Réalisé entre Caught et La Ronde, The Reckless moment (Les Désemparés) est le dernier film de Max Ophüls tourné à Hollywood. Véritable joyau du film noir porté par un souffle romanesque caractéristique de l’univers du cinéaste, The Reckless moment peint une nouvelle fois le portrait d’une femme déchirée par sa conscience et victime de son rang social. Subliment photographié par Burnett Guffey (Birdman of Alcatraz) et subtilement mis en musique par Hans Salter (Bend of the River), cette oeuvre marque aussi la rencontre de deux acteurs d’exception ; James Mason (Five Fingers) et Joan Bennett (The Woman in the window, Scarlett Street)

The Reckless moment est un film noir assez spécifique par son intrigue. Bien qu’on puisse le rapprocher de certains de ses prédécesseurs dans le cycle, comme The Woman in the window ou Detour – dans la mesure où il s’agit de cacher un crime et d’un chantage : les personnages de The Reckless moment sont fondamentalement différents. La protagoniste est aussi innocente que les héros de ces deux derniers films, mais il s’agit cette fois-ci d’une femme, jouée par Joan Bennett qui incarna aussi l’héroïne fatale de The Woman in the window. A la différence des protagonistes de Mildred Pierce et de The Accused, l’important chez Lucia n’est pas qu’elle soit coupable ou non, mais qu’elle représente typiquement un milieu petit-bourgeois. Certes, elle transgresse les lois en cachant de Darby, mais contrairement à Mildred Pierce qui payera son ambition démesurée par la cruauté destructrice de sa fille, Lucia protège Bea. Ses valeurs bourgeoises ne peuvent lui permettre de tolérer l’éclatement des valeurs familiales traditionnelles ; sa réaction est, en ce sens, instinctivement et socialement « normale ». En outre, la vie et le comportement ordinaires de Lucia avant la catastrophe font d’elle un personnage tout à fait différent de la Wilma Tuttle de The Accused, très perturbée, et même de Mildred Pierce. Les trois femmes sont dépeintes sous un jour réaliste qui explique leurs actions et leurs mobiles, mais si on compare Lucia Harper à Mildred Pierce, que meut une ambition sauvage, ou à Wilma Tuttle et sa paranoïa sexuelle, on voit que The Reckless moment souligne surtout son enracinement dans un milieu précis.

La narration nous la montre clairement comme une maîtresse de maison jouissant de ses privilèges de classe, de sa maison et de sa domestique. Ophüls fait ressortir le côté insignifiant de sa personne et de son environnement. La demeure de Ohlrig dans Caught, qu’Ophüls avait remplie d’ombres menaçantes et de coins sombres, devenait une sorte de gouffre luxueux, destiné à engloutir Leonora Eames, mais la maison de Lucia est filmée dans une franche qui a tendance à la banaliser et à révéler la platitude de sa décoration. Lucia, avec ses vêtements de couleurs claires, ne manque pas d’élégance mais elle n’a rien à voir avec la sophistication de la Alice Reed de The Woman in the window dont la silhouette en robe du soir noire, drapée dans un châle précieux se reflétait dans la vitrine d’une galerie d’art. La transformation physique de Joan Bennett est parachevée par sa coiffure, son maquillage et un visage éclairé de manière directe, sans aucune ombre qui puisse suggérer des profondeurs insolites ou inquiétantes. Mais tout en soulignant la simplicité de Lucia et de son environnement. Ophüls réussit aussi à délimiter l’univers noir traditionnel dans lequel elle plonge après la mort de Darby. D’ailleurs cet archétype noir apporte un niveau de sens supplémentaire au récit ; il est évoqué à travers la mémoire de Lucia, sous forme de flash-backs. Les images d’Ophüls ont une présence très graphique qui s’inscrit dans des plans longs et des mouvements de caméra fluides. Or, ce parti pris stylistique donne une note somnambulique, suggérant que ce monde noir ne peut avoir qu’une réalité partielle, ou encore qu’il correspond aux idées conventionnelles que peut s’en faire une femme comme Lucia.

Donnelly est le vrai personnage noir de The Reckless moment bien que sa fascination sans espoir pour Lucia et ses efforts sacrificiels pour la protéger ne soient pas très vraisemblables de la part d’un petit escroc sans envergure. Mais Ophüls a tiré parti de cette difficulté en donnant le rôle à James Mason, qui construit un Donnelly solitaire et tourné sur lui-même, aussi peu à l’aise avec sa bande de truands qu’avec Lucia, ce qui apporte une grande cohérence au film. Ainsi, lorsque la caméra d’Ophüls suit Donnelly dans un bar enfumé, la scène suggère bien la manière dont Lucia peut imaginer un endroit de ce genre mais dépeint en même temps parfaitement un univers clos et confus caractéristique d’un milieu coupé du monde de la normalité.

Toute l’ironie d’Ophüls et la profondeur de sa vision noire sont marquées par cette équivalence entre une vision petite-bourgeoise et une représentation traditionnelle du genre. Donnelly peut voir en Lucia son espoir de salut, mais il ne réalise pas plus qu’elle que sa seule véritable chance serait d’accepter les valeurs sociales courantes. Après la mort de Donnelly il était inéluctable que les pièces morcelées du monde de Lucia se remettent en place. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]



La banalité du décor ne peut éviter à Lucia son incursion dans le monde du film noir. Martin Donnelly, le maître chanteur qui, tombant amoureux de sa victime, trahit ses acolytes pour lui venir en aide, pourrait suggérer qu’il existe des possibilités de se racheter dans l’univers du noir. De fait, sa fascination pour Lucia n’est pas un comportement réaliste de la part d’un petit truand. En confiant le rôle au suave et très british James Mason, ici à contre-emploi, Ophüls crée une autre anomalie. Donnelly devient un solitaire introspectif, aussi déplacé avec ses complices maîtres chanteurs qu’il l’est avec Lucia, mais néanmoins parfaitement adapté aux besoins de cette dernière. Il aura beau chercher à s’attirer les bonnes grâces de cette mère de famille, c’est un combat perdu d’avance. Instinctivement, inconsciemment, elle se sert de lui. Horrifiée par la mort et la violence qui ont envahi sa petite vie tranquille, elle ne comprend pas que la clef de son salut et de celui des siens se trouve dans ses valeurs, car ce sont elles qui lie Donnelly à elle et le contraindront à se sacrifier. À un certain niveau, la mort de Donnelly est inutile. Puisque ni Lucia ni sa fille Bea ne sont coupables du crime, il meurt uniquement pour leur épargner des ennuis. À un autre niveau, le choc de sa mort fait comprendre à Lucia que son monde ne sera plus jamais pareil et qu’elle ne devra plus rien considérer pour acquis. Alors même que les morceaux provisoirement épars de sa vie se recollent, alors même que tout dans son monde reprend aisément sa place, sa vie ne sera plus jamais ni banale ni ordinaire. [Film Noir – Alain Silver & James Ursini, Paul Duncan (Ed.) – Ed. Taschen (2012)]








L’histoire
Lucia Harper (Joan Bennett), représentante typique des « classes moyennes» vit dans une villa de Balboa en Californie avec ses enfants – Bea (Geraldine Brooks) et David (David Bair) – son mari, son beau-père (Henry O’Neill ) et une domestique, Sybil (Frances E. Williams). Pendant que son mari est en voyage d’affaires, elle découvre que Bea est tombée amoureuse d’un homme plus âgé qu’elle, arriviste et sans scrupules, Ted Darby (Shepperd Strudwick), lequel essaie de faire chanter les Harper. Lucia raconte à sa fille le plan de Darby , Bea décide d’aller lui parler dans le hangar à bateau des Harper. Ils se querellent, elle le frappe sur la tête avec une torche et s’enfuit. Darby se relève en titubant, cherche à la suivre, passe pardessus le garde-fou, tombe dans et meurt. Lucia trouvant le corps le cache pour protéger sa fille. Mais Darby avait remis les lettres d’amour que Bea lui avait écrites à un usurier maître-chanteur, Nagel (Roy Roberts) ; celui-ci apprend que la police enquête sur la mort de Darby. Nagel envoie son associé, Martin Donnelly (James Mason), faire chanter Lucia. Il réclame 5.000 dollars, mais elle ne peut lui en donner que 800. Donnelly, séduit par Lucia, la rassure : la police a inculpé pour le meurtre un des associés louches de Darby ; Lucia s’indigne ; elle ne veut pas qu’un innocent soit inquiété. Nagel, considérant que Donnelly ne se montre pas assez ferme, va lui-même à Balboa pour impressionner Lucia. Il y trouve Donnelly et les deux hommes se battent ; le nouvel ami de Lucia, sérieusement blessé, réussit pourtant à étrangler le maître chanteur. Lucia veut soigner Donnelly, mais il part précipitamment en emportant le corps de Nagel. Lucia, accompagnée de Sybil, à qui elle a raconté toute l’histoire, le suit et finit par le rattraper parce qu’il a un accident de voiture. Il demande à Lucia de le laisser, lui promettant de régler l’affaire. Donnelly confesse les deux meurtres avant de mourir de ses blessures. Il ne reste plus à la famille Harper, qui n’a rien soupçonné du drame, qu’à attendre avec impatience le retour du père.
Les extraits




LA RONDE – Max Ophuls (1950)
L’interminable travelling qui ouvre le film permet au narrateur de traverser une scène de théâtre, un studio de cinéma, de s’habiller en costume 1900, de faire s’animer un manège sur lequel apparaît la fille des rues. Celle-ci rencontre un soldat, qui courtise une femme de chambre, et la ronde va tourner ainsi jusqu’à ce qu’un comte très snob retrouve la fille des rues…

MAX OPHÜLS
Cinéaste cosmopolite, Max Ophüls a laissé une œuvre d’une originalité incomparable. De Liebelei à Lola Montès, son style baroque a incarné une vision du monde caractérisée par un sentiment tragique allié à une tendresse infinie.
Catégories :Le Film Noir
j’espère qu’il va passer au cinéma de minuit ou arte !!
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