La Comédie musicale

BRIGADOON – Vincente Minnelli (1954)

En 1954, Gene Kelly retrouve le réalisateur d’Un Américain à Paris pour une fable musicale pleine de bruyères et de cornemuses.  On a parfois dit que Brigadoon était la plus européenne des comédies musicales américaines. Inspirée d’un conte allemand et transposée en Écosse, son intrigue joue sur la nostalgie de la Vieille Europe, cette terre qu’ont quittée tant d’immigrants devenus citoyens des États-Unis.

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C’était d’ailleurs le cas de Frederick Loewe, le compositeur de Brigadoon. Élevé à Berlin, le musicien s’est inspiré pour certaines de ses mélodies de la musique romantique allemande, ce qui contribue à donner au film une touche classique très marquée. Mais s’il emprunte à l’opérette et au ballet, Brigadoon n’en est pas moins une vraie comédie musicale « à l’américaine » : les claquettes se mêlent ici aux entrechats. La rencontre entre ces deux univers n’est d’ailleurs pas seulement stylistique. Le conflit entre « l’Europe éternelle » et la modernité agressive de l’Amérique est au cœur du récit, faisant du film une ode lyrique et un brin naïve à l’innocence perdue. Ce conte de fées est sans doute l’une des œuvres les plus limpides de Vincente Minnelli, cinéaste qui, sous la splendeur visuelle, a toujours eu à cœur de pointer les travers d’une société trop encline à oublier les vraies valeurs. En ce sens, Brigadoon est aussi un conte moral.


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Moins achevé, techniquement, que des films comme The Band Wagon (Tous en scène), ou Singin’ in The Rain (Chantons sous la pluie), moins moderne par sa forme, apparemment moins ambitieux que beaucoup d’autres « musicals »Brigadoon est pourtant, exemplairement, un des films les plus personnels de Minnelli, un de ceux où l’on peut le mieux reconnaitre ses thèmes. Peut-être parce qu’essentiellement onirique, permettant donc à la critique de développer à partir de lui ses grandes théories sur l’auteur (et c’est en particulier à partir de Brigadoon qu’une certaine critique française élaborera quelques-unes de ses hypothèses les plus brillantes), Brigadoon occupe une place à part dans l’œuvre de Minnelli. 

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Avant d’être un film, Brigadoon, une fois de plus, est un succès de Broadway. En 1947, le Ziegfeld Theatre affichera complet pendant plus de 600 représentations. L’attention d’Arthur Freed avait été attirée par les auteurs, Alan Jay Lerner et Frederick Loewe, dès leur premier succès, « The Day Before Spring » en 1945. Dès 1948, Lerner est engagé par la Metro et Freed sait qu’il portera un jour Brigadoon à l’écran. Lerner y travaille plus précisément dès 1951, pour Gene Kelly. Freed aurait souhaité faire le film avant The Band Wagon, avant surtout Invitation to The Danse. Mais après le succès de Un Américain à Paris et de Singin’ in The Rain, Kelly tenait essentiellement à faire son film sur la danse, son projet le plus ambitieux. Et la préparation proprement dite de Brigadoon ne commencera qu’en 1953. Ces années de retard ont leur importance : en 1953, Minnelli et Kelly manquent un peu d’enthousiasme pour faire un film qui leur semble marquer un recul assez net par rapport à leurs réalisations antérieures. Kelly est devenu lui-même un cinéaste important, et plus autonome qu’avant, par rapport à MinnelliBrigadoon sera d’ailleurs leur dernière collaboration. 1953 marque également le commencement de la fin d’une époque, celle des grands films musicaux. Les studios n’ont plus la même prospérité, plus tout à fait les mêmes moyens, et il est évident que le départ d’un homme comme Louis B. Mayer de la Metro a des conséquences importantes au niveau de la production. La menace de la télévision se précise, les bénéfices diminuent. Les studios contre-attaquent en se lançant dans des techniques nouvelles comme le cinémascope, le relief et le son stéréophonique. Tout cela va perturber à plus ou moins long terme, la belle organisation de la « Freed Unit ». La décision, par exemple, de tourner Brigadoon en cinémascope n’est pas très heureuse. Le tournage sera d’autant plus compliqué qu’il faudra réaliser simultanément deux versions du film, l’une en scope, et l’autre en format normal pour les salles qui ne se sont pas encore modernisées.

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Les divergences entre Minnelli et Kelly sont importantes  : « Vincente et moi n’avions pas les mêmes idées, je dois l’avouer, déclare Kelly . Je me souviens qu’il me disait qu’il n’avait pas du tout aimé la version théâtrale, et moi je l’adorais. Je pense qu’il n’avait accepté de faire le film que parce que nous avions tous insisté, parce que nous avions l’impression d’avoir sérieusement besoin de lui. »

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Kelly aurait voulu que le film soit tourné en extérieurs réels, en Ecosse, et Minnelli, selon Hugh Fordin, le voyait plutôt comme un « theatral artifice ». Brigadoon sera finalement entièrement réalisé en studio. Le directeur artistique, Preston Ames, eut l’idée d’un gigantesque décor unique, construit sur le plus grand plateau de la Metro. Tour de force technique, car il fallut tout reconstituer, y compris les collines d’Ecosse (« avec beaucoup de bruyère », insistait Minnelli). Cette décision renforce encore le parti pris d’irréalisme du film. Pour quelqu’un comme Kelly, qui allait danser, l’année suivante, avec des couvercles de poubelles dans les rues de New York (It’s Always Fair Weather), c’était effectivement gênant. Mais pour Minnelli qui construira son film entier sur la notion, justement, de lieu totalement imaginaire, fermé, et hors du temps, c’est essentiel. Egalement essentielle, la participation de Cyd Charisse, après que Moira Shearer a été pressentie. Cyd Charisse apporte au film une touche de magie dont nous n’imaginons pas que Moira Shearer, malgré son talent de danseuse, aurait été capable. Sans Cyd Charisse, sans ses robes crème et ses châles jaunes, sans son allure féérique, Brigadoon ne serait pas totalement ce qu’il est : une très inspirée invitation au rêve.

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Limité (tout est relatif, c’est néanmoins un film Metro produit par Arthur Freed…) au niveau du budget et du décor, Brigadoon est, en revanche, extrêmement soigné en ce qui concerne la lumière, la couleur et les costumes. Minnelli peut compter sur un des plus grands chefs opérateurs hollywoodiens, Joseph Ruttenberg, qui fera des prouesses avec un procédé dont peu de cinéastes se sortiront avec les honneurs, l’anscocolor. Il fallait un éclairagiste exceptionnel pour tirer le meilleur parti d’un décor totalement artificiel, pour jouer en maître de l’ombre et de la lumière, pour rendre cette lumière féerique. Le village sortant des brumes et de l’ombre au petit matin, avec les premiers rayons du soleil, est un moment de beauté pure qui nous fait pénétrer d’un seul coup dans un univers totalement différent, purement magique. Ruttenberg éclairera encore avec bonheur Kismet, Gigi et The Reluctant Debutante (Qu’est-ce que maman comprend à l’amour ?).  


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Si la palette de Brigadoon est d’une grande richesse, le mérite en revient aussi à l’une des plus prestigieuses collaboratrices de Minnelli, Irene Sharaff. Les rouges, les verts et les jaunes de ses costumes ont une somptuosité rare. Mais ce ne sont pas ici des couleurs exubérantes, ni flamboyantes. Le rêve est plutôt nocturne, la tonalité, sombre. « L’éclairage des intérieurs suggérait les peintures flamandes, écrit Minnelli, tandis qu’une brume romantique enveloppait les extérieurs, J’ai travaillé sur des photographies d’Ecosse, des monochromies brumeuses, des jaunes et des verts. Tout au long du film, on retrouve des couleurs assourdies ». Par contraste, le seul moment où la lumière et le bruit se feront agressifs sera la séquence new-yorkaise du film : revenu de Brigadoon, Kelly trouvera totalement artificielle et insupportable l’animation d’un bar, sa faune habituelle, et une fiancée beaucoup trop intégrée à ce décor infiniment plus réaliste que celui qu’il vient de quitter. D’où sa décision de retourner, brusquement, à un rêve dont les couleurs lui conviennent tellement mieux.

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Le goût de Minnelli pour le rêve trouve ici d’autant mieux à s’exprimer que le sujet est, une fois de plus, un conte de fées. Alan Jay Lerner, son auteur, n’a jamais caché son goût pour le merveilleux. Grand admirateur de sir James Barrie, l’auteur de Peter Pan, il introduit volontiers dans ses scénarios des éléments fantastiques (qui se trouvent déjà dans ses « musicals » originaux) : On a Clear Day You Can See Forever (Melinda) qu’il demandera lui-même à Minnelli, de porter à l’écran, en est un assez bon exernple. On regrettera toujours qu’un de ses projets les plus ambitieux, une adaptation de Green Mansions (Vertes Demeures) préparée en même temps que Brigadoon pour Freed et Minnelli, ait dû être abandonné. Il reste encore, heureusement, Gigi et On a Clear Day You Can See Forever (sans parler de Un Américain à Paris et de Brigadoon) pour témoigner de l’intérêt de leur collaboration et de l’identité de leurs points de vue.

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Un conte fantastique qui fait directement appel au merveilleux, un lieu totalement imaginaire, recréé en studio : de toutes les comédies musicales de MinnelliBrigadoon est celle qui pourra le mieux s’analyser selon les codes d’une certaine critique minnellienne, cadrer, par exemple, avec les théories de Jean Douchet. Pour Douchet, Minnelli est « l’auteur d’un seul sujet : le conflit entre le rêve et la réalité. Le rêve, chez notre cinéaste, est le fruit d’une peur fondamentale de l’existence. Chaque héros minnellien ressent intensément l’hostilité du monde extérieur. Pour échapper à son angoisse permanente, et fuir une réalité qui le cerne, le traque, le menace, il s’enferme dans l’univers clos de l’imaginaire. »

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Minnelli nous dit que le rêve est beaucoup plus beau que la réalité : c’est l’amour qui matérialise ce monde illusoire, et la conclusion de Brigadoon pourrait être empruntée à André Breton : « La recréation, la recoloration perpétuelle du monde dans un seul être, telles qu’elles s’accomplissent par l’amour, éclairent en avant de mille rayons, la marche de la terre. Chaque fois qu’un homme aime, rien ne peut faire qu’il n’engage avec lui la sensibilité de tous les hommes. Pour ne pas démériter d’eux, il se doit de l’engager à fond. » Peu de cinéastes, peu de films se situent à ce niveau. Malgré ses imperfections et ses défauts, Brigadoon est l’un d’eux et il n’en est que plus précieux. [Minnelli « De Broadway à Hollywood » – Patrick Brion, Dominique Rabourdin, Thierry de Navacelle – ED.  5 continents Hatier (1985)]

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LA COMÉDIE MUSICALE
La comédie musicale a été longtemps l’un des genres privilégiés de la production hollywoodienne, et probablement le plus fascinant . Né dans les années 1930, en même temps que le cinéma parlant, elle témoigna à sa manière, en chansons, en claquettes et en paillettes, de la rénovation sociale et économique de l’Amérique. Mais c’est dix plus tard, à la Metro-Goldwyn-Mayer, que sous l’impulsion d’Arthur Freed la comédie musicale connut son véritable âge d’or, grâce à la rencontre de créateurs d’exception (Vincente Minnelli, Stanley Donen) et d’acteurs inoubliables (Fred Astaire, Gene Kelly, Judy Garland, Cyd Charisse, Debbie Reynolds). Par l’évocation de ces années éblouissantes à travers les films présentés, cette page permet de retrouver toute la magie et le glamour de la comédie musicale.



VINCENTE MINNELLI
Véritable magicien du cinéma, Vincente Minnelli a porté la comédie musicale à son point de perfection, ce qui ne doit pas faire oublier qu’il est l’auteur de quelques chefs-d’œuvre du mélodrame.


L’histoire

Au cours d’un voyage en Ecosse, Tommy Albright (Gene Kelly) et Jeff Douglas (Van Johnson), deux Américains, découvrent un village que ne mentionne aucune carte, Brigadoon. Ils y pénètrent et apprennent qu’un mariage doit bientôt unir Jean Campbell (Virginia Bosier) à Charlie Dalrymple (Jimmy Thompson). Tommy fait la connaissance de Fiona Campbell (Cyd Charisse), la sœur de Jean et il s’éprend d’elle. Mais un mystère étrange semble planer sur Brigadoon. Tommy et Jeff en comprennent bientôt la raison : Brigadoon ne revit en réalité qu’un jour tous les cent ans, à la suite d’un vœu fait en 1754. Le mariage de Jean et de Charlie est célébré mais Harchie Beaton (Tudor Owen), le rival malheureux de Charlie, décide de quitter Brigadoon, ce qui provoquerait la disparition définitive du village dans l’abîme du temps. Les habitants de Brigadoon tentent de rejoindre Harry avant qu’il ne franchisse les limites du village, et Jeff qui chassait dans les environs provoque accidentellement la mort de Harry. Mais le jour s’achève et Brigadoon doit s’évanouir dans le temps. Tommy au lieu de rester à Brigadoon repart à New York avec Jeff. Dès son retour, Tommy comprend qu’il ne peut plus supporter ce monde moderne après avoir connu le charme de Brigadoon. Il rompt avec sa fiancée, Jane Ashton, et repart pour l’Ecosse. Il découvre avec bonheur que Brigadoon est encore là et retrouve Fiona…


Les extraits (sélection)
« I’ll Go Home with Bonnie Jean »
Lyrics by Alan Jay Lerner
Music by Frederick Loewe
Sung by Jimmy Thompson (dubbed by John Gustafson), Gene Kelly, Van Johnson, and Chorus
Danced by Gene Kelly, Van Johnson, and Chorus
« The Heather on the Hill »
Lyrics by Alan Jay Lerner
Music by Frederick Loewe
Sung by Gene Kelly
Danced by Gene Kelly and Cyd Charisse
« Almost Like Being in Love »
Lyrics by Alan Jay Lerner
Music by Frederick Loewe
Sung and Danced by Gene Kelly

LES MUSICALS DE LA MGM
L’âge d’or de la comédie musicale hollywoodienne, celle qui réussit l’accord parfait entre action, musique et danse, est à jamais lié à un sigle : MGM et à un nom : Arthur Freed, le grand promoteur du genre.

ARTHUR FREDD : LE MAGICIEN DE LA MGM
Après avoir travaillé longtemps à la MGM comme compositeur, Arthur Freed commença en 1939 une extraordinaire carrière de producteur qui en fit le maître incontesté de la comédie musicale.


2 réponses »

  1. Voici encore un autre film musical que je vais à tout prix voir. Je ne le connaissais pas avant d’atterrir sur votre blog. Malgré le fait que je ne connaisse pas ce long-métrage très rythmé, j’ai entendu parler de la comédie musicale éponyme d’Alan Jay Lerner et de Frederick Loewe.

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