Le Film Noir

THE LONG NIGHT – Anatole Litvak (1947) / LE JOUR SE LÈVE « refait » et « trahi »

Lorsque la RKO a acquis les droits de distribution du film Le Jour se lève en vue de le refaire sous le nom de The Long Night, ils ont également cherché à acheter toutes les copies disponibles du film original et à les détruire. On a cru un temps que ce film était complètement perdu, mais des copies réapparurent dans les années 1950 et son statut de film classique fut rétabli.

L’histoire

Dans sa chambre d’hôtel, Joe (Henry Fonda) tue Maximilian(Vincent Price) avec son arme. Il s’enferme et tire quand les policiers lui disent de sortir. Les soldats de l’État et la police de la ville tirent des fusillades à travers la fenêtre et la porte de la pièce. Les gens envahissent la rue. Beaucoup sont des travailleurs de l’usine de Joe et des vétérans de la Seconde Guerre mondiale comme lui. Joe fume et a des flashbacks sur Jo Ann (Barbara Bel Geddes), une jeune fleuriste qu’il aime. Sa romance passée avec Maximilian, un homme beaucoup plus âgé, le tourmente. Maximilian, un magicien itinérant, n’arrêtait pas d’essayer de convaincre Joe de l’abandonner. Lorsque Joe a interrogé Jo Ann sur sa relation avec Maximilian, elle a expliqué comment elle avait appris à le connaître et a promis de ne plus le revoir. Charlene (Ann Dvorak), qui était l’assistante et l’amante de Maximilian, fait savoir à Joe que Max et Jo Ann ont eu des relations sexuelles. Joe a perdu la tête et a assassiné Max lorsque Maximilian a menacé de révéler des « détails » de sa liaison avec Jo Ann. Alors que la police se prépare à tirer des gaz lacrymogènes, Jo Ann coupe à travers la foule pour se rendre à Joe. Elle le supplie d’abandonner et de se sauver. Il fait. Quand il sera de nouveau libre, elle attendra.


Dans The Long Night, les personnages principaux, la plupart des événements et même de nombreuses répliques sont tirés du Jour se lève, un classique du réalisme poétique français, réalisé par Marcel Carné, basé sur un scénario original de Jacques Viot et des dialogues de Jacques Prévert. Néanmoins, il existe des différences importantes entre les films.

Après trois semaines de rencontres, Joe (Henry Fonda) et Jo Ann (Barbara Bel Geddes) parlent de s’embrasser, tandis que François (Jean Gabin) demande à Françoise (Jacqueline Laurent) de coucher avec lui. Quand François apprend que Françoise est une « conquête » de Valentin (Jules Berry), il est déçu, pas dévasté. Mais Joe est angoissé de découvrir que Jo Ann n’est pas vierge (untouched, unspoiled). Au début du film, il se lamente : « Un gars se dit que si une fille l’aime, elle lui dira tout, quoi qu’il arrive. » Plus tard, il souhaite « quelqu’un en qui avoir confiance ». Maximilian aiguillonne Joe sur ses « conceptions naïves sur les femmes », ce que Valentin ne peut pas faire à François.

Les perspectives plus conservatrices sur le sexe aux États-Unis entraînent un plus grand désespoir chez Joe que François. À l’apogée du film, le style visuel noir culmine alors que Jo Ann se dirige vers l’immeuble de Joe pour lui sauver la vie. Là, elle le supplie de « croire en elle ». Contrairement à François, Joe souffre d’une crise de confiance. Il avait une image de rêve de Jo Ann, qu’elle n’a pas respectée. Son sentiment de trahison est injuste et elle veut l’aider à s’en remettre.

François se tue, mais Joe vit. Ces fins sont associées à différents contextes historiques. Les films de réalisme poétique étaient liés à la montée et à la chute du gouvernement français du Front populaire. Au début, ils étaient optimistes. Puis ils deviennent pessimistes, comme Le Jour se lève, sorti en 1939, après la dissolution du Front populaire. La crise économique se poursuit et l’effusion de sang avec l’Allemagne semble inévitable. François appuie sur la gâchette à un moment sombre pour la France.

En revanche, l’avenir des États-Unis d’après-guerre semblait positif. La « longue nuit » de la Grande Dépression, du fascisme et de la guerre était terminée. Les foules expriment leur soutien à François ainsi qu’à Joe. Cependant, ce n’est que dans The Long Night qu’ils disent à l’accusé d’abandonner parce qu’il bénéficiera d’un « procès équitable ». Au début du film, un narrateur dit que c’est « une histoire sur des êtres humains moyens vivant dans une ville américaine moyenne ». Alors que Joe est emmené par la police, Freddie, un homme noir, allume la cigarette de Joe. Joe demande à Freddie s’ils vont « y arriver ». Il termine le film en répondant à sa propre question,  « Je pense que nous allons y arriver.» Il y aura un nouveau jour pour chaque Américain, de chaque race.

La conclusion avec un Noir rappelle le début du film, qui montre un monument érigé par la Grande Armée du Potomac aux « GI de 1865 ». La guerre civile américaine a mis fin à l’esclavage. Joe et les autres militaires et femmes militaires très appréciés de sa ville ont vaincu l’Axe. Joe a gagné un avenir avec Jo Ann dans une meilleure Amérique. Dans ce contexte, il mérite de rester en vie. [The Film Noir File – A Dossier of Challenges to the Film Noir Hardboiled Paradigm]



LE JOUR SE LÈVE « REFAIT » ET « TRAHI » par Claude BOWER [L’Ecran français – novembre 1947 – n°123]

Un récent voyage à l’étranger m’a donné l’occasion de voir un film américain intitulé The long Night. Nous nous trouvons dans une petite ville de province américaine ; une petite ville comme les autres, souligne le commentateur. Il fait encore jour, pour le moment. Voilà la place principale avec ses cafés et son monument aux morts. Un homme en casquette regagne son domicile après une journée de travail. ; il porte des lunettes noires et frappe le bord du trottoir avec une canne blanche. La silhouette d’une haute maison se détache au-dessus de la place. L’aveugle entre et commence à monter l’escalier à tâtons.

« C’est curieux, ce bruit de la canne qui frappe contre les marches me rappelle vaguement quelque chose. » Un coup de feu, une porte s’ouvre en haut, un corps roule dans l’escalier. « Quelqu’un est tombé ! Quelqu’un est tombé ! » s’écrie l’aveugle. Il n’y a plus aucun doute, je suis en train de voir le « remake », la copie hollywoodienne du Jour de lève. Infortuné Carné ! On a repris toutes ses trouvailles, plan par plan jusqu’aux moindres angles de prises de vues. Tout y est, depuis les sirènes de l’usine et le petit théâtre de quartier, jusqu’à l’armoire aux souvenirs, la cravate neuve, l’ours en peluche, la dernière cigarette et le réveille-matin.

Et pourtant, cette copie conforme est une trahison : tout ce que Carné et Prévert suggéraient avec un geste, une phrase, un regard, Anatole Litvak l’étale à grand renfort de discours et d’explications maladroites. L’admirable musique de Jaubert jugée sans doute, trop discrète, a été remplacée par le thème de la Marche funèbre de la troisième symphonie de Beethoven harmonisée à toutes les sauces : l’effet est du dernier comique. Et pour couronner le tout, une « happy end ». La Chienne, Pépé le Moko, Gaslight ; la pratique du « remake » pose un certain nombre de problèmes.

Une pratique odieuse
Il y a quelque chose d’odieux et de choquant dan la pratique du « remake », tel que l’entendent les fabricants de films de Hollywood. Si un jeune auteur américain à court d’imagination recopiait des passages entiers de Flaubert en signant de son propre nom ou s’il lui prenait l’idée de monter au théâtre Huits clos de Jean-Paul Sartre sans mentionner le nom de l’auteur, tout le monde crierait au scandale et le jeune homme en question serait probablement puni par la loi.

Si je vous disais que l’éditeur de ce jeune homme téméraire, en vertu d’un, accord passé avec la N.R.F. a fait détruire tous les exemplaires de Huits clos à l’exception d’un seul déposé à la bibliothèque nationale et destiné aux seuls usagers de ladite bibliothèque, vous me répondrez sans doute : « Ça n’aurait été possible qu’en Allemagne, au temps de Hitler ». La chose s’est pourtant passée dans la libre Amérique en 1940, Toutes les copies du film anglais Gaslight ont été détruites – sauf une, déposée au British Film Institue et destinée au seul usage des ciné-clubs. Quelques années plus tard Hollywood sortait le « remake  » Hantise avec Charles Boyer et Ingrid Bergmann. D’où vient que ces pratiques soient couramment admises ? Simplement de ce que le film n’est pas considéré comme l’œuvre, la propriété de son créateur, mais comme une marchandise dont l’acheteur peut faire l’usage qu’il lui plaît. Il y a là une espèce d’usurpation qui relève du droit et de la morale.

Traduttore… traditore
Le « remake » pose, d’autre part, dans toute son ampleur le problème de la traduction et de l’adaptation d’une œuvre cinématographique dans une autre langue. A priori la méthode du « remake » se justifie. S’il est vrai que le doublage est presque toujours une trahison, que le sous-titrage n’est qu’un expédient, il n’y a pas d’autres moyen de « traduire » un film que de le refaire avec de nouveaux interprètes. Mais ce procédé n’est tolérable que si, à l’exception des acteurs et du dialogue, la traduction est rigoureusement fidèle à l’œuvre originale. C’est là que réside le problème particulier du cinéma. Un livre peut être traduit ; la substance de son texte subsiste. Une pièce de théâtre peut être traduite, car, même si la mise en scène est défectueuse, c’est encore le texte qui constitue l’essence de l’ouvrage. Il en est autrement au cinéma : la mise en scène et le contenu dramatique y sont inséparables. Le film se présente comme une création totale où tous les éléments – découpage, dialogues, décors, interprètes, éclairages, son, mise en scène – sont intimement associés et ne sauraient être modifiés sans entraîner une altération du sens de l’ouvrage. Seul le réalisateur du film original peut en donner une traduction fidèle dans une langue étrangère. C’est pourquoi la méthode qui consiste à tourner des films en plusieurs versions est encore celle qui donne les meilleurs résultats artistiques. C’est aussi, du point de vue commercial, la plus économique puisqu’elle permet d’utiliser les mêmes décors et la même équipe technique. Mais le « remake » hollywoodien est quelque chose de bien différent. II ne s’agit ici ni de la traduction fidèle d’une œuvre étrangère, ni même de la transposition d’un sujet déjà traité. Non, le « remake » est autre chose : c’est une affaire commerciale, une spéculation et rien de plus.

Une simple affaire commerciale
Le producteur qui entreprend un « remake » dont il a acquis les droits à bon marché se soucie fort peu de mettre à la portée de son public une œuvre étrangère de qualité. Ce sont de simples considérations d’argent qui le déterminent : en recopiant servilement la mise en scène technique du film original, il économisera les frais de découpage et de préparation, il écartera les aléas et réduira le temps de tournage au minimum. Quant à l’esprit du film ainsi copié il n’est pas question de le respecter. La règle du cinéma américain est d’épargner le moindre effort au spectateur. En adaptant fidèlement une œuvre étrangère on risquerait de le surprendre ou de le dérouter. C’est pourquoi on remplacera l’image directe de la vie d’un pays par des clichés conventionnels plus faciles à digérer par l’Américain moyen. Ou encore – et c’est le cas du « remake » du Jour de lève – on transportera l’action d’un film qui se passe en France dans le cadre de la vie américaine en substituant aux personnages français des personnages américains. Le résultat sera un film dépouillé de toute authenticité, émasculé, abâtardi…

Un tel mépris du public est absolument révoltant. Le spectateur moyen, même s’il est Américain, sait apprécier les chefs-d’œuvre qui viennent de l’étranger. Le succès de Rome ville ouverte et Henry V  à New-York en est une preuve. Le cinéma, est un puissant moyen de communication et de compréhension entre les peuples : en offrant au public de leur pays une version tronquée et falsifiée des films étrangers, les auteurs de ce « remake » se rendent coupables non seulement de plagiat, mais encore d’un véritable abus de confiance.



LE JOUR SE LÈVE – Marcel Carné (1939)
Le Jour se lève raconte la destruction d’un homme, d’un homme simple pris au piège, humilié, condamné à mort par un salaud. Il fallait cette architecture rigoureuse, du coup de feu initial du meurtre au coup de feu final du suicide, pour que se mettent en place les mâchoires du piège qui broie François (Jean Gabin). On ne lui laisse pas une chance. Le combat est inégal, il n’y a pas de justice. Un pouvoir aveugle et brutal vient parachever ce que le cynisme de Valentin (Jules Berry) avait commencé : le peloton anonyme des gardes mobiles repousse les ouvriers solidaires et piétine la fragile Françoise (Jacqueline Laurent).

PÉPÉ LE MOKO – Julien Duvivier (1937)
Des ruelles, un dédale grouillant de vie, où Julien Duvivier filme des pieds, des pas, des ombres portées : la Casbah est un maquis imprenable par la police, où Pépé le Moko (« moco » : marin toulonnais en argot) a trouvé refuge. Ce malfrat au grand cœur (Gabin) s’y sent comme chez lui. Il y étouffe aussi. Quand ses rêves de liberté, sa nostalgie de Paname prennent les traits d’une demi-mondaine, Pépé, on le sait, est condamné…

MARCEL CARNÉ 
Marcel Carné illustre parfaitement cette école – ou cette tendance – dite du « réalisme poétique », qui marqua si profondément le cinéma français de la fin des années 1930. Une tendance dont on retrouve l’influence dans les domaines les plus divers de la vie artistique, et qui donnera aux œuvres de cette période troublée de l’avant-guerre une atmosphère tout à fait caractéristique. Pour sa part cependant, Carné préférait parler de « fantastique social », reprenant ainsi une expression de Pierre Mac Orlan.



En savoir plus sur mon cinéma à moi

Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.