Le Film étranger

MR. SMITH GOES TO WASHINGTON (Monsieur Smith au Sénat) – Frank Capra (1939)

Convié au Sénat par des politiciens véreux désireux de faire passer leurs sales idées, monsieur Smith, décidé à rester juste et pur, démonte complots et magouilles… C’est le film le plus ouvertement idéologique de Capra, à l’ombre tutélaire des présidents Washington, Lincoln et Jefferson. Il oppose l’homme « simple » à l’homme de pouvoir, la campagne à la ville, l’individu au groupe. A l’inverse du héros de ­L’Extravagant Mr Deeds, qui, lors de son procès, se réfugiait dans le silence, monsieur Smith répond aux attaques : son marathon verbal est le clou du film. Tous les acteurs sont époustouflants. Et, dans le rôle de l’homme qui croit en l’homme, James Stewart ­personnifie les naïfs avec une finesse infinie ; il joue de ses longues mains qui battent l’air, il triture un coin de sa veste ou le bord de son chapeau, il trébuche aussi bien sur les mots que sur les tapis. Une performance extraordinaire. [Isabelle Danel – Télérama.fr (2016]


M. Smith au Sénat s’inscrit bien évidemment dans la lignée de L’Extravagant M. Deeds. Peu de temps avant le début de la production du film, Frank Capra s’est rendu en octobre 1938 à Washington, accompagné de son scénariste, Sidney Buchman. Il a assisté à une conférence de presse de Franklin D. Roosevelt pour lequel il reconnaît d’ailleurs ne jamais avoir voté, étant plus favorable aux républicains. Il a visité le Lincoln Memorial et a été bouleversé à la vue d’un enfant de huit ans qui lisait à un homme plus âgé le discours de Lincoln à Gettysburg.

Le tournage du film commencera quelques mois plus tard, en avril, le scénario marquant la curieuse réunion du populisme de Capra et des idées de Sidney Buchman, alors membre du parti communiste. Buchman a d’ailleurs déclaré à ce sujet : « Intellectuellement Capra était un homme très simpliste. Sa vision du monde se ramenait à celle des contes de fées. D’un côté il y avait les méchants, les riches, les puissants ; de l’autre les bons, les gens du peuple. Il voyait les choses de manière aussi sommaire et sa morale était celle des contes de fées. Il fallait qu’à la fin les bons soient récompensés et les méchants punis. Il n’y avait là-dedans aucun point de vue politique, ni social. Il croyait fermement à ces quelques idées de base, mais n’essayait pas de leur donner la moindre portée. Au contraire, durant Mr. Smith Goes To Washington, il se méfiait terriblement de moi. Il savait que j’avais été inscrit au Parti et s’imaginait toujours que je voulais glisser un message caché, une allusion, une phrase à double sens. Il avait l’impression qu’on voulait le trahir. Pour lui l’homme politique ou le capitaliste étaient avant tout des marionnettes représentant le Bien ou le Mal dans son histoire, des personnages plus ou moins efficaces, plus ou moins amusants. Leur signification n’existait pas et je crois bien qu’il n’a jamais su ce que Mr. Smith disait en réalité.»

Pour Frank Capra, Jefferson Smith est le type même de l’ Américain moyen – son nom est déjà tout un symbole. C’est « un jeune patriote capable de réciter les discours de Lincoln et Jefferson ». C’est aussi le chef des Boys Rangers, un homme habitué à s’occuper des jeunes. Face à cet homme intègre et naïf dont le père a été assassiné pour avoir voulu faire triompher le droit et la vérité se dressent tout à la fois le gouverneur Hopper un homme corrompu qui déshonore sa charge, les affairistes représentés par Taylor et sa machine capables de contrôler la presse et les groupes de pression et, plus grave, le sénateur Joseph Paine.

Claude Rains apporte tout son talent à la personnalité de Paine, un politicien autrefois honnête, surnommé « le chevalier blanc » et qui est désormais un homme compromis. Son ambition politique – il souhaite se présenter à la présidence des Etats-Unis – l’a poussé à renoncer à ses principes et à son intégrité pour accepter – et soutenir – les opérations et les malversations de ses amis politiques. Jefferson Smith, qui aime rappeler la phrase de son père « Les seules causes qui méritent qu’on se batte pour elles sont les causes perdues », va bénéficier dans son combat de l’aide de Clarissa qui prend désormais son parti et du journal des Boys Rangers qui demeure alors tragiquement le seul représentant d’une presse libre face à celle qui, manipulée et corrompue, diffame Smith.

Le message de Capra demeure un message d’espoir : l’honnêteté et la jeunesse peuvent parvenir à l’emporter sur la corruption et l’affairisme, comme si, en Amérique, les méchants ne pouvaient jamais l’emporter sur leurs généreux adversaires. On notera que l’État qui envoie Paine et Smith au sénat est le Montana – Capra en parle lui-même dans son autobiographie mais pas dans le film – et que les deux sénateurs sont visiblement des démocrates en fonction de la place qu’ils occupent par rapport à leurs collègues. La scène où Clarissa, éméchée, se confie à Diz Moore (Thomas Mitchell) et naturellement toute la partie qui voit Jefferson tenter de faire éclater la vérité en s’accrochant à son droit de parole alors que sa voix devient de plus en plus sourde figurent parmi les plus beaux moments du film.

La première représentation officielle du film aura lieu le l7 octobre 1939 sous l’égide du National Press Club. Plus de quatre mille invités représentant les puissances politiques et influentes du pays seront là, mais plusieurs de ces invités désapprouveront ce qu’ils jugent être une mise en cause de la respectabilité sénatoriale et de l’indépendance de la presse. Celle-ci notamment en profite pour attaquer la puissance cinématographique, comme si Hollywood n’avait pas le droit de s’attacher à de grands sujets. Le bruit court même qu’à la demande des autres compagnies cinématographiques redoutant des mesures de rétorsion de la part du monde politique Louis B. Mayer ait rencontré Harry Cohn, patron de la Columbia, pour l’inciter, en échange de deux millions de dollars – le coût du film – à geler l’exploitation de cette œuvre jugée subversive. Le film sera en tout cas distribué normalement, obtenant un triomphe public.

De son côté, Joseph P. Kennedy, alors ambassadeur à Londres et père du futur président assassiné, demandera – sans l’obtenir – que le film ne puisse être exporté afin de ne pas donner une mauvaise image de l’Amérique à l’étranger… Ces recommandations ne seront heureusement pas suivies d’effet et le film sera distribué en octobre 1939 alors même que la Pologne est attaquée à la fois par l’ Allemagne hitlérienne et la Russie stalinienne. M. Smith au Sénat sera également – encore un symbole ! – le dernier film à être exploité en France avant que les autorités n’interdisent la projection des films britanniques et américains. [La comédie américaine – Patrick Brion – Edition de la La Martinière (1998)]


Comme nous le disions plus haut, M. Smith au Sénat est la version politique de L’Extravagant M. Deeds. A l’origine, d’ailleurs, le film devait s’intituler Mr. Deeds Goes to Washington et Gary Cooper avait été pressenti pour l’interpréter. Jefferson Smith, comme Longfellow Deeds, est un homme de la province aux activités simples et naturelles. Tous deux « héritent » de quelque chose d’inattendu, 20 millions de dollars pour le premier un mandat de sénateur honoraire pour le second. Ils se rendent chacun dans une grande ville où leur innocence est bousculée par la sophistication et la corruption ambiantes. Dans les deux films, le départ du héros est suivi d’une scène qui se passe dans un compartiment de train où il est pris en main par son futur tortionnaire, John Cedar dans un cas, Joseph Paine dans l’autre. Deeds comme Smith tombent amoureux d’une jeune femme au service de leur ennemi, interprétée par Jean Arthur, qui s’amende par la suite et prend fait et cause pour eux. Cette même jeune femme est également associée à la presse dont l’attitude à l’égard de Smith comme de Deeds est initialement loin d’être favorable. Les deux hommes sont des patriotes convaincus, le premier s’émerveillant devant la tombe du général Grant, le second délirant de joie à la vue des monuments célèbres de la capitale politique des Etats-Unis. Smith, comme Deeds, croit dans les vertus de l’individualisme, et son projet de camp de vacances ne requiert aucune aide gouvernementale. L’un comme l’autre sont des idéalistes qui ont confiance dans les braves gens, dans le peuple, dans l’aide mutuelle, dans l’amour du prochain, en un mot dans le populisme (les fermiers et les chômeurs de Deeds sont ici remplacés par les Boy Rangers de Smith). L’un et l’autre se voit aussi conférer par Capra une dimension christique (Claude Rains dit à Edward Arnold qu’il ne veut pas que l’on « crucifie » Smith, et celui-ci, peu après, au bord de l’épuisement, décoiffé, l’air suppliant, la voix brisée, offre un regard de supplicié). Et les deux films mettent en scène un même juge débonnaire (H. B. Warner dans M. Deeds, Harry Carrey en tant que président du Sénat dans M. Smith) qui, quoique blasé, traduit par son attitude clémente et amusée toute l’admiration que ressent Capra pour ces hommes qui consacrent leur existence à la défense de la démocratie, à la liberté individuelle et à la politique de bon voisinage.

On le voit, M. Smith est bien le petit frère de M. Deeds. La seule différence majeure entre les deux films réside dans l’apparition, pour la première fois dans l’œuvre de Capra, du phénomène de l’appareil politique. Le cinéaste l’avait plus modestement abordé dans The Power of the Press, où un journaliste dénonçait les manœuvres criminelles d’un candidat à la mairie. Puis ce fut au tour de Walter Huston de se battre dans La Ruée contre son conseil d’administration peu enclin à soutenir ses généreux projets. Gary Cooper, dans M. Deeds, se heurtait à un avocat véreux qui l’accusait à tort de mettre en péril l’action économique du gouvernement, et James Stewart, dans Vous ne l’emporterez pas avec vous, rejetait l’offre de son père de collaborer avec lui à la tête d’un grand trust industriel. Avec M. Smith, Capra donne dans la surenchère et augmente la taille du Goliath à abattre : une political machine, toute une association de groupes d’intérêt économique et politique qui porte atteinte à la valeur morale du système gouvernemental américain. Deux ans plus tard, dans son prochain film, L’Homme de la rue (Meet John Doe), il reprendra le même acteur, Edward Arnold, pour jouer un personnage identique dont le pouvoir s’exercera cette fois dans la direction du fascisme. En 1939, Capra est conscient de l’évolution idéologique de cette partie du monde dont il est originaire. La démocratie est renversée en Europe. L’Amérique a besoin de tous ses Deeds et de tous ses Smith pour résister. D’où le prénom qu’il adjoint à ce dernier patronyme, Jefferson, afin de mieux signifier sa croyance profonde dans les idéaux politiques américains des premiers temps, d’où également le nom de son ennemi, Joseph Paine, qui s’est sali les mains en acceptant de remplacer les absolus de sa jeunesse par des compromis, mais qui saura s’amender à temps (son prénom, peut-être, aidant). Capra avait à cette époque une foi aveugle dans les fondements gouvernementaux de son pays d’adoption et tenait à l’affirmer publiquement et artistiquement.

Le style de M. Smith au Sénat est encore plus achevé que celui des précédents films. Utilisant plusieurs caméras dans le décor du Sénat reconstitué (un tour de force du décorateur Lionel Banks), Capra obtient une rare spontanéité dans le jeu de ses nombreux interprètes, spontanéité rendue possible par le simple fait que, dans les scènes du Sénat, par exemple, tous les comédiens impliqués, situés dans des parties différentes du décor, jouaient et était filmés en même temps (une caméra captait les répliques et les réactions de Stewart, une autre celles de Claude Rains, une autre encore celles de plusieurs sénateurs, du juge, etc.). Capra n’avait plus par la suite qu’à choisir les meilleures prises et à les bien structurer et rythmer sur la table de montagne avec l’aide de son collaborateur attitré du moment, Gene Havlick. Cette même technique lui permit, dans une autre scène, d’obtenir un effet comique très réussi : Capra avait demandé à James Stewart, pour exprimer sa gêne face à la fille très sexy de Paine, Susan (Astrid Allwyn), de tripoter son chapeau, puis de le lâcher, de le ramasser, etc. ; le réalisateur avait fait pointer l’une des caméras, munie d’un long foyer, sur les mains de l’acteur et l’avait fait tourner en permanence pendant toute la scène. Aux rushes, cette prise, vue dans son intégralité, se révéla fort amusante et Capra décida d’en garder une grande partie au montage.

M. Smith au Sénat offre, à vrai dire, la gamme complète du style de Frank Capra : la perfection des raccords, l’accélération du jeu des comédiens (cf. l’ouverture avec Guy Kibbee, Eugene Pallette, Edward Arnold et Claude Rains qui est jouée à une vitesse inouïe), la variété des angles, les longs plans qui alternent avec un montage plus rapide, la priorité donnée aux plans moyens larges sur les plans rapprochés (le cadrage « démocratique » par excellence), les volets qui lient les séquences sans perdre de temps, les ellipses (exemple : Eugene Pallette appelle Edward Arnold au téléphone pour lui parler du choix de James Stewart par Guy Kibbee comme sénateur de remplacement. Cut. Arnold, le téléphone en main, réprimande sèchement Guy Kibbee pour cette déplorable initiative), la narration raccourcie, obtenue au moyen des effet de montage très « eisensteiniens » de Slavko Vorkapich (le plus beau étant celui de la visite de Washington par Smith juste après son arrivée dans la capitale), tout cet ensemble prouve qu’à cette date, si Capra n’était peut-être plus en mesure de renouveler son univers thématique, il n’en était pas pour autant incapable de perfectionner son style. [Frank Capra – Michel Cieutat – Ed. Payot & Rivages / Cinéma (1994)]


L’histoire

La soudaine mort du sénateur Foley pose un problème au boss Jim Taylor qui avait besoin de l’aide du politicien pour faire passer un projet de construction d’un barrage inutile pour la communauté mais lucratif pour lui. Le gouverneur Hubert Hopper décide alors de choisir le sympathique Jefferson Smith, chef des Boys Rangers, persuadé que ce grand jeune homme naïf ne risquera pas de manifester la moindre personnalité ni la plus petite indépendance. Le sénateur Joseph Paine, qui a bien connu le père de Smith, est chargé d’aider – et de surveiller – le nouveau sénateur. Clarissa Saunders, une secrétaire quelque peu cynique, accompagne Smith dont l’enthousiasme, la candeur et le patriotisme la surprennent.

Smith décide de proposer d’installer un camp pour les Boys Rangers à Willet Creek là même où doit être érigé le barrage. Horrifié, Paine s’arrange alors pour éloigner Smith le jour de la séance en utilisant à cet effet sa propre fille, Susan. Clarissa, qui a bu quelques verres de trop, révèle alors à Smith la duplicité de Paine. Smith refuse d’y croire jusqu’à ce que Paine l’accuse publiquement de malversations. Produisant de fausses preuves, Hopper, Paine et leurs complices font croire que Smith a lui-même acheté le terrain en question. Bouleversé par ces men songes et la trahison de Paine, Smith décide de quitter Washington mais Clarissa le retrouve au Lincoln Memorial et l’incite à se battre. Face à l’offensive de la presse contrôlée par les puissants moyens de Taylor, Smith ne peut témoigner que de sa bonne foi désormais mise en cause par les télégrammes envoyés par les amis de Taylor et de Hopper. Smith tient héroïquement durant plus de vingt-trois heures à la tribune du Sénat mais finit par s’écrouler. Le sénateur Paine, après avoir tenté de se tuer, révèle alors à ses collègues la vérité. Jefferson Smith et Clarissa repartent ensemble vers l’Ouest.


Les extraits

FRANK CAPRA
Frank Capra fut le cinéaste de l’ère rooseveltienne. Ses films utopiques et optimistes participèrent à l’effort de l’Amérique pour sortir » de la crise. Alors que d’autres réalisateurs œuvraient sur des sujets légers et brillants, Capra fut l’auteur d’œuvres basées sur une réalité vécue ou espérée par le public. Ce furent les films de l’idéalisme rooseveltien.

JAMES STEWART
Interprète des valeurs et des idéaux de l’Amérique profonde, James Stewart a prouvé également qu’il était capable de s’adapter à des rôles d’une grande modernité. Sa carrière est marquée par une collaboration féconde avec les meilleurs cinéastes de Hollywood. 



L’ESPRIT DU NEW DEAL
Au début du New Deal. Hollywood réagit à la période noire de la crise économique par des films ou le réalisme. les sentiments forts et l’esprit d’aventure composaient une sorte d’« optimisme de la volonté ».


IT HAPPENED ONE NIGHT (New York-Miami) – Frank Capra (1934)
Pour Capra, It Happened one night (New York-Miami) fut le film de la consécration. Rien au départ ne laissa pourtant jamais présager que ce « film d’autocar » (sous-genre peu réputé, car MGM et Universal venaient d’en sortir chacune deux sans succès), interprété par un Clark Gable puni par son studio d’origine et une Claudette Colbert non motivée, allait se voir décerner les cinq Oscars les plus prestigieux et faire de son réalisateur une vedette de la mise en scène




En savoir plus sur mon cinéma à moi

Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.