Les Actrices et Acteurs

JOAN CRAWFORD : LA FEMME QUI VOULUT ÊTRE STAR

Le masque souvent tragique de Joan Crawford cachait en réalité une force de caractère sans égale qui lui permit de préserver, malgré les ans, la puissance et l’éclat du personnage qu’elle avait su créer.

Avant tout, elle fut une star. Beaucoup d’actrices lui ont sans doute été supérieures par la manière de jouer, de chanter ou de danser ; d’autres avaient sans doute plus de sex-appeal ; mais aucune ne mit autant de volonté à atteindre un seul but : devenir une star. Comme nombre d’héroïnes qu’elle incarna à l’écran, Joan Crawford était partie de rien, et avait modelé sa personnalité en fonction des goûts du public. Elle travailla énormément pour apparaître, dans la vie comme à l’écran, comme une vraie « dame ». Pour singulière qu’elle puisse sembler cette démarche n’en fut pas moins couronnée de succès.

Les raisons de ce succès tiennent au fait qu’elle incarna, pour de nombreuses jeunes Américaines, un rêve auquel la plupart d’entre elles aspiraient confusément, et qui pouvait se réaliser du jour au lendemain. Le secret du charme particulier de Crawford tient à son apparente simplicité : elle ressemblait à la plupart des autres jeunes femmes. A une époque où les jeunes filles s’entêtaient à vouloir ressembler à Greta Garbo ou à MarIene Dietrich, sans jamais pouvoir rivaliser avec ces deux monstres sacrés du Celluloïd, on comprend facilement que n’importe qui pouvait se sentir proche des personnages joués par Joan Crawford et s’identifier à eux. Et puisque la petite Lucille Le Sueur (le vrai nom de Joan Crawford), née à San Antonio dans le Texas, avait réussi à devenir une star de Hollywood, toutes les jeunes filles pouvaient espérer en faire autant, ou au moins en rêver.

De la doublure à la star, un itinéraire

Avant d’arriver à pénétrer dans le petit cénacle du star system, Joan Crawford avait déjà travaillé dans 19 films. Elle avait été découverte à l’époque où elle n’était qu’une des girls parmi bien d’autres d’un spectacle de Broadway qui s’intitulait « Innocent Eyes », puis elle avait débuté à l’écran comme doublure de Norma Shearer. Elle avait poursuivi en interprétant de petits rôles dans quelques films comme Tramp, Tramp, Tramp (Plein les bottes, 1926) et The Unknown (L’Inconnu, 1927).

C’est dans Our Dancing Daughters (Les Nouvelles Vierges, 1928) qu’elle se fit enfin remarquer. Dans ce film, elle jouait avec beaucoup de naturel le rôle d’une jeune danseuse très « jazz », incarnant avec beaucoup de conviction le personnage de la jeune fille qui doit affronter, pour réussir, les adversités de la vie. Sacrée vedette à vingt-quatre ans (la date de son certificat de naissance avait été modifiée, et était passée de 1904 à 1908), elle signa alors un contrat de trois ans avec la MGM, devenant ainsi un pur produit des studios de Hollywood. Plus tard, alors qu’il était de bon ton chez les actrices de critiquer, souvent violemment, les producteurs qui les avaient fait travailler, Joan prit résolument la défense de Louis B. Mayer, déclarant avoir pour lui autant de reconnaissance qu’une fille pour son père.

Cependant, l’ambition de Joan était immense, comme sa personnalité, et elle possédait aussi une grande lucidité, ce qu’on pourrait appeler plus prosaïquement, en langage militaire, une bonne connaissance du terrain. Elle était parfaitement consciente de la nécessité de se perfectionner et du chemin qui la séparait encore du but qu’elle s’était fixé. Il est certain que ses origines modestes – sa mère travaillait dans une blanchisserie quand Joan décida de devenir célèbre – la stimulèrent de manière décisive. En fréquentant Douglas Fairbanks Jr., qu’elle finit par épouser malgré l’opposition de ses parents, elle pénétra dans les milieux les plus fermés de la haute société hollywoodienne. Dès lors, on la vit souvent à Pickfair, le domaine de Fairbanks Sr. et de sa femme Mary Pickford, s’initiant aux règles et aux conventions du « beau monde ».

Joan s’efforçait sans cesse d’améliorer sa manière de jouer et se cherchait un style ; c’est ainsi qu’elle copia quelquefois ses concurrentes (en 1930, elle n’était guère mieux qu’une copie de Jean Harlow, arborant les célèbres cheveux blond platine de la jeune star). Un jour, enfin, elle « se trouva » : lèvres charnues soulignées d’un rouge à lèvres agressif, œil et cils maquillés de façon à approfondir le regard, composant ainsi un véritable masque sculpté. Elle persuada George Hurrell, le directeur de la photographie de la compagnie, de faire d’elle une série de portraits d’autant plus spectaculaires qu’elle y apparaîtrait totalement démaquillée. Elle voulait ainsi convaincre les producteurs de la plasticité de son visage, afin de pouvoir décrocher des rôles plus dramatiques. Elle demanda à Adrian, le grand couturier du studio, de lui dessiner une garde-robe complète. Il mit sa carrure particulièrement en évidence grâce à des vestes très épaulées qui influencèrent immédiatement la mode américaine.

La reine du mélo

Ainsi naquit une nouvelle Joan Crawford, plus mûre, prête à interpréter ces rôles qui allaient la rendre célèbre) ces femmes faites pour souffrir, pour aimer et pour haïr. Sa première véritable incursion dans le registre dramatique eut lieu avec Paid (Il faut payer, 1930), l’histoire d’une jeune femme incarcérée pour un délit qu’elle n’a pas commis, et qui se bat pour prouver son innocence.

Au contraire, dans Letty Lynton (Captive, 1932), elle échappe à la peine capitale, alors qu’elle avait effectivement empoisonné son amant. Son plus beau rôle du début des années 1930 fut sans conteste celui de Flaemmchen, la troublante sténographe de Grand Hotel (1932). Elle s’imposa devant toutes les grandes têtes d’affiche du film, y compris devant Greta Garbo et les deux Barrymore. Rain (Pluie, 1932), un film de Lewis Milestone, fut au contraire ce qu’on pourrait appeler une fausse manœuvre. La leçon porta d’ailleurs ses fruits et l’actrice commit par la suite peu d’erreurs dans le choix de ses films. A partir de 1933, ses rôles furent fabriqués sur mesure pour elle, le mélodrame étant le genre qui lui convenait le mieux.

Today We Live (Après nous le déluge, 1933), Chained (La Passagère, 1934), Forsaking all Others (Souvent femme varie, 1934), The Bride Wore Red (L’Inconnue du palace, 1937) montrèrent une interprète au mieux de sa forme, donnant la réplique aux acteurs les plus célèbres de Hollywood, au nombre desquels il faut compter Clark Gable, son partenaire dans plusieurs films. Les rôles de femme moderne lui seyaient particulièrement bien et quand elle se risqua dans un film en costumes, The Gorgeous Hussy (L’Enchanteresse, 1936), l’ensemble de la critique remarqua tout de suite que le genre ne lui convenait pas. Sans conteste, Joan Crawford appartenait à son époque, dont elle incarnait à merveille les doutes et les incertitudes.

Le poison du box-office

En 1938, la « mécanique » qui lui avait permis d’atteindre les sommets du box-office s’enraya inexplicablement, et la reine incontestée de la MGM devint, selon l’expression consacrée, « un poison pour les bureaux de location ». Ses films commençaient à dater, la routine s’y faisait sentir, on ne savait plus quels rôles lui confier. Si, en 1935, il était facile de prévoir le succès de ses films, en 1940 cela devenait franchement impossible. Pour une star habituée à vivre dans la cage dorée et ouatée des grandes compagnies cinématographiques cela pouvait devenir grave, sinon catastrophique. Mais nous avons vu que Joan n’était pas du genre à se décourager, et la baisse de son prestige n’entama pas son moral. Elle accepta de jouer dans les films les plus disparates, pensant qu’il s’en trouverait bien un qui l’aiderait à remonter sa cote au box-office.

C’est dans cet état d’esprit, finalement positif, qu’elle interpréta le rôle d’une danseuse de night-club névrotique dans The Shining Hour (L’Ensorceleuse, 1938) ; on la vit ensuite dans The Ice Follies of 1939 (La Féerie de la glace, 1939), puis dans The Women (Femmes, 1939), un film curieux, car comportant un générique entièrement féminin. Dans Strange Cargo (Le Cargo maudit, 1940), elle poursuivait un groupe qui venait de s’évader d’un pénitencier. Dans Susan and God (Suzanne et ses idées, 1940), une comédie sophistiquée mais très dramatique, elle incarnait une femme de la haute société tentant de convertir sa famille et ses amis à une nouvelle religion. Dans A Woman’s Face (Il était une fois, 1941), elle avait le visage couvert de cicatrices, campant une ancienne criminelle qui entame une nouvelle vie après avoir modifié son apparence grâce à une intervention chirurgicale.

Dans chacun de ses films, elle offrit un aspect différent de son talent, qu’elle incarnât une intrigante ou une illuminée, et montra qu’elle dominait parfaitement son art. Malheureusement cela ne suffisait pas à la MGM, où sa renommée diminuait considérablement. Le fait qu’elle vieillissait n’était d’ailleurs pas indifférent aux pontes de la compagnie. Après avoir travaillé dans quelques autres films, dont aucun ne parvint à connaître le succès, elle quitta la MGM en sortant « par la porte de service », comme elle le déclara ensuite non sans humour. La Warner lui ouvrit les siennes, avec l’idée bizarre d’en faire la rivale de la grande vedette maison, Bette Davis. Sans pour autant la sous-estimer, il est évident qu’il s’agissait d’un pari difficile et risqué, dont l’issue incertaine risquait d’être défavorable à Joan Crawford, alors au creux de la vague. Il lui fallut attendre l’année 1945 pour qu’un grand succès vînt enfin redorer son blason.

Le grand retour

En 1945, en effet, elle reçut l’Oscar de la meilleure interprétation féminine pour Mildred Pierce (Le Roman de Mildred Pierce, 1945). C’était le grand retour tant attendu. Rarement Joan Crawford avait été aussi émouvante. D’autres rôles suivirent, qui présentaient aux spectateurs des personnages de femmes au passé équivoque, mais qui étaient bien reçus par le public parce qu’ils révélaient toutes les capacités de l’actrice. Humoresque (1946), Possessed (La Possédée, 1947), Flamingo Road (Boulevard des passions, 1949) et The Damned don’t cry (L’Esclave du gang, 1950) appartiennent à cette catégorie de films dans lesquels une héroïne tourmentée connaît de sombres malheurs, dont elle est souvent responsable, et que le public (surtout féminin) soutient plus par sympathie que par raison. Le message était simple et efficace : la richesse et le succès ne sont pas synonymes de bonheur, l’amour d’un homme ou des enfants étant le but véritable de  l’existence. Tout en étant souvent persuadé du contraire, le public applaudissait à ces histoires.

La star préférée des femmes

La force des héroïnes qu’incarnait Joan Crawford – on affirma qu’elles étaient des super-femmes – était telle que celles-ci effaçaient le plus souvent les présences masculines. Il faut dire que ses partenaires interprétaient le plus souvent des rôles de faibles et de pauvres types peu aptes à soutenir la comparaison avec une femme de l’envergure de Joan. Les films dans lesquels elle jouait étaient des « films de femmes», terme non péjoratif qui recouvre simplement les productions d’une époque pendant laquelle l’essentiel du public de cinéma était constitué par la clientèle féminine. A ce public qui était le seul à avoir des loisirs on pouvait difficilement présenter des œuvres exaltant la force du mâle.

Quand la télévision vint à concurrencer sérieusement le cinéma et devint l’instrument par excellence des loisirs, le genre de films que tournait Joan Crawford, qui intéressait précisément les femmes au foyer désormais rivées devant le petit écran, connut une baisse réelle de fréquentation. Mais sa vitalité était toujours aussi forte, et elle le montra en interprétant un thriller, Sudden Fear (Le Masque arraché, 1952), puis en revenant à la MGM pour jouer dans une comédie musicale intitulée Torch Song (La Madone gitane, 1953), dans laquelle on pouvait constater que sa silhouette restait parfaite. En 1954, on put la voir dans un western de Nicholas Ray Johnny Guitare (Johnny Guitar), un film qui marqua un tournant dans le genre. Suivirent quelques films qui n’ont pas laissé de grands souvenirs, notamment Female on the Beach (La Maison sur la Plage, 1955), où elle était menacée de mort par une autre femme, et Automn Leaves (Feuilles d’automne, 1956), où un jeune psychopathe tombait amoureux d’elle.

Avec What Ever Happened to Baby Jane ? (Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?, 1962), un excellent film de Robert Aldrich, elle connut de nouveau le succès et la renommée internationale. L’ironie du sort en faisait une victime de son ancienne rivale de la Warner, Bette Davis, elle aussi cherchant tant bien que mal à faire une fin de carrière honorable. Joan Crawford persévéra dans ce genre mais avec moins de succès ; d’abord dans Strait-Jacket (La Meurtrière diabolique , 1964), réalisé par le spécialiste William Castle, puis dans Berserk ! (Le Cercle de sang, 1967). Après Trog (L’Abominable Homme des cavernes, 1970), elle abandonna l’écran et s’occupa pendant quelque temps de la publicité de Pepsi Cola dont son mari (le quatrième) était un des plus importants dirigeants.

Elle mourut à New York en 1977. Avec elle disparut l’une des dernières stars de Hollywood, une représentante de ce qu’il est convenu d’appeler « une autre époque ».  [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas – 1982]


MILDRED PIERCE (Le Roman de Mildred Pierce) – Michael Curtiz (1945)
La triste intrigue de Mildred Pierce rappelle les nombreux films féminins produits pendant les années de guerre par Hollywood pour les mères et les épouses de soldats partis au combat. Joan Crawford, jusque-là quasiment inconnue, se mesure une nouvelle fois à des stars comme Bette Davis ou Olivia de Havilland, cette fois dans un mélodrame classique sur la mauvaise éducation et les hommes qu’il vaudrait mieux ne pas fréquenter. 

JOHNNY GUITAR – Nicholas Ray (1954)
Ce film, que les années ont transformé en « western classique », certains le considéraient en son temps comme un « faux western », ou bien comme un « super western », le genre n’étant là que prétexte pour mieux déguiser un manifeste contre le maccarthysme. Avoué ou implicite, le critère de jugement est la fidélité au western.


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