Le Film Noir

WORLD FOR RANSOM (Alerte à Singapour) – Robert Aldrich (1954)

« Tu ne devrais pas te prendre pour Galaad. Ça te va pas. » En fait, Julian March veut dire par là que Callahan et le chevalier du cycle du Saint Graal, sont bien des héros de la même trempe : des idéalistes déçus qui sont devenus des durs. Cette vision du personnage est renforcée par l’univers exotique et corrompu de Singapour dont les lettres, à la première image du film se détachent en noir et blanc sur les murs des organisations criminelles, Singapour la mystérieuse où grouillent les trafiquants d’opium et les assassins à la lame rapide, Singapour, pleine des clichés de l’Orient insondable et périlleux… Sur cet arrière plan caractéristique – bars louches, chaussées humides et luisantes – se détache la silhouette élancée de Mike Callahan en complet blanc. Dès la première séquence s’affrontent les éléments d’un conflit archétypal entre l’Est (Singapour) et l’Ouest (le héros), entre Galaad (symbole de pureté vêtu de blanc) et les forces obscures (la ville noire). Comme bien des personnages noirs, Callahan doit se battre pour survivre. C’est ce qui justifie dans le travail d’Aldrich une grande recherche dans l’expression des dangers qui le cernent : mise en place et accélération du piège.


L’histoire

Mike Callahan est un émigré irlandais qui a fait la guerre ; il est détective privé à Singapour. Une de ses anciennes maîtresses, Frennessey, lui demande de venir la retrouver au night club où elle travaille. Elle lui confie alors que son mari, Julian March, est sur le point de s’engager dans des activités illégales et elle le supplie de l’en empêcher. Callahan découvre qu’un certain Alexis Pederas s’occupant de marché noir a recruté March pour une affaire impliquant, on ne sait à quel titre, un chercheur connu en physique nucléaire, Sean O’Connor. Pendant que Callahan cherche à en savoir plus, March, jouant le rôle d’un commandant en chef de l’armée, kidnappe O’Connor à sa descente d’avion. Pederas envoie alors un message aux états-majors de l’armée britannique pour dire qu’il livrera O’Connor aux plus offrants, qu’il soient Russes, Chinois ou Occidentaux. Un informateur de Callahan, photographe, a réussi à prendre une photo où l’on voit March et O’Connor ensemble. Il veut remettre le cliché à Callahan mais se fait tuer en chemin par Pederas. March cache la photo dans la chambre de CalIahan. L’inspecteur Mc Collum vient interroger Callahan et découvre la fausse preuve ; Callahan le frappe par surprise et réussit à s’enfuir. Après avoir passé la nuit chez Frennessey, il décide de quitter la ville pour se rendre dans un village abandonné en pleine jungle, soupçonnant que c’est là qu’on a dû cacher O’Connor. Le commandant Bone, des services d’espionnage britanniques le repère mais, ne sachant quel rôle Callahan joue exactement dans cette affaire, il se contente de le suivre à distance. Bone perd contact avec ses hommes et se retrouve dans le village avec Callahan. Ils supposent que les hommes de March et de Pederas doivent surveiller O’Connor et ils décident d’agir tout de suite, sans attendre les renforts. Bone est blessé pendant l’attaque mais Callahan parvient à se glisser dans l’abri de March et à tenir les gardes à distance à l’aide de deux grenades. Il réussit donc à faire sortir O’Connor mais March menace de leur tirer dessus et Callahan , pour couvrir sa fuite, lance tous ses explosifs. Tout le monde est tué mais Callahan et O’Connor sont saufs. Callahan revient chez Frennessey bien qu’il ait échoué à sauver son mari. En fait, il espère secrètement le remplacer. Elle le repousse violemment. Jamais elle ne l’a aimé, dit-elle, et ses avances sexuelles lui ont toujours déplu. Elle lui fait comprendre qu’elle tenait à l’affection platonique de March parce que les hommes la dégoûtent physiquement. Callahan la quitte en plein délire et se perd dans les rues de Singapour.


On est frappé, dans World for Ransom (Alerte à Singapour), par un déterminisme sous-jacent qui s’énonce dès le début du film : un plan d’ensemble sur les rues illuminées par d’innombrables enseignes au néon est suivi d’un plan moyen sur une femme diseuse de bonne aventure, Mai Ling. « Tentez votre chance » dit-elle aux clients pour les appâter, mais ses boniments évoquent bien plus l’inéluctabilité du destin que la chance. Elle récite par cœur des formules plus banales qu’ambiguës.

Le public comprend, avec cette séquence initiale, que Callahan veut et doit « tenter sa chance » ; on se rend compte qu’il est en proie à un conflit quelconque, mais le personnage reste vague. Un autre plan moyen éclaircit un peu la situation : la silhouette de Callahan se détache contre un immeuble sombre au moment où il tourne au coin d’une rue. Visuellement, les termes du conflit sont maintenant nettement posés : prise de vue en plongée sur la rue entière (le milieu), apparition d’une silhouette venue de l’arrière (le héros) et enfin mise en place du héros dans une opposition graphique au milieu.

Callahan remonte l’avenue, passe sous l’encadrement d’une porte et se met à gravir un escalier. La caméra, comme si elle était attachée au personnage par une force mystérieuse, le suit. L’angle de prise de vue se rétrécit et les deux rayons de lumière que l’on voyait de chaque côté de la porte disparaissent de l’image. Les murs aveugles, autour de la cage d’escalier, dessinent des diagonales qui convergent vers un point, à l’étage, où s’ouvre la perspective d’un, corridor. Une silhouette s’avance vers ce point de fuite. L’espace d’un instant, le point de vue de Callahan et celui du spectateur se confondent : ils prennent ensemble conscience d’une forme sombre en haut des marches. La caméra se renverse et nous révèle, au rez-de-chaussée, une autre silhouette bloquant la porte et la sortie sur la rue. Un piège s’est littéralement refermé sur lui, qui le retient à mi-chemin, entre deux pôles, le haut et le bas.

La plupart des traits de Callahan sont ceux que le film noir accorde généralement aux privés : il est ironique et ne craint pas l’auto-critique (« Mike Callahan… (il secoue la tête)… L’Œil Privé ») et idéalise Frennessey March, la femme qui le rejette ( « Tu étais différente…. Quelqu’un de là haut sur la colline… la seule à suivre ton chemin tout droit du début jusqu’à la fin »). C’est dans les scènes, avec Frennessey que Callahan trouve sa véritable dimension de héros noir ; leur rencontre, la veille du combat dans la jungle est parfaitement réussie de ce point de vue : une contreplongée nous montre Callahan étendu sur un divan avec un petit ventilateur posé sur une table à sa droite, au centre de l’image – reprise possible d’un autre plan où apparaît un ventilateur, signe métaphorique, peut-être, du trouble émotionnel qui préside à cette séquence, elle-même, centrale dans le film. Frennessey est toujours très agitée elle ne cesse d’arpenter la pièce, sur la gauche de l’image, tout en discutant de leur plan pour le lendemain. Elle s’efforce de convaincre Callahan et la caméra montée sur une grue, s’approche d’elle par derrière puis s’abaisse vers Callahan, exprimant ainsi le désir d’omnipotence de Frennessey. La scène s’achève à peu près de la même manière que dans la séquence précédente où Callahan était debout : un long plan, cadrant les deux personnages très serré, exprime une violence si forte qu’on la sent sur le point d’éclater. Callahan s’étant levé, la domination visuelle de Frennessey s’est affaiblie et il lui dit alors qu’elle est différente, « quelqu’un de là-haut, sur la colline» ; le spectateur peut donc s’attendre à ce que la tension se résolve dans un baiser, et c’est bien ce qui se passe, en effet. Mais ensuite, un fondu enchaîné substitue au baiser un paysage de jungle sombre et étouffant qui peut, selon le degré de méfiance du spectateur à l’égard de Frennessey, traduire non seulement le laps de temps nécessaire à la consommation physique mais aussi, l’ultime et peut-être fatale prise au piège du héros. Le dernier élément noir de Alerte à Singapour est narratif : il s’agit du moment où l’on comprend que Frennessey a menti. Callahan réussit à sauver sa vie en écrasant physiquement March et ses hommes au cours de l’attaque dans la jungle. Mais cela ne peut le préserver d’une destruction affective puisque Frennessey le maudit et lui assène un coup fatal par son refus. On ne sait s’il pourra s’en remettre. Il n’a, en tout cas, pour seule consolation que les mots de Mai Ling : « Tentez votre chance, M. Callahan. L’amour est un oiseau blanc, mais il n’est pas à vendre. » [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]



LE FILM NOIR
Comment un cycle de films américains est-il devenu l’un des mouvements les plus influents de l’histoire du cinéma ? Au cours de sa période classique, qui s’étend de 1941 à 1958, le genre était tourné en dérision par la critique. Lloyd Shearer, par exemple, dans un article pour le supplément dominical du New York Times (« C’est à croire que le Crime paie », du 5 août 1945) se moquait de la mode de films « de criminels », qu’il qualifiait de « meurtriers », « lubriques », remplis de « tripes et de sang »…

LE DÉTECTIVE PRIVÉ DANS LE FILM NOIR
Si tout le monde s’accorde à considérer The Maltese Falcon (Le Faucon maltais) comme le point de départ de la période classique du film noir, cela signifie que le privé est depuis le départ la figure emblématique du genre. Qu’on l’appelle privé, limier ou fouineur, le prototype du héros du film noir est issu des polars hard-boiled, de la littérature à deux sous qui remplissait les pages de magazines bon marché comme Dime Detective ou  Black Mask au début de années 1920.


KISS ME DEADLY (En quatrième vitesse) – Robert Aldrich (1955)
Adapté d’un best-seller de Mickey Spillane, Kiss Me Deadly est le troisième film de Robert Aldrich. Film noir violent et sexy, parsemé de vamps et de cadavres, Kiss Me Deadly a été salué par les meilleurs critiques et rapidement été élevé au rang de film culte. Référence absolue pour de nombreux auteurs, de la Nouvelle Vague à Quentin Tarantino, cette aventure du célèbre dur-à-cuire Mike Hammer est un thriller totalement paranoïaque, au rythme effréné et au dénouement apocalyptique.

HUSTLE (La Cité des dangers) – Robert Aldrich (1975)
Blasé, cynique et tranchant, Burt Reynolds est le lieutenant Phil Gaines, un détective vivant à Los Angeles, spécialisé dans les enquêtes difficiles. Il se retrouve entraîné dans un casse-tête obscure après la mort d’une adolescente. Sa relation torride avec une prostituée glaciale interprétée par Catherine Deneuve, impliquée dangereusement dans l’affaire – un de ses clients habituels étant suspect majeur – complique ses investigations. d’autant plus que le père de la victime, un homme peu fiable brouille les pistes de Gaines en menant sa propre enquête, décousue et inefficace.



En savoir plus sur mon cinéma à moi

Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.