Le Film étranger

REAR WINDOW (Fenêtre sur cour) – Alfred Hitchcock (1954)

Immobilisé dans son appartement avec une jambe cassée, le photographe L.B. Jefferies observe ses voisins, leur prêtant des vies imaginaires, jusqu’à ce qu’un cri dans la nuit le persuade que l’un d’eux est un meurtrier. Avec Rear Window (Fenêtre sur cour), Hitchcock montre qu’il peut être dangereux d’épier ses voisins. Dans ce thriller haletant, une curiosité bien naturelle – et sans doute compréhensible – envers la vie des autres plonge James Stewart et Grace Kelly dans un cauchemar de meurtre et de suspense. 

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Alors qu’Hitchcock tournait Dial M for murder (Le Crime était presque parfait) pour Warner, en 1953, son agent Lew Wasserman, anticipant le bon accueil escompté pour ce film et exploitant le succès de Strangers on a Train (L’Inconnu du Nord-Express, 1951), passa un nouveau contrat avec la Paramount pour le tournage de neuf films. Le premier devait être, en 1954, Rear window ; d’après une nouvelle de Cornell Woolrich.

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Un monde virtuel

Hitchcocktrouvait très stimulante l’idée de travailler dans un lieu unique, comme il l’avait déjà fait pour Rope (La Corde)Lifeboat et Dial M for murder. Un tour de force technique de ce type le motivait, car il aimait affronter les obstacles, pour le plaisir de les contourner ou de les dépasser. Mais cette fois, la plus grande partie du film devait être tournée à travers les yeux du personnage principal, le photographe indépendant L. B. Jefferies (« Jeff ») – un personnage un peu voyeur, dirigé par un réalisateur voyeur pour un public voyeur.

La quasi-totalité du film se passe dans l’appartement new-yorkais de Jeff, au cœur du quartier bohème de Greenwich Village, Le script prévoyait également sept ou huit autres appartements, où devaient se dérouler des scènes vues par Jeff. Une telle contrainte excluait des décors naturels car, même si l’on avait trouvé un immeuble approprié, il eut été pratiquement impossible d’obtenir une lumière adéquate dans les différentes pièces, de nuit comme de jour.

Rear window a donc entièrement été tourné dans un énorme décor monté sur le plateau 17, le plus grand des studios Paramount. Il comprenait en tout trente et un appartements, dont douze parfaitement meublés et aménagés, avec l’eau courante et l’électricité. L’ensemble fut construit selon les indications d’Hitchcock, mais en se basant sur un lieu réel, dans Greenwich Village. Dans la cour en contrebas, il y a des arbustes, un petit jardin et une allée étroite conduisant à la rue, où l’on aperçoit des voitures et des piétons.

Selon Grace Kelly, qui joue Lisa Fremont la petite amie de Jeff, pendant le tournage de  Dial M for murder, Hitchcock évoquait sans cesse la chose : « Quand il avait un moment de tranquillité, il se laissait aller à parler de la construction du formidable décor. C’était pour lui une véritable délectation. » Mais, selon elle, ce n’était pas tant les petits détails des logements qui aiguisaient son appétit, que « les gens que l’on devait voir dans les appartements en face de la fenêtre sur cour, avec leurs petites histoires, et la manière dont ils émergeraient comme personnages et ce qu’ils révéleraient ».

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L’appartement de Jeff a été le cœur des opérations. Les acteurs (ici Stewart et Wendell Corey assis, et Grace Kelly debout) étaient confinés dans une zone étroite, les techniciens et la réalisation devant se serrer dans l’espace restant.
John Michael Hayes

Rear window s’annonçait sous de bons auspices non seulement par la préparation satisfaisante du décor, mais aussi sur un autre plan. Jusque-là, c’est à sa femme Alma qu’Hitchcock avait confié les relations avec les auteurs chargés de préparer le scénario et les scripts ; mais cette fois, celle-ci désirait rester en retrait. Ainsi, pour la première fois, le réalisateur a dû faire entièrement confiance à un auteur tout en affirmant sa conception des choses avec vigueur, bien sûr. Le choix effectué par le réalisateur allait s’avérer très heureux. John Michael Hayes, né en 1919 et ancien journaliste, avait travaillé précédemment sur le script de quatre films, dont Thunder Bay (Le Port des passions) d’Anthony Mann, avec James Stewart. Il avait également écrit, avec succès, des dramatiques à suspense pour la radio et c’est son talent dans ce domaine qui a conduit Hitchcock à lui demander d’abord de se charger de l’adaptation de Rear window, puis d’en achever le script.

James Stewart - rear window - & Grace Kelly

La collaboration des deux hommes sur le scénario fut fructueuse. Hitchcockavait demandé à Hayes d’élargir l’histoire originelle en introduisant diverses intrigues secondaires pour les autres appartements, afin de faire écho au thème central du film : les relations entre le photographe L. B. Jefferies, qui fuit les responsabilités et dont le rôle était écrit pour James Stewart et sa petite amie, une femme du monde élégante.

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Lisa

Le scénariste John Michael Hayes connaissait James Stewart car il avait travaillé avec lui dans Thunder Bay, mais pas Grace Kelly, qui devait jouer Lisa. Le réalisateur s’est donc arrangé pour que l’auteur passe une huitaine de jours en compagnie de l’actrice. Finalement, le personnage créé a été une sorte d’hybride entre Grace Kelly (qui avait débuté comme mannequin) et Mel Lawrence, l’épouse de Hayes.

Dans la nouvelle originelle, le seul contact du photographe avec le monde extérieur était une domestique noire. Hayes et Hitchcock ont remplacé ce personnage conventionnel par une infirmière, Stella, figure maternelle interprétée par Thelma Ritter. L’une des meilleures actrices de seconds rôles d’Hollywood. Les conversations entre Stella et Jeff, au début du film, éclairent le passé de celui-ci et présentent sa relation avec Lisa. Mais la fonction essentielle de l’infirmière consiste à dispenser un humour désabusé à l’Intention du public. Ainsi, selon Hayes, les spectateurs allaient « pouvoir s’esclaffer ensemble, s’accrocher aux sièges ensemble et crier ensemble ». De fait le script est plein d’esprit, ce qui rend les personnages à la fois crédibles et sympathiques. Hitchcock a été si satisfait du travail de son auteur qu’il l’a embauché pour ses trois films suivants.

Contourner la censure

Toutefois, avant le tournage, Il fallait encore franchir un obstacle, celui des censeurs, ce qui n’était pas une petite affaire en ce début des années 1950. Le script comportait de nombreuses allusions à la sexualité, même s’il nous paraît aujourd’hui bien anodin. Il y avait le dos nu, les sous-vêtements et les pas de danse de Miss Torso, l’agression sur Miss Lonelyheart (« Cœur solitaire »), l’appétit sexuel de la jeune mariée et l’adultère supposé de Thorwald. En outre, la relation centrale entre Jeff et Lisa laissait supposer des relations sexuelles hors mariage. Tout cela faisait un cocktail détonant pour le très prude Joseph Breen, censeur en chef au Hayes Office depuis une vingtaine d’années. Toutefois, ce personnage était sur le point de se retirer et ses nombreuses objections au script n’ont, pour la plupart, pas été retenues par son successeur ; Geoffrey M. Shurlock, plus sensible à l’évolution de l’opinion : le script de Rear Window est donc sorti presque indemne de l’épreuve.

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Raymond Burr, qui deviendra célèbre dans les rôles de Perry Mason et de Robert T. Dacier (L’Homme de fer), joue Lars Thorwald. Malicieusement, Hitchcock l’a fait maquiller pour qu’il ressemble à David O. Selznick, le producteur de la Warner.
De pied en cap

Hitchcock attachait autant d’importance aux tenues de ses acteurs qu’au décor. La responsable des costumes, Edith Head, a rapporté qu’il a pratiquement défini lui-même toute la garde-robe-couleurs et style – de Grace Kelly. Parfois, dans le film, la tenue de l’actrice l’associe visuellement à une autre femme, notamment à l’une des célibataires, Miss Torso et Miss Lonelyheart, ou illustre un thème. Ainsi, le réalisateur a voulu que le costume de Lisa, lors de sa première apparition, suggérât « une porcelaine de Dresde, quelque chose que l’on peut à peine toucher ». Dans un cas au moins, sa tenue a un sens symbolique précis : à la fin du film, elle est en pantalon, ce qui revient à dire qu’elle porte la culotte ! Pour faciliter l’identification des occupants des autres appartements que l’on aperçoit depuis la fenêtre de Jeff, leur costume est typé. Miss Lonelyheart, par exemple, s’habille en vert émeraude.

Un bon tournage

Après cette préparation méticuleuse, le tournage lui-même a été facile. Sur le plateau, l’atmosphère était détendue, Hitchcock et Stewart étalent désormais de vieux amis et selon l’acteur, ils étaient tous deux, comme le reste de l’équipe d’ailleurs, « fous de Grace Kelly. Le matin, on s’asseyait tous pour attendre son arrivée afin de pouvoir la regarder. Elle était gentille pour chacun, pleine d’égards, parfaite, et tellement belle ! » 

Acteurs muets

Les acteurs affectés à un rôle quasi-muet, dans les autres appartements, étaient eux aussi au diapason. Georgine Darcy (Miss Torso) a confié n’avoir reçu aucune directive chorégraphique pour ses exercices suggestifs. Il lui avait simplement été demandé d’improviser – ce dont elle s’est acquittée avec bonheur. Ces acteurs portaient une oreillette qui permettait à Hitchcock de les guider – et qu’il a parfois utilisée d’une manière inattendue. Ainsi, à un moment, le mari et la femme propriétaires du chien, qui sont couchés dehors sur l’escalier de secours, doivent rentrer précipitamment à cause d’une averse  ; au tournage, Hitchcock s’est ingénié à leur souffler dans leurs oreillettes des instructions contradictoires. Cela a provoqué un épisode franchement comique, les deux acteurs se disputant le matelas et le mari faisant finalement la culbute.

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Problèmes d’objectifs

Hitchcock a utilisé différents objectifs pour rapprocher l’action vue à travers les yeux de Jeff. Passant du 50 mm au 75 mm et au 100 mm pour traduire l’intérêt grandissant du photographe, il a eu recours au téléobjectif de 150 mm et de 250 mm pour les plans que Jeff est censé regarder dans ses jumelles ou dans son téléobjectif. Toutefois, avec le 250 mm, la profondeur de champ était très réduite et les acteurs devenaient flous dès qu’ils bougeaient. Pour résoudre le problème, on a utilisé un objectif de 150 mm en montant la caméra sur une perche afin de l’avancer au-dessus de la cour. Le procédé produit un effet saisissant quand Thorwald se rend compte qu’il est observé et jette un regard noir vers la caméra c’est-à-dire vers Jeff.

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Ainsi, la méticuleuse préparation de Hitchcock et sa direction, le remarquable script, une équipe technique très inventive et la très bonne prestation des acteurs ont contribué à la réussite de ce film, justement classé parmi les cent meilleurs jamais tournés. Le décor de Rear window est censé situer le film à Greenwich Village, célèbre quartier new yorkais de Manhattan. Hitchcock voulait que l’ensemble soit très réaliste. Il a fait prendre des photos sur le terrain pour peaufiner les détails et enregistrer les bruits de la rue afin de reproduire l’ambiance sonore.

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L’histoire « découpée »

Générique – Les volets s’ouvrent lentement derrière les titres, comme un rideau de théâtre qui se lève, donnant à la fenêtre valeur de scène ou d’écran de cinéma. Les trois volets symbolisent les trois étapes de la méthode d’Hitchcock, qu’il résume ainsi : « Un homme regarde ; il voit ; il réagit. »
Le matin – Le photographe L. B. Jefferies s’éveille dans son appartement new-yorkais. Voilà six semaines qu’il y est bloqué, la jambe dans le plâtre, sans autre occupation que d’observer ses voisins. Tandis qu’il téléphone à son rédacteur en chef, il est témoin d’une dispute conjugale dans l’appartement d’en face.
L’infirmière – Jeff reçoit la visite de Stella, l’infirmière, qui le soigne tout en plaisantant. Le dialogue introduit sa relation avec Lisa et son aversion pour tout engagement, thème central du film. Stella reproche aussi à Jeff sa manie d’épier (autre thème récurrent) qui, dit-elle, lui attirera des ennuis.
Surprise ! – Le soir, Jeff est réveillé par un baiser de sa petite amie, Lisa Fremont, qui allume les lumières dans la pièce, allant de lampe en lampe avec grâce. On livre un dîner qu’elle a commandé à un grand restaurant. Lorsqu’elle évoque sa journée et ses rêves d’avenir, Jeff se renfrogne.

Le théâtre de la cour – Alors que Lisa, vexée, s’affaire dans la cuisine, Jeff recommence à épier. Miss Lonelyheart (« Cœur solitaire ») reçoit un soupirant imaginaire et, incapable de poursuivre ce rôle, s’effondre en larmes. Miss Torso, au contraire, est entourée d’admirateurs. Le représentant de commerce sert à dîner à sa femme alitée et tous deux se disputent. Lisa apporte le plat réchauffé de la cuisine et demande d’où vient la musique enchanteresse que l’on entend. Jeff lui parle du compositeur.
Rapports tendus – Le dialogue entre Lisa et Jeff laisse entendre que ce dernier voit dans la jeune femme une menace pour son style de vie aventureux. Lorsqu’elle lui offre de partager son existence, il la rabroue en lui expliquant qu’elle est trop habituée au luxe pour pouvoir supporter l’inconfort de ses missions. Lisa quitte la pièce, profondément peinée. Jeff la retient un instant en lui proposant de s’en tenir au statu quo. Après son départ, il contemple la cour endormie. Soudain, un cri retentit dans la nuit.
Pluie d’une nuit d’été – Somnolent dans son fauteuil, Jeff est réveillé par une pluie d’orage. Il perçoit diverses scènes dans l’immeuble d’en face, et remarque en particulier le représentant de commerce qui, à plusieurs reprises, sort de chez lui sous la pluie, puis revient, toujours avec sa valise d’échantillons. Enfin, à l’aube, alors que Jeff s’est endormi, il sort avec à son bras une femme en noir.
Soupçons – Le lendemain, Jeff parle à Stella des allées et venues suspectes du représentant de commerce. Tous deux voient ce dernier jeter un regard noir au chien des voisins qui renifle les plates-bandes. Jeff observe le représentant de commerce avec ses jumelles et son téléobjectif. Il le voit envelopper une scie et un couteau de boucher dans du papier journal, et commence à le soupçonner de meurtre.

Lisa convaincue – Lisa reproche encore à Jeff sa curiosité, mais quand elle voit le suspect fermer une grande malle avec une grosse corde, sa résistance s’émousse. Elle va jusqu’au bâtiment d’en face et découvre que l’homme s’appelle Lars Thorwald. Le lendemain matin, pendant que Stella s’affaire près de lui, Jeff appelle l’inspecteur Tom Doyle, un copain de régiment, et lui fait part de ses soupçons. L’infirmière se délecte de suppositions macabres. Deux manutentionnaires viennent enlever la malle de Thorwald.
Détective – Doyle sceptique, accepte quand même de vérifier les dires de Jeff. Il revient peu après avec une explication simple et convaincante à propos de la disparition de Mrs Thorwald, qui aurait tout simplement pris le train et se trouverait à Merritsville. Le dépit de Jeff, qui n’a pas été pris au sérieux, se manifeste par des démangeaisons au bout de son pied immobilisé dans le plâtre ; il se met à se gratter le gros orteil avec délice, au moyen d’un gratte-dos.
Pour la nuit – Ce soir-là, Jeff regarde Miss Lonelyheart se préparer et sortir. Une réception est organisée chez le compositeur. Puis il voit Thorwald rentrer chez lui, faire ses bagages et parler des bijoux de sa femme au téléphone. Lisa arrive et déclare qu’elle va rester pour la nuit – une première à laquelle Jeff réagit sans enthousiasme. Lisa affirme qu’une femme ne part jamais sans ses bijoux. Contrepoint ironique à la scène, on entend la Jeune mariée rappeler son mari qui fume à la fenêtre.
Affaire classée – Doyle revient. Jeff est gêné par les signes de la présence de Lisa : son ombre au plafond, son déshabillé, ses pantoufles. Le photographe présente la jeune femme à l’inspecteur, qui réfute les théories du couple et se plaint de l’intuition féminine, qu’il juge totalement irréaliste. Finalement, il propose d’oublier toute l’affaire et de boire un bon verre entre amis. Mais il comprend qu’il ne pourra pas vaincre l’obsession de Jeff et Lisa, et finit par quitter les lieux.

Second meurtre – Dépités, Lisa et Jeff retournent à la fenêtre et contemplent la triste fin de soirée de Miss Lonelyheart. Alors qu’ils ont baissé leurs stores, un cri retentit. Le chien du couple de l’escalier de secours est retrouvé étranglé. Le couple se répand en lamentations, tandis que Thorwald est le seul à ne pas se montrer. Il fume chez lui, dans l’obscurité.
Chantage – Le soir suivant, Stella, Lisa et Jeff continuent à épier. Thorwald lave les murs de sa salle de bains. Jeff est convaincu que quelque chose est enterré dans la plate-bande. Il téléphone à Thorwald, se fait passer pour un maître chanteur et lui fixe un rendez-vous dans un bar proche. Thorwald sort. Lisa et Stella descendent dans le jardin, creusent, mais ne trouvent rien.
L’alliance – Lisa s’introduit chez Thorwald pour y rechercher les bijoux de sa femme. Hélas, l’homme revient. Jeff assiste, impuissant et anxieux, à la confrontation. Il appelle la police. La jeune femme se fait arrêter pour vol. Jeff s’aperçoit, en regardant avec son téléobjectif, qu’elle porte au doigt l’alliance de Mrs Thorwald. Il appelle son ami Thomas Doyle.
Dernier acte – Le téléphone sonne chez Jeff, mais personne ne parle. La porte de l’immeuble claque, des pas approchent. Thorwald entre chez Jeff et l’accule contre la fenêtre, bien que celui-ci tente de se défendre en l’éblouissant à coups de flashs. Thorwald fait basculer Jeff par la fenêtre. La police surgit et se saisit de Thorwald. Jeff lâche prise et tombe.
Conclusion – Un dernier panoramique sur les habitants de la cour conclut les histoires secondaires : le compositeur fait entendre à Miss Lonelyheart l’enregistrement du morceau sur lequel il travaillait ; des peintres refont l’appartement des Thorwald ; le couple de l’escalier entraîne un chiot à monter dans le panier ; le fiancé de Miss Torso, un soldat de petite taille, rentre au foyer et manifeste plus d’intérêt pour le contenu du réfrigérateur que pour la belle danseuse ; les nouveaux mariés ont troqué leur lune de miel contre des querelles. Enfin, nous pénétrons chez Jeff pour le trouver dans son fauteuil roulant, mais dos à la fenêtre et l’air apaisé. Il a les deux jambes dans le plâtre – châtiment de son voyeurisme ? Selon Hitchcock, « il l’a mérité ! « 


Effets spéciaux : le décor de Greenwich Village

Jamais la Paramount n’avait construit un décor aussi gigantesque : 56 mètres de long, 11.5 mètres de large et 12 mètres de haut, pour le coût astronomique de 100.000 $ ! Le problème principal, pour faire entrer Greenwich Village dans Hollywood, a été la hauteur des immeubles (qui comportaient quatre ou cinq étages), d’autant plus qu’il fallait qu’apparaissent, dans le lointain, les gratte-ciel de New York. Les techniciens démontèrent le sol du plateau 17 afin d’exploiter l’espace des caves souterraines. Comme ce n’était pas suffisant, ils creusèrent – au point d’atteindre la nappe phréatique! Il a fallu ensuite pomper l’eau entre les prises de vue. L’appartement de Jeff, d’où il observe ses voisins, théoriquement situé au deuxième étage, était en réalité au niveau du rez-de-chaussée d’origine.

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Pour éclairer cet immense décor et créer les effets des diverses heures du jour, il a fallu avoir recours à 1000 lampes à arc pour le plein soleil, sans compter 2000 autres lampes, moins puissantes, nécessaires pour les effets additionnels. La Paramount a dû mobiliser la presque totalité de son matériel d’éclairage sur le tournage.

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La mise en place et le démontage de l’éclairage pour simuler les différents moments de la journée dans les appartements aurait pris trop de temps. Les diverses pièces ont été pré-éclairées par Robert Burks, le directeur de la photographie : le système était télécommandé depuis l’appartement de Jeff à l’aide d’une grosse « table de commande ressemblant à la console d’un orgue énorme  ». Hitchcock contrôlait tout à la fois les acteurs et l’éclairage, « par-dessus l’épaule de Jeff  ». Les appartements d’en face étant à plus de 20 mètres de la fenêtre, Hitchcock utilisait pour communiquer une radio ondes courtes : c’est ainsi qu’il donnait ses instructions aux acteurs, qui portaient une oreillette couleur chair.

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Bruitage

Rear window n’a pas véritablement de bande musicale. Pourtant, on entend presque toujours de la musique en fond sonore – jouée par une radio ou un tourne-disque, ou encore provenant de l’appartement du compositeur. Il s’agit en général de jazz, bien dans la note du quartier de Greenwich Village et choisi par le compositeur Franz Waxman dans le catalogue des productions musicales de la Paramount. C’est Hitchcock qui a eu l’idée d’utiliser la chanson populaire chantée par Bing Crosby (tirée du film Road to Bali, de Hal Walker), « To see you is to Love you  », pour souligner le plaisir évident de Jeff quand il regarde son amie Lisa. On dit également que le réalisateur n’est pas étranger au choix (effectué comme un clin d’œil) d’un autre succès de l’heure, « Mona Lisa », rendu fameux par Nat King Cole, pour la scène où Lisa se plaint à l’inspecteur Thomas Doyle.



JAMES STEWART
Interprète des valeurs et des idéaux de l’Amérique profonde, James Stewart a prouvé également qu’il était capable de s’adapter à des rôles d’une grande modernité. Sa carrière est marquée par une collaboration féconde avec les meilleurs cinéastes de Hollywood. 

GRACE KELLY ou l’anti-Marilyn
En même temps que, grâce à l’assouplissement de la censure, déferlait sur les écrans la première vague, encore assez timide, d’érotisme, de scandale et de laisser-aller, en même temps que ce relâchement nouveau s’incarnait dans un certain nombre d’actrices provocantes, dont Marilyn Monroe fut le type achevé, et Jayne Mansfield la caricature, Hollywood sécrétait également leur parfait antidote sous les traits de Grace Kelly.  


Sur la piste du crime (période 1929-1939)
La première expérience parlante d’Hitchcock, ce sera Blackmail (Chantage, 1929). Aujourd’hui, cette œuvre conserve une authentique modernité. L’auteur y installe des personnages et des situations qui alimenteront ses films postérieurs : la femme coupable, le policier amoureux de la femme qu’il doit arrêter, l’union terrible par un secret encore plus terrible, l’itinéraire vécu par un couple et la traversée des apparences.

Hollywood et la guerre (période 1940 – 1944)
A la veille de la guerre, l’industrie cinématographique américaine domine le marché mondial. De nombreux cinéastes européens ont raillé Hollywood. la domination nazie accélérera cette migration, mais ce cosmopolitisme convient au public national. Ce peuple d’émigrants aime le cinéma. les images satisfont ses fantasmes et bercent ses espoirs. Il se retrouve culturellement devant des produits conçus par des réalisateurs européens.

Expérimentations (période 1945-1954)
Rentré aux U.S.A. après avoir réalisé Bon voyage et Aventure malgache (courts métrages à la gloire de la résistance française réalisés en Angleterre), Hitchcock tourne une production de Selznick : Spellbound (La Maison du docteur Edwards). Cette fois, la chasse à l’homme et la formation d’un couple s’inscrivent dans une structure plus complexe. La psychanalyse règne sur l’œuvre.

Le temps de la perfection (période 1954 -1966)
En 1954, Hitchcock entre à la Paramount. Il y restera de longues années et en deviendra l’une des plus fortes valeurs commerciales. Il commence par l’adaptation d’une nouvelle de Corneil Woolrich (William Irish) : Rear window (Fenêtre sur cour). C’est l’histoire d’un reporter photographe qui a la jambe dans le plâtre. Il passe son temps à observer ses voisins. de l’autre côté de la cour.

Les dernières œuvres (période 1966 – 1976)
Au cours de la période 1966-1976, Alfred Hitchcock ne tournera que quatre films. Deux se rattacheront au cycle des œuvres d’espionnage. Les autres exploiteront la veine du thriller. En 1966, Torn curtain (le Rideau déchiré) devait choquer les critiques de gauche. Ils accusèrent le film d’être une œuvre anticommuniste et suggérèrent que son auteur était en train de devenir gâteux.


HITCHCOCK / TRUFFAUT

En janvier 1960, à New York, François Truffaut rencontre Helen Scott, chargée des relations avec la presse pour le French Film Office. Celle-ci devient, dès lors, sa traductrice et sa collaboratrice attitrée aux Etats-Unis. En avril 1962, Truffaut dévoile à Robert Laffont et à Helen Scott son intention de faire un livre sur le cinéma. Le genre des entretiens radiophoniques avec des écrivains, notamment Les Entretiens de Paul Léautaud avec Robert Mallet, lui donne l’idée de composer un ouvrage à partir d’entretiens enregistrés avec Alfred Hitchcock.
Truffaut écrit à Hitchcock le 2 juin 1962 pour lui demander un entretien. 
C’est avec émotion qu’Hitchcock lui répond favorablement de Los Angeles par un télégramme.
Dès lors, Truffaut commence à réunir la documentation nécessaire à la préparation du livre : le Hitchcock de Claude Chabrol et Eric Rohmer publié en 1957, les critiques, les fiches techniques et notes sur les films, les romans adaptés par Hitchcock, des photographies, classés dans des dossiers, film par film. Il écrit également des centaines de questions à poser à Hitchcock.

Ci-dessous la transcription de l’échange lié au film REAR WINDOW du livre : Hitchcock / Truffaut (avec la collaboration de Helen Scott) – Editions Ramsay (1983)

François Truffaut : Les deux films de vous que je préfère sont Notorious et Rear Window. Je n’ai pas pu me procurer la nouvelle de Cornell Woolrich, qui vous a fourni l’intrigue de Rear Window.

Alfred Hitchcock :  Il s’agissait d’un invalide qui se tenait toujours dans la même pièce. Je crois me souvenir qu’un garde-malade s’occupait de lui, mais pas constamment. L’histoire racontait tout ce que le héros voyait de sa fenêtre, comment il soupçonnait un meurtre et, vers la fin, la menace de l’assassin qui se précisait. D’après mon souvenir, la conclusion de cette nouvelle était que l’assassin, se sentant démasqué, voulait tuer le héros de l’autre côté de la cour, avec un revolver ; le héros parvenait à tenir à bout de bras un buste de Beethoven et l’exposait en silhouette devant la fenêtre. C’est donc Beethoven qui recevait le coup de revolver.

F. T. J’imagine que ce qui vous a tenté au départ, c’est d’abord le pari technique, la gageure. Un seul immense décor et tout le film vu par les yeux du même personnage…

A. H. Absolument, car vous aviez ici une possibilité de faire un film purement cinématographique. Vous avez l’homme immobile qui regarde au-dehors. C’est un premier morceau de film. Le deuxième morceau fait apparaître ce qu’il voit et le troisième montre sa réaction. Cela représente ce que nous connaissons comme la plus pure expression de l’idée cinématographique. Vous savez ce que Poudovkine a écrit là-dessus ; dans un de ses livres sur l’art du montage, il a raconté l’expérience qu’avait faite son maître Liev Koulechov. Cela consistait à montrer un gros plan d’Ivan Mosjoukine puis à lui faire succéder le plan d’un bébé mort. Sur le visage de Mosjoukine se lit la compassion. On enlève le plan du bébé mort et on le remplace par l’image d’une assiette de nourriture et, sur le même gros plan de Mosjoukine, vous lisez maintenant l’appétit. De la même façon nous prenons un gros plan de James Stewart. Il regarde par la fenêtre et il voit par exemple un petit chien que l’on descend dans la cour dans un panier, on revient à Stewart, il sourit. Maintenant à la place du petit chien qui descend dans le panier, on montre une fille à poil qui se tortille devant sa fenêtre ouverte, on replace le même gros plan de James Stewart souriant et, maintenant c’est un vieux salaud !

F. T. Parce que l’attitude de James Stewart constitue de la pure curiosité…

A. H. Disons-le, c’était un voyeur, je me souviens d’une critique à ce propos. Mlle Lejeune dans le « London Observer » a écrit que Rear Window était un film « horrible », parce qu’il y avait un type qui regardait constamment par la fenêtre. Je pense qu’elle n’aurait pas dû écrire que c’était horrible. Oui, l’homme était un voyeur, mais est-ce que nous ne sommes pas tous des voyeurs ?

F. T. Nous sommes tous des voyeurs, ne serait-ce que lorsque nous regardons un film intimiste. D’ailleurs, James Stewart à sa fenêtre se trouve dans la situation d’un spectateur assistant à un film.

A. H. Je vous parie que neuf personnes sur dix, si elles voient de l’autre côté de la cour une femme qui se déshabille avant d’aller se coucher ou simplement un homme qui fait du rangement dans sa chambre, ne pourront s’empêcher de regarder. Elles pourraient détourner le regard en disant : « Cela ne me concerne pas », elles pourraient fermer leurs volets, eh bien ! elles ne le feront pas, elles s’attarderont pour regarder.

F. T. Au départ, votre intérêt était seulement technique, mais je crois qu’en travaillant sur le scénario vous avez rendu l’histoire plus importante ; finalement, ce que l’on voit de l’autre côté de la cour est devenu une image du monde, plus ou moins consciemment ?

A. H. De l’autre côté de la cour, vous avez chaque genre de conduite humaine, un petit catalogue des comportements, Il fallait absolument le faire, sinon le film eût été sans intérêt. Ce que l’on voit sur le mur de la cour, c’est une quantité de petites histoires, c’est le miroir, comme vous dites, d’un petit monde.

F. T. Et toutes ces histoires ont pour point commun l’amour. Le problème de James Stewart est qu’il n’a pas envie d’épouser Grace Kelly et, sur le mur d’en face, il ne voit que des actions qui illustrent le problème de l’amour et du mariage. Il y a la femme seule sans mari ni amant, les jeunes mariés qui font l’amour toute la journée, le musicien célibataire qui s’enivre, la petite danseuse que les hommes convoitent, le couple sans enfants qui a reporté toute son affection sur un petit chien, et surtout le couple marié dont les disputes sont de plus en plus violentes jusqu’à la mystérieuse disparition de la femme.

A. H. Oui, et vous retrouvez ici la même symétrie que dans Shadow of a Doubt. Dans le couple Stewart-Kelly, lui est allongé avec sa jambe dans le plâtre et elle est libre de ses mouvements, tandis que, de l’autre côté de la cour, la femme malade est clouée dans son lit et le mari fait des allées et venues. Il y a une chose qui m’a rendu assez malheureux dans ce film, c’est la musique. Vous connaissez Franz Waxman ?

F. T. Il faisait la musique des films de Humphrey Bogart autrefois ?

A. H. Il a fait également celle de Rebecca. Nous avions de l’autre côté de la cour le musicien qui s’enivre ; je voulais qu’on l’entende composer la chanson, la développer et qu’à travers tout le film on entende l’évolution de cette chanson jusqu’à la scène finale où elle serait jouée sur un disque avec toute l’orchestration. Ça n’a pas marché. J’aurais dû choisir un auteur de chansons populaires pour faire ça. J’ai été très déçu.

F. T. Tout de même, une partie importante de l’idée initiale subsiste dans le film ; quand le compositeur a terminé sa musique, c’est en l’entendant que la femme seule renonce à se suicider, et je crois qu’au même moment, toujours grâce à la musique, James Stewart réalise qu’il est amoureux de Grace Kelly. Une scène, très forte, montre la réaction du couple sans enfants après la mort de leur petit chien ; la femme pousse un cri, tout le monde vient aux fenêtres, la femme sanglote et crie : « Nous devrions nous aimer davantage … entre voisins », etc. C’est une réaction volontairement disproportionnée… Je suppose que vous l’avez conçue comme s’il s’agissait de la mort d’un enfant ?

A. H. Naturellement. Ce petit chien est leur seul enfant. A la fin de la scène, on s’aperçoit que tout le monde est venu regarder aux fenêtres sauf l’assassin présumé qui fume dans le noir.

F. T. C’est aussi le seul moment du film où la mise en scène change de point de vue ; on quitte l’appartement de Stewart, la caméra s’installe dans la cour, vue sous plusieurs angles, et la scène devient purement objective.

A. H. Seulement ici.

F. T. A ce propos, je pense à une chose qui constitue probablement une règle dans votre travail, Vous ne montrez la totalité d’un décor qu’au moment le plus dramatique d’une scène, Dans The Paradine Case, lorsque Gregory Peck s’en va, humilié, on le voit partir de très loin et, pour la première fois, on voit le tribunal en entier alors que nous y sommes depuis cinquante minutes, Dans Rear Window, vous n’avez montré la cour en entier que lorsque la femme crie, après la mort de son chien, et que tous les locataires se mettent aux fenêtres pour voir ce qui se passe.

A. H. C’est toujours la question de choisir la taille des images en fonction des buts dramatiques et de l’émotion, et non pas simplement dans le dessein de montrer le décor. L’autre jour, je tournais un spectacle d’une heure pour la télévision et l’on voyait un homme entrant dans un commissariat pour se constituer prisonnier. Au début de la scène, j’ai filmé d’assez près l’homme qui entre, la porte qui se referme ; il se dirige vers un bureau mais je n’ai pas montré tout le décor. On m’a dit : « Vous ne voulez pas montrer tout le commissariat pour que les gens sachent qu’on est dans un commissariat ? » J’ai répondu : « Pourquoi ? Nous avons le sergent de police qui a trois galons sur le bras et qui se trouve en amorce dans l’image, cela suffit pour établir que nous sommes dans un commissariat. Le plan général pourra être très utile dans un moment dramatique, pourquoi le gaspiller ? »

F. T. C’est intéressant, cette notion de gaspillage, de garder des images « en réserve ». Autre chose, à la fin de Rear Window, quand l’assassin entre dans la pièce, il dit à James Stewart : « Que voulez-vous de moi ? » James Stewart ne trouve rien à répondre, parce que son action est sans justifications, qu’il a agi par pure curiosité.

A. H. C’est vrai, et c’est pourquoi ce qui va lui arriver au fond ce sera bien fait pour lui.

F. T. Mais il va se défendre avec les flashes, en aveuglant l’assassin à coup de flashes dans la figure…

A. H. L’utilisation des flashes relève du vieux principe de Secret Agent : en Suisse, ils ont les Alpes, les lacs et le chocolat. Ici nous avons un photographe, alors il regarde de l’autre côté de la cour avec ses instruments de photographe, et lorsqu’il doit se défendre c’est avec les instruments du photographe, les flashes. Pour moi, il est essentiel de toujours se servir d’éléments liés aux personnages ou aux endroits et je sens que je néglige quelque chose si je ne m’en sers pas.

F. T. De ce point de vue, l’exposition du film est excellente. On démarre sur la cour endormie, puis on glisse sur le visage de James Stewart en sueur, on passe sur sa jambe plâtrée, puis sur une table où l’on voit l’appareil photo brisé et une pile de magazines et, sur le mur, on voit des photos de voitures de course qui se retournent. Dans ce seul premier mouvement d’appareil, on apprend où nous sommes, qui est le personnage, quel est son métier et ce qui lui est arrivé.

A. H. C’est l’utilisation des moyens offerts au cinéma pour raconter une histoire. Cela m’intéresse plus que si quelqu’un demandait à Stewart : « Comment vous êtes-vous cassé la jambe ? » Stewart répondrait : « Je prenais une photographie d’une course d’automobiles, une roue s’est détachée et elle est venue me frapper.» N’est-ce pas ? Ce serait la scène banale. Pour moi, le péché capital d’un scénariste est, lorsqu’on discute une difficulté, d’escamoter le problème en disant : « Nous justifierons cela par une ligne de dialogue. » Le dialogue doit être un bruit parmi les autres, un bruit qui sort de la bouche des personnages dont les actions et les regards racontent une histoire visuelle.

F. T. J’ai remarqué que vous escamotez souvent le prélude aux scènes d’amour. Ici, James Stewart est seul chez lui, et, brusquement, le visage de Grace Kelly entre dans le cadre et la série de baisers commence. Quelle en est la raison ?

A. H. C’est un désir d’arriver tout de suite au point important et de ne pas perdre du temps. Ici c’est le baiser-surprise. Dans d’autres cas, il y aura peut-être le baiser-suspense et ce sera tout à fait différent.

F. T. Dans Rear Window et aussi dans To Catch a Thief, le baiser est truqué. Pas le baiser lui-même, mais l’approche des visages. C’est saccadé, comme si, en laboratoire, on avait doublé une image sur deux.

A. H. Ce ne sont pas absolument des truquages, ce sont des pulsations qu’on obtient en faisant vibrer la Dolly ou quelquefois les deux. Il y a un effet que je n’ai pas tourné dans The Birds, dans une scène d’amour, je voulais montrer les deux têtes séparées qui vont se réunir. Je voulais faire des panoramiques ultrarapides d’un visage à l’autre en fouettant la caméra ; comment appelle-t-on cela en français, « fouetter la caméra » ?

F. T. Un filage.

A. H. C’était un filage d’un visage à l’autre mais, au fur et à mesure que les visages se rapprochent, le filage diminue jusqu’à ne faire qu’une toute petite vibration. Il faudra que j’essaie une fois.

F. T. Rear Window est peut-être avec Notorious votre meilleur scénario, à tous points de vue, construction, unité d’inspiration, richesse des détails…

A. H. Je crois que j’ai été très enthousiaste à cette période parce que mes batteries étaient bien chargées. John Michael Hayes était un écrivain de radio et il s’est occupé essentiellement des dialogues. J’avais des difficultés avec le meurtre, aussi me suis-je inspiré de deux faits divers britanniques : « le cas Patrick Mahon », et « le cas Crippen ». Dans « le cas Mahon », l’homme a tué une fille dans un bungalow, sur la côte, dans le Sud de l’Angleterre. Il a découpé le corps et l’a dispersé morceau par morceau par la portière d’un train. Mais il ne savait pas quoi faire de la tête. C’est cela qui m’a donné l’idée de faire chercher la tête de la victime dans Rear Window. Patrick Mahon, lui, a mis la tête dans la cheminée et il a allumé le feu pour la brûler. Il s’est alors passé une chose qui peut sembler irréelle mais qui est absolument vraie ; un orage éclatait au même moment, comme dans une pièce de théâtre. Il y a les éclairs, le tonnerre et, dans la cheminée, la tête est entourée de flammes ; probablement à cause de la chaleur, les yeux se sont ouverts et ils semblent regarder Patrick Mahon. Le type s’est enfui en hurlant sur la plage au milieu de l’orage et il n’est revenu chez lui que plusieurs heures plus tard. A ce moment-là, le feu avait eu raison de la tête. Quelques années plus tard, un des quatre plus grands inspecteurs de Scotland Yard est venu me voir et m’a raconté ce qui suit. C’est lui qui avait été chargé de l’enquête lorsque Patrick Mahon avait été arrêté et son problème avait été de trouver la fameuse tête. Nous savons qu’il ne pouvait pas la trouver, il trouvait des traces, des indices, mais pas la tête, il savait qu’elle avait été brûlée mais il voulait avoir une indication concernant l’heure à laquelle cette opération avait eu lieu et sa durée. Alors il est allé voir le boucher, il a acheté une tête de mouton et il l’a brûlée au même endroit. Vous voyez que, dans tous ces cas de mutilations, le grand problème pour la police est de retrouver la tête. A présent, voyons « le cas Crippen ». Le docteur Crippen habitait Londres, il a assassiné sa femme et l’a découpée en petits morceaux. Plus tard on s’est rendu compte que la femme avait disparu et, comme c’est la coutume, l’assassin a dit : « Ma femme est partie en voyage. » Mais le docteur Crippen a fait une grave erreur : sa secrétaire portait quelques-uns des bijoux de sa femme et, à cause de cela, les voisins ont commencé à bavarder. Scotland Yard s’est intéressé à l’affaire et l’inspecteur Dew est venu questionner le docteur Crippen. Celui-ci a donné des raisons extrêmement vraisemblables et logiques de la disparition de sa femme. Elle était partie vivre en Californie, L’inspecteur Dew avait presque abandonné l’enquête et, lorsqu’il est retourné à la maison pour une dernière formalité, le docteur Crippen était parti avec sa secrétaire.

F. T. Alors c’est l’idée des bijoux qui vous a inspiré cette scène avec Grace Kelly ?

A. H. Oui, la scène avec l’alliance. Si la femme était réellement partie en voyage, elle aurait emporté son alliance…

F. T. Ce qui est excellent dans le film, c’est l’enrichissement de cette idée. Grace Kelly veut se faire épouser par James Stewart qui, lui, ne le veut pas. Elle s’introduit dans l’appartement de l’assassin pour trouver une preuve contre lui et elle trouve l’alliance de sa femme. Elle met l’alliance à son doigt et place sa main derrière son dos afin que, de l’autre côté de la cour, Stewart regarde l’alliance avec ses jumelles. Pour Grace Kelly, c’est comme une double victoire, elle réussit son enquête et elle réussira à se faire épouser. Elle a déjà la « bague au doigt ».

A. H. C’est exactement cela ; c’est l’ironie de la situation.

F. T. Quand j’ai vu Rear Window la première fois, j’étais journaliste et j’avais écrit que c’était un film très noir, très pessimiste et même très méchant. À présent, il ne me semble plus méchant du tout et j’y vois même une certaine bonté dans le regard. James Stewart voit de sa fenêtre non pas des horreurs, mais le spectacle des faiblesses humaines. Est-ce votre avis ?

A. H. Absolument, oui.



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