys and dolls a été joué à Broadway à partir du 21 novembre 1950, au théâtre de la 46e rue. Samuel Goldwyn est l’un des spectateurs de la première et, avant même la fin du second acte, il a décidé de produire une adaptation cinématographique du spectacle. Ce ne sera pourtant qu’en 1954 qu’il parviendra enfin à acquérir les droits tant convoités. Il l’emportera sur ses rivaux en garantissant un million de dollars plus 10 % des bénéfices au-dessus de dix millions de dollars. Un engagement considérable qui rend, dès le départ, le succès financier du film très problématique. [La comédie musicale – Patrick Brion – Edition de la La Martinière (1993)]

La production de Guys and Dolls intervient à un moment où la comédie musicale hollywoodienne brille de ses superbes derniers feux. En 1955, la Metro-Goldwyn-Mayer produit Jupiter’s Darling (La Chérie de Jupiter) de George Sidney, It’s Always Fair Weather (Beau fixe sur New York) de Gene Kelly et Stanley Donen, et Kismet de Vincente Minnelli, tandis que la Columbia fournit l’une de ses plus belles comédies musicales, My Sister Eileen (Ma soeur est du tonnerre) de Richard Quine. L’année précédente, la MGM avait quant à elle produit Seven Brides for Seven Brothers (Les Sept Femmes de Barbe-Rousse) de Stanley Donen, Brigadoon de Vincente Minnelli et Deep in my Heart (Au fond de mon coeur) de Donen également, alors que la Warner offrait A Star is Born (Une Etoile est née) de George Cukor et la 20th Century-Fox Carmen Jones. [Joseph L. Mankiewicz – Patrick Brion – Ed. de La Martinière (2005)]

Le film va d’ailleurs accumuler tous les contre-emplois possibles. Samuel Goldwyn n’est pas – contrairement à ce que l’on peut croire – un spécialiste de la production des comédies musicales. Le cinéaste qu’il choisit, Joseph L. Mankiewicz, est un admirable auteur de films psychologiques mais il n’a jamais mis en scène de musicals. Le choix de Mankiewicz témoigne de l’état d’incohérence où est désormais tombé le genre. Au lieu de faire appel aux spécialistes de ce type de film (Minnelli, Donen, Walters, Sidney et quelques autres), il devient de bon ton de confier les rares comédies musicales qui se tournent encore à des cinéastes connus pour des films d’autres genres. Ainsi, le fait que Fred Zinnemann ait été apprécié pour High Noon (Le Train sifflera trois fois) et From Here to Eternity (Tant qu’il y aura des hommes) lui vaut d’être choisi pour mettre en scène Oklahoma. Henry King sera ainsi chargé de Carousel l’année suivante. La notoriété de All About Eve (Eve), de A Letter to three wives et de The Barefoot contessa incite Goldwyn à confier Guys and Dolls à Mankiewicz. Le film est à la fois sa première comédie musicale et son premier film en Cinémascope. [La comédie musicale – Patrick Brion – Edition de la La Martinière (1993)]

A Broadway, la pièce était jouée par Robert Alda (Sky Masterson), Sam Levene (Nathan Detroit), Isabel Bigley (Sarah Brown) el Vivian Blaine (Miss Adelaide). Cette dernière est conservée pour le film – après que Samuel Goldwyn eut un moment pensé à Betty Grable – ainsi que Stubby Kaye, B. S. Pully et Johnny Silver qui retrouvent les mêmes personnages. Jean Simmons sera Sarah Brown, Goldwyn n’ayant pu avoir ni Grace Kelly, ni Deborah Kerr. [La comédie musicale – Patrick Brion – Edition de la La Martinière (1993)]

Reste à distribuer Sky Masterson et Nathan Detroit. Goldwyn pense un moment à Dean Martin et Jerry Lewis, une idée vite oubliée par Mankiewicz. Un autre choix – Burt Lancaster et Cary Grant – est lui aussi éliminé. Mais, de son côté, Gene Kelly est persuadé qu’il est fait pour personnifier Sky Masterson. Sous contrat à la M.G.M., il doit obtenir l’autorisation de Nicholas Schenck, le patron du studio. Mais Schenck hait Goldwyn et malgré l’insistance de Kelly et les pressions de Lew Wasserman, le très puissant agent de l’acteur, la réponse sera toujours négative. Kelly ne le pardonnera jamais à Schenck. [La comédie musicale – Patrick Brion – Edition de la La Martinière (1993)]

Faute de Gene Kelly sont alors envisagés Tony Martin, Kirk Douglas, Robert Mitchum, Burt Lancaster, Bing Crosby et Clark Gable. Goldwyn essaie d’avoir Marlon Brando, autre non spécialiste de la comédie musicale mais l’acteur le plus célèbre du moment. Brando est très réticent, même s’il a gardé un excellent souvenir de Mankiewicz qui l’a dirigé dans Jules César. Mankiewicz le rassure en lui envoyant un télégramme lui disant : « Vous n’avez jamais joué dans un film musical. Je n’en ai jamais dirigé. Vous n’avez donc pas de raison de vous inquiéter. » Mankiewicz avait peut-être besoin de se convaincre lui-même… [La comédie musicale – Patrick Brion – Edition de la La Martinière (1993)]

Le film va donc réunir à nouveau après Désirée d’Henry Koster, Marlon Brando et Jean Simmons. Mankiewicz souhaite, en ce qui concerne le personnage de Nathan Detroit utiliser Sam Levene, éblouissant à Broadway. Goldwyn lui préfère Frank Sinatra, trouvant sans doute que Sam Levene ne possédait pas assez de notoriété au cinéma et à l’étranger. Chorégraphe de la pièce, Michael Kidd est également chargé de diriger les danses du film. [La comédie musicale – Patrick Brion – Edition de la La Martinière (1993)]

Guys and Dolls ne parviendra jamais à réussir une osmose artistique harmonieuse entre les vétérans de la scène et les nombreux nouveaux venus confrontés pour la première fois au genre musical. Il suffit de comparer la manière dont Stubby Kaye interprète son rôle de la façon la plus professionnelle – et la plus conventionnelle – possible et le jeu de Marlon Brando, très inhabituel. Aussi remarquable scénariste que metteur en scène, Mankiewicz trouve que les personnages ne sont pas assez fouillés et restent superficiels. Il écrit un nouveau scénario, extrêmement dense et destiné à donner une profondeur aux caractères et à permettre des échanges de dialogues. Le résultat est un film de plus de deux heures et demie, alors que produit à la M.G.M. sous la houlette d’Arthur Freed le film aurait duré une heure de moins… Que Guys and Dolls soit l’œuvre la moins personnelle de Mankiewicz est une évidence. L’ironie cinglante du cinéaste disparaît sous les conventions héritées de Broadway et, par moments aussi, le mauvais goût cher à certaines des productions de Goldwyn. [La comédie musicale – Patrick Brion – Edition de la La Martinière (1993)]

Dès la première scène décrivant Broadway, il apparaît évident que la chorégraphie est nettement moins inventive qu’en d’autres occasions – il n’est que de la comparer à l’admirable « Broadway Ballet » de Singin’ in the rain (Chantons sous la pluie). Alors qu’il avait réussi de superbes moments dans The Band Wagon et Seven Brides for Seven Brothers, Michael Kidd paraît soudain brimé. En ce qui concerne la chorégraphie, l’erreur de Samuel Goldwyn et de Mankiewicz a été de faire appel à Michael Kidd, qui était sans doute trop prisonnier de sa propre chorégraphie sur scène pour innover réellement, au lieu d’engager un autre chorégraphe qui aurait tout imaginé alors pour le cinéma, sans se référer à une chorégraphie précédente. Mais avaient-ils le choix ? De même, le fait que B. S. Pully, Stubby Kaye, Johnny Silver et Vivian Blaine aient joué plus de mille fois leur rôle sur scène contribue au fait que leur jeu paraisse parfaitement professionnel mais avec un ton complètement opposé à celui de MarIon Brando et de Jean Simmons – Frank Sinatra, lui, restant de toute manière complètement en retrait par rapport à certains de ses films précédents. Lors du tournage d’une des scènes chez Lindy, Brando s’était d’ailleurs scandalisé du fait que Frank Sinatra veuille jouer les personnages romantiques. Il avait alors rappelé à Mankiewicz et à Goldwyn que le héros romantique du film, c’était lui et personne d’autre ! [Joseph L. Mankiewicz – Patrick Brion – Ed. de La Martinière (2005)]

Le ballet dans les égouts et la chanson de Marlon Brando « Lucky be a Lady », le moment intimiste où Jean Simmons chante « If I were a Bell » et la bagarre à La Havane qui voit la même Jean Simmons pratiquer le crochet du droit comme un véritable boxeur figurent parmi les meilleurs morceaux de ce film trop long et inégalé. [La comédie musicale – Patrick Brion – Edition de la La Martinière (1993)]

La publicité du film annonça triomphalement : « Brando chante », ce qui a, semble-t-il, suffi pour assurer le succès de Guys and Dolls. On est malheureusement obligé de reconnaître que l’humour et l’ironie cinglante de Mankiewicz ont ici disparu sous les conventions héritées de Broadway et aussi le mauvais goût propre à certaines des productions de Samuel Goldwyn. Celui-ci, pour remercier MarIon Brando et Frank Sinatra de leur prestation, offrit à chacun d’eux une Ford Thunderbird blanche afin qu’ils fassent la promotion du film à la télévision. Ce que fit MarIon Brando. Frank Sinatra garda la voiture et n’assura aucune promotion. [Joseph L. Mankiewicz – Patrick Brion – Ed. de La Martinière (2005)]
L’histoire
Times Square. Le lieutenant Brannigan (Robert Keith) cherche à mettre fin aux activités de Nathan Detroit (Frank Sinatra) qui organise des parties clandestines en changeant régulièrement les lieux de ces rencontres. Bien qu’il ait promis à sa fiancée Adelaide (Vivian Blaine) de renoncer au jeu, Detroit recherche mille dollars pour organiser la plus sensationnelle partie de dés qu’ait connue New York. Il espère pouvoir obtenir cette somme de Sky Masterson (Marlon Brando), toujours prêt à parier sur n’importe quoi. Detroit met au défi Sky d’emmener à La Havane la femme qu’il lui désignera. Sky accepte et Detroit désigne Sarah Brown (Jean Simmons), qui est sergent dans l’Armée du Salut. Sarah n’accepte qu’à condition que douze authentiques pécheurs viennent à la mission qui manque dramatiquement de clients. Sarah se rend à La Havane avec Sky, participe à une bagarre et s’éprend de son compagnon. Mais, à leur retour, ils découvrent que Detroit a utilisé la mission pour en faire un tripot. Sarah est persuadée que Sky l’a trahie. Adelaide croit que Detroit ne l’épousera jamais et elle décide de le quitter. La générale Cartwright est prête à fermer la mission qui n’a pas assez de résultats. Mais Sky tient sa promesse et force ses connaissances à se rendre à la mission, les menaçant si elles refusent d’exiger aussitôt l’argent qu’elles lui doivent. La mission est dès lors sauvée. Un double mariage unit Sky à Sarah et Detroit à Adelaide.
Programme musical (sélection)
A voir également
JOSEPH L. MANKIEWICZ (biographie)
En 20 films, et autant de chefs-d’œuvre, Joseph L. Mankiewicz s’est installé au panthéon des plus grands réalisateurs hollywoodiens. Après avoir été dialoguiste et producteur, il met en scène ses propres scénarios, écrits d’une plume vive et acérée. Il fait tourner les plus grands – Ava Gardner, Marlon Brando, Humphrey Bogart, Bette Davis, Henry Fonda… –, décortique les rapports humains et moque avec finesse les différences sociales. Mais surtout, de Madame Muir à la Comtesse aux pieds nus, d’Eve à Cléopâtre, il filme ses actrices, les femmes, la Femme, avec virtuosité et élégance, dans un style si parfait qu’il en devient invisible. Lire la suite…
PEOPLE WILL TALK (On murmure dans la ville) – Joseph L. Mankiewicz (1951)
Le docteur Elwell rêve de discréditer le séduisant docteur Noah Praetorius, médecin peu orthodoxe au passé riche en zones d’ombre. Praetorius, lui, se préoccupe surtout de Deborah Higgins, une étudiante enceinte et désespérée de l’être… Cary Grant a toujours dit que, de tous les films qu’il tourna, celui-ci était son préféré. C’est aussi sans doute le plus personnel de Mankiewicz : comment ne pas penser au cinéaste devant ce personnage de brillant médecin qui ne soigne que des femmes, estime que le meilleur des remèdes est le langage et que ses détracteurs prennent pour un charlatan verbeux… Lire la suite…
DRAGONWYCK (Le Château du dragon) – Joseph L. Mankiewicz (1946)
1844. Miranda Wells (Gene Tierney) quitte sa famille du Connecticut pour rejoindre son riche cousin Nicholas Van Ryn (Vincent Price) qui vit avec sa femme dans la sombre demeure de Dragonwyck. Van Ryn traite ses métayers avec la dureté de ses ancêtres et souffre parallèlement du fait que sa femme, Johanna (Vivienne Osborne), a été incapable de lui donner un héritier mâle. Johanna tombe bientôt malade et meurt. Peu de temps après, Nicholas demande à Ephraim Wells (Walter Huston), le père de Miranda, la main de sa fille… Lire la suite…
SOMEWHERE IN THE NIGHT (Quelque part dans la nuit) – Joseph L. Mankiewicz (1946)
Réalisé par Joseph L. Mankiewicz, Somewhere in The Night (Quelque part dans la nuit) place la figure du détective privé dans le dispositif des films sur les amnésiques. Sa forme repose sur les transcriptions visuelles de l’angoisse d’un homme sans mémoire qui cherche l’individu susceptible de l’éclairer sur son passé, puis découvre avec stupeur que celui qu’il veut retrouver n’est autre que lui-même. Et qu’il est un détective privé qu’on soupçonne de vol et d’assassinat. Lire la suite…
A LETTER TO THREE WIVES (Chaînes conjugales) – Joseph L. Mankiewicz (1949)
Un samedi de mai, Deborah, Lora Mae et Rita délaissent leurs maris pour organiser un pique-nique sur les bords de la rivière avec un groupe d’enfants orphelins. Juste avant d’embarquer sur le bateau, elles reçoivent une lettre : Addie Ross leur apprend qu’elle a quitté la ville avec le mari de l’une d’entre elles. Pendant la promenade, chacune s’interroge pour savoir s’il s’agit du sien… Premier grand succès public de Joseph L. Mankiewicz, ce film est un jubilant jeu de piste dans la mémoire de trois femmes obsédées par la reconnaissance sociale. Lire la suite…
Catégories :La Comédie musicale, Le Film étranger