Il pleut des lettres anonymes sur Saint-Robin, « un petit village ici ou ailleurs », et, comme l’annonce le narquois Dr Vorzet : « Quand ces saloperies se déclarent, on ne sait pas où elles s’arrêtent… » Tourné en 1943 à la Continental, dirigée par l’occupant allemand, ce deuxième film de Clouzot fut honni de tous. Cette foire délétère à la délation ne pouvait que déplaire aux résistants et fut condamnée à la Libération. Très loin de célébrer le travail, la famille et la patrie, elle n’était pas non plus du goût de vichy. Clouzot, trop misanthrope pour être propagandiste, ne fait qu’explorer la noirceur de l’âme humaine, noir corbillard, avec quelques zones de lumière. Comme dans la grande scène expressionniste (qu’admirait Hitchcock) où le balancement d’une ampoule illustre la notion relative, alternative, du bien et du mal. Les lettres anonymes lui servent d’alibis pour traiter d’avortement, de drogue, d’adultère… avec une liberté incroyable. Et quels sont les seuls personnages sauvés, dans ce chef-d’œuvre de méchanceté ? Une infirme aux mœurs légères (Ginette Leclerc, vulgaire à cœur) et un type fâché avec la vie (Pierre Fresnay, superbe), qu’elle réussit à ébranler en le traitant de « bourgeois ». Pour Clouzot, la pire insulte qui soit. [Guillemette Odicino (Télérama, août 2016)]
En 1937, Louis Chavance dépose à la Société des Auteurs un scénario intitulé L’Œil de Serpent. Cette histoire écrite en 1932 s’inspire de l’affaire de Tulle qui défraya la chronique dix ans plus tôt. Une femme célibataire de trente-cinq ans, Angèle Laval, avait inondé sa ville de plus de mille lettres signées énigmatiquement « L’Œil de tigre », Après une dictée de plusieurs heures, le criminologiste et graphologue Edmond Locard réussit à identifier l’anonymographe. Clouzot s’était déjà passionné pour l’affaire de Tulle. A la lecture du script de Chavance, il sait immédiatement qu’il a trouvé le sujet de son second film. Le suicide au rasoir du cancéreux qui vient d’apprendre son état irréversible est déjà dans ce premier traitement. [Clouzot cinéaste – José-Louis Bocquet – Marc Godin – La Table Ronde (2011)]
Louis Chavance est alors au tout début de sa carrière de scénariste. Il a d’abord été journaliste puis monteur sur L’Atalante de Jean Vigo et assistant réalisateur auprès de Jean Grémillon et Pierre Prévert; un parcours proche de celui de Clouzot. Ils ont le même âge, trente-six ans. L’année précédente, en 1942, Chavance a déjà signé les scripts de trois films : La Nuit fantastique de L’Herbier, Dernier Atout de Becker et Le Baron fantôme de Poligny, en collaboration avec Cocteau. Le Corbeau sera la seule collaboration entre Chavance et Clouzot, mais elle suffira pour imposer ce qui sera désormais la marque du réalisateur : la noirceur du sujet et des personnages qui l’incarnent. D’ailleurs, dès l’établissement du scénario définitif, Clouzot se trouve confronté aux réticences de la Continental. C’est qu’en 1943 la délation par lettre anonyme est un sujet brûlant d’actualité. Depuis le début de l’Occupation, les autorités allemandes, rapidement relayées par la police française, incitent la population à dénoncer les « terroristes ». Après la guerre, on estimera à près de trois millions les lettres de dénonciation, anonymes ou signées, reçues par les différents ministères ou la Kommandantur. Parmi les lettres de dénonciation conservées, cinquante pour cent étaient motivées par l’espoir d’une récompense en argent, quarante pour cent relevaient de raisons politiques, dix pour cent étaient des vengeances… [Clouzot cinéaste – José-Louis Bocquet – Marc Godin – La Table Ronde (2011)]
Si Pierre Fresnay s’impose avec évidence comme la vedette principale du Corbeau, Suzy Delair n’est pas de la distribution. « Henri-Georges pensait qu’il n’y avait pas de rôle pour moi dans Le Corbeau. Mais je lui ai suggéré Héléna Manson que j’avais vue dans Le Train des suicidés. Il a vu le film et l’a embauchée. » En effet, Héléna Manson interprète la terrifiante infirmière du Corbeau.
Pour Pierre Fresnay, l’ambiance sur le plateau est lourde : « L’atmosphère du Corbeau m’a été très déplaisante, et ça a été un travail épouvantable. Il fallait se lever le matin de bonne heure, aller tourner à Montfort-l’Amaury, avec des trains qui n’allaient pas vite… et l’on faisait de longues journées. Au fond, je n’ai jamais été totalement à l’aise dans ce film. C’est peut-être ce qui m’a aidé, ce qui m’a .permis d’être un personnage moins ouvert que je ne le suis généralement. J’étais contraint. Mes scènes avec Ginette Leclerc me gênaient… Jamais été à l’aise, jamais respiré avec Clouzot. »
Dans le rôle de la vamp boiteuse, Clouzot choisit la sulfureuse Ginette Leclerc. En 1942, Ginette Leclerc a tous justes trente ans. Starlette à dix-neuf ans, elle a longtemps couru le cachet entre l’opérette et le cinéma, de Paris à Berlin, avant d’imposer sur grand écran l’image d’une femme fatale. En 1938, son interprétation aux côtés de Raimu dans La Femme du boulanger de Marcel Pagnol lui a permis d’atteindre le statut de vedette. « A Clouzot, je dois tout. C’est lui qui me trouva, m’inventa, en écrivant pour moi le personnage de Denise. Comme pour un costume sur mesure, il me l’ajusta avec amour. Sur les plateaux, il me flagellait moralement. Il me connaissait dans les moindres replis de ma personnalité et il savait qu’avec ma sensibilité naturelle il suffisait de se servir des mots pour établir les contacts. Notre communion dans ce film s’avéra si parfaite qu’il me surnomma Son « violon » ; il me considérait comme le meilleur instrument de travail qu’il eût trouvé pour exercer son immense talent de metteur en scène.» [Clouzot cinéaste – José-Louis Bocquet – Marc Godin – La Table Ronde (2011)]

Noël Roquevert interprète le frère de Ginette Leclerc, un instituteur manchot : « Le tournage fut très difficile pour les acteurs. Je portais à l’époque une grosse chevalière en platine. Au début des prises de vues, j’avais oublié de l’ôter. Un jour, au cours d’une scène, je devais gifler Ginette Leclerc d’un revers de main. Le film était trop avancé. Pour le raccord, il fallait garder cette bague. » On tourne la scène. Le comédien a peur de blesser sa partenaire. Les quatre premières prises ne sont pas convaincantes. Le cinéaste passe derrière son interprète masculin : « Mais allez-y nom d’un chien ! » Roquevert hésite : « Alors, Ginette m’a dit en baissant les yeux : « Fais-moi mal.» Elle était très courageuse. Quand on se trouve dans cette situation c’est délicat. Malgré tout, il le fallait. J’ai balancé une gifle magistrale à Ginette. Elle a eu très mal, elle a pleuré, et Clouzot était ravi. On pouvait passer à une autre scène.» [Clouzot cinéaste – José-Louis Bocquet – Marc Godin – La Table Ronde (2011)]
Le Corbeau, second film de Clouzot, bénéficie d’une intrigue solidement construite, autour de laquelle s’ordonne une saisissante étude de mœurs, dans la tradition réaliste du roman français et des « Scènes de la vie de province ». A tous les égards, Le Corbeau sera une œuvre marquante pour Clouzot. Et tout d’abord parce que cette œuvre témoigne déjà de la forte personnalité du metteur en scène, qui se penche avec un regard féroce et quasi entomologique sur les mobiles les plus secrets et les plus inavoués de l’âme humaine. Le film allait révéler au public un authentique auteur.
Par ailleurs, Le Corbeau est égaIement un film maudit, à l’image même de la carrière de Clouzot, qui semble marquée d’un sceau tragique. Cette œuvre sans complaisance sera accusée de servir – involontairement ou non – la propagande national-socialiste (et l’on n’oubliera pas de rappeler que le film avait été produit par la firme allemande Continental alors que la France était entièrement occupée. On prétendra que les Allemands ont exploité Le Corbeau dans les pays neutres ou occupés en le présentant comme un « témoignage » du degré de dégénérescence morale et de corruption atteint par le régime démocratique et parlementaire français, qui engendrait – ou du moins tolérait – de telles ignominies ! Tels seront du moins les arguments avancés par les Français les plus farouchement anti-allemands.
C’est ainsi qu’en mars 1944, dans un article des Lettres françaises (qui paraissaient alors dans la clandestinité), G. Adam et P. Blanchar s’en prennent violemment au film et à son auteur, qui s’est conduit, affirment-ils, en valet servile de l’occupant. L’indéniable talent du metteur en scène, qui permet à cette pernicieuse entreprise de dénigrement des valeurs françaises de triompher sur les écrans, constitue à leurs yeux une circonstance aggravante. Aussi exhortent-ils les véritables patriotes à se montrer vigilants. Et ils opposent à l’abjection des tristes héros du Corbeau la santé morale des personnages de Grémillon dans Le ciel est à vous (1943).
Cette campagne de presse aura de graves conséquences à la Libération, puisque le film sera interdit jusqu’en novembre 1947 et que Clouzot et Pierre Fresnay, victimes de l’épuration, devront attendre un certain temps l’autorisation de travailler à nouveau. Avec le recul, une telle indignation paraît certes bien disproportionnée. Le Corbeau correspond en fait à une certaine tradition réaliste bien française – et à ce compte, il aurait sans doute fallu « épurer » nombre de nos plus grands romanciers ! Du reste, Louis Chavance, co-auteur avec Clouzot du scénario et des dialogues, avait déjà écrit son sujet avant la guerre, en s’inspirant d’ailleurs d’une authentique affaire de lettres anonymes qui avait mis en émoi la ville de Tulle. Si cette querelle « historique » est aujourd’hui close, cette œuvre aura néanmoins marqué mémorablement la langue française, puisque le terme injurieux de « corbeau » désigne depuis les auteurs de lettres anonymes…
Si l’atmosphère est pesante sur le tournage, elle transpire fatalement à l’écran. Au risque de produire un effet non recherché. Dès les premières projections test, le cinéaste débutant s’en rend compte immédiatement : « Ça marchait. Tout d’un coup, à la scène de l’enterrement, vers la fin… Tout le monde éclate de rire ! C’était un film insupportable, et à un certain moment, les gens n’en pouvaient plus… Alors, ils riaient… Ils riaient sans raison, comme ça, pour prendre une bouffée d’air… » Clouzot en tire aussitôt une leçon de narration qu’il appliquera à tous ses films ultérieurs : « On ne peut pas tenir le public dans la tension continuellement, sinon, il se met à rire, et il rit contre vous. Dans Le Corbeau j’ai fait très attention à ménager, même dans enterrement, un ou deux plans qui font rire. A ce moment-là, le public rit avec vous. » [Clouzot cinéaste – José-Louis Bocquet – Marc Godin – La Table Ronde (2011)]
« C’est le premier film où j’ai pu être totalement libre », déclarera Clouzot en 1947. Mais, au prix d’une lutte acharnée, le tournage s’est déroulé dans une atmosphère de drames, d’engueulades, de menaces de démission, de sanctions… A la fin du tournage, un décor important est même détruit sur ordre administratif avant que les plans d’ensemble ne soient tournés. Le Corbeau, décidément, ne plaît pas du tout à Alfred Greven. Deux jours avant la sortie triomphale du Corbeau à Paris en octobre 1943, Clouzot quitte la Continental en claquant la porte. Entre-temps, le bureau de presse français de la firme allemande a organisé une campagne promotionnelle d’un genre inédit en publiant une série d’articles publicitaires au titre provocateur : « La honte du siècle : les lettres anonymes ». Mais, très vite, à la suite de rapports sévères des Kommandantur et Propaganda-Staffel provinciales, la Gestapo parisienne somme la Continental de cesser immédiatement cette campagne inopportune. Le Corbeau dérange. A tel point que dans la foulée, la U.F.A. profite de l’incident pour suspendre entièrement la distribution des nouveaux films de la Continental. En réalité, les films français sont devenus trop concurrentiels pour les films allemands sur les marchés étrangers. Le Corbeau ne sera vu qu’en Belgique et en Suisse. [Clouzot cinéaste – José-Louis Bocquet – Marc Godin – La Table Ronde (2011)]
Alors que Clouzot cherche activement son prochain film, une sale rumeur commence à courir sur Le Corbeau. En mars 1944, L’Ecran français, revue du Front national du Cinéma, s’intègre au sommaire des Lettres françaises clandestines. Sous le couvert de l’anonymat, le rédacteur en chef de la revue, George Adam, et l’acteur Pierre Blanchar concoctent un brûlot anti-Clouzot, « Le Corbeau est déplumé », et accusent le réalisateur d’ « alimenter la propagande anti-française ». Dès lors, Le Corbeau et ses auteurs vont cristalliser toutes les haines. Très vite, un bruit se propage dans le milieu cinématographique : Le Corbeau a été projeté en Allemagne sous le titre Une petite ville française. Et les gens bien informés de citer leur source, Les Lettres françaises. Pourtant, nulle trace dans cet article, ni dans les suivants, d’une telle accusation. Mais il est trop tard. Le mal est fait.

Le 4 septembre 1944, le Comité de Libération du Cinéma établit une liste de huit cinéastes dont l’activité doit être suspendue immédiatement. Sept d’entre eux ont travaillé pour la Continental. Clouzot est de la charrette. Dans le même mouvement de salubrité, tout le catalogue de la Continental est saisi par l’administration des Domaines qui assure malgré tout la distribution des films non encore exploités. Trois films sont interdits : Le Corbeau, bien sûr, mais aussi La Vie de plaisir d’Albert Valentin, et Les Inconnus dans la maison. Le 17 octobre 1944, Clouzot est entendu par une commission d’épuration composée de MM. Guien, Mathot et Berthomieu. Ces deux derniers, réalisateurs eux-mêmes, connaissent Clouzot. L’interrogatoire est courtois, le cinéaste ne semble pas impressionné. Les débats portent sur Le Corbeau, œuvre anti-française, et sur les activités du cinéaste au sein de la firme allemande. Après une longue discussion de fond sur son film incriminé, Clouzot découvre qu’au moins l’un de ses interlocuteurs n’a jamais vu Le Corbeau : « Le plus simple, c’est que vous commenciez par le voir ! » « Nous ne sommes pas des juges, nous sommes des instructeurs », répond le cinéaste Berthomieu. On accuse aussi le réalisateur « d’avoir salué des centaines de fois à l’hitlérienne ». Il explose : « C’est une histoire grotesque et dégueulasse ! » A la fin de l’entretien, la commission confirme que « la suspension est maintenue ».

« On lui a fait le reproche d’avoir travaillé pour les Allemands, c’est complètement idiot, assure Marcel Clouzot. Les deux tiers des Français ont travaillé pour l’Allemagne… On l’a accusé d’être collabo, c’est idiot. Mon frère n’était rien. Il n’avait rien à faire du nazisme ou du communisme. Il était « henriclouzotiste » et c’était tout ! » Les témoins à décharge vont se succéder. Le lieutenant Colin-Reval, un résistant, ancien employé de la Continental, confirme que « la direction de la U.F.A. a fait savoir à la Continental Films par lettre que Le Corbeau ne convenait pas à la mentalité allemande ». Auréolé du prestige du film La Libération de Paris, Jean-Paul Le Chanois rappelle que Clouzot a couvert son engagement par la Continental, tout en sachant que son véritable patronyme, Dreyfus, était « un nom difficile à porter sous un régime nazi ». Henri Pavilland, membre d’un service de renseignement clandestin dès novembre 1940 et poursuivi par la Gestapo en 1942, affirme que Clouzot, en le cachant et en l’hébergeant, lui a sans aucun doute sauvé la vie. Au nom d’un collectif constitué de Tania Balachowa, Pierre Bost, Simone de Beauvoir, Michel Leiris, André Roussin, Michel Vitold et Claude Vermorel, Jean-Paul Sartre envoie une lettre au comité d’épuration, s’indignant de l’accusation de propagande anti-française portée au Corbeau. Lecteur de scénario pour Clouzot à la Continental et membre de la C.G.T. clandestine depuis 1942, Claude Vermorel affirme que le cinéaste connaissait ses idées politiques et n’a jamais eu une attitude collaborationniste : « C’est un type qui exerçait son métier, qui était content que les Allemands lui aient offert une chance. C’est légitime, mais ça n’allait pas plus loin. La faute de Clouzot est celle-ci : c’est de n’avoir pas considéré qu’un patron allemand était un patron différent des autres. » [Clouzot cinéaste – José-Louis Bocquet – Marc Godin – La Table Ronde (2011)]

Le 16 novembre, le Comité de Libération du Cinéma décide que Clouzot et six autres de ses confrères auront une « sanction minimum de suspension d’activité professionnelle jusqu’à ce que le douzième film de grand métrage de la production nouvelle ait reçu l’approbation de la direction générale du cinéma », En termes plus clairs et moins administratifs, les réalisateurs sanctionnés doivent attendre que le cinéma « libéré » ait produit douze films. En outre, « pour avoir favorisé les desseins de l’ennemi en mettant son activité au service d’une firme allemande », chacun d’entre eux doit faire publier la sentence à ses frais dans trois journaux professionnels et la faire afficher pendant un mois dans tous les studios. Pourtant, lors de la commission préparatoire du 9 novembre, le réalisateur Jacques Becker a bien tenté de défendre son confrère devant les autres membres de la commission, refusant que « Clouzot serve de lampiste ».
Pierre Fresnay, lui, doit répondre de ses quatre films tournés pour la Continental et de sa présidence à la tête du Syndicat des Acteurs, le seul organisme reconnu par les autorités à la fois françaises et allemandes. Il passe six semaines en prison avant de reprendre le chemin des théâtres. Dès 1945, il retourne en studio pour La Fille du diable d’Henri Decoin, victime lui aussi des comités d’épuration. Dès le premier jour, les prises de vues sont interrompues par une délégation de résistants de la profession venue lire la liste des morts de la Résistance du spectacle. Par la suite, Fresnay et Clouzot, ne travailleront plus jamais ensemble. « J’aimais beaucoup Clouzot, reconnaîtra pourtant le comédien. Son intelligence était une intelligence dont j’appréciais le caractère. Il avait le caractère de son état morbide. Il avait un pneumothorax. Il allait se le faire regonfler périodiquement, ce qui est quelque chose d’important dans l’équilibre d’un tempérament. J’appréciais les dons de Clouzot parce qu’ils étaient très contraires aux miens : il était méchant. Il n’a jamais été méchant avec moi. Mais enfin… il y a eu une rupture brutale avec Yvonne Printemps, bêtement… Il n’a pas supporté la franchise drôle d’Yvonne Printemps, alors qu’il acceptait très bien son propre caractère mordant à lui, et qui n’était pas dans la drôlerie, qui était dans la dureté. » Une amitié se termine. [Clouzot cinéaste – José-Louis Bocquet – Marc Godin – La Table Ronde (2011)]
De toute l’équipe du Corbeau, c’est sans aucun doute Ginette Leclerc qui aura le plus à souffrir de l’épuration. Durant l’Occupation, son amant Lucien Gallas, un ex-jeune premier, avait décidé de reprendre la direction d’un cabaret de la rue de Ponthieu, Chez Jane Stick. Mais c’est seulement quelques jours avant la réouverture des locaux que Lucien Gallas se préoccupa d’obtenir les autorisations nécessaires. Qui lui furent évidemment refusées. Lucien Gallas demanda alors à sa compagne d’intercéder en sa faveur auprès de Greven. Par amour, expliquera-t-elle plus tard, elle se mouille dans l’affaire de Gallas. Elle signe tous les papiers destinés à l’administration allemande. Dès lors, aux yeux de la loi et des futurs Français libres, le cabaret qui fait de Gallas le roi de Paris est connu sous le nom de « Club Ginette Leclerc ». En août 1944, la comédienne est arrêtée, puis relâchée, puis de nouveau arrêtée et de nouveau relâchée. La troisième fois est la bonne. Le camp de Drancy, la prison de Fresnes, puis celle des Tourelles l’accueillent alternativement pendant près d’un an. Outre l’affaire du cabaret, pour faire bonne mesure, on lui reproche d’avoir tourné dans un film ayant « souillé l’honneur de la France », Le Corbeau. Un an plus tard, le dossier Ginette Menur dite Leclerc sera classé. Ses avocats prouveront qu’elle n’a pas retiré un centime des activités du cabaret dont elle avait été le prête-nom.

Louis Chavance signera dès 1946 le scénario d’Un revenant de Christian-Jaque, un autre ancien collaborateur de la Continental, mais qui, devenu F.F.I., participa activement à l’épuration. En avril de cette même année, après la suspension de Clouzot, le scénariste est frappé lui aussi d’une suspension par la commission. L’année suivante, dans la revue Paris-Cinéma, le scénariste du Corbeau revient sur la ligne éditoriale de son ex-employeur allemand : « A la Continental, on ne fit jamais de propagande. Tellement les cinéastes étaient vertueux ? Tellement ils étaient farouchement germanophobes ? Non, tout simplement parce qu’on ne leur demanda jamais d’en faire. S’il était entré dans les intentions de M. Greven de créer un cinéma à l’image de la radio et de la presse, il n’est pas impossible qu’il eût trouvé des cinéastes pour l’assister dans cette entreprise, mais il ne l’a pas demandé, pas voulu, et personne n’eut l’occasion de vendre des services, aucun amateur n’ayant jamais essayé de corrompre personne. »

Le 5 février 1946, Clouzot demande la révision de son « procès » et la levée de la sanction. Trois mois plus tard, le 7 mai, la section professionnelle en charge du dossier accepte de ne prolonger que de six mois la « suspension provisoire d’interdiction d’occuper un poste de commandement dans la profession », Mais cette décision doit être validée par le comité régional interprofessionnel d’épuration dans les entreprises. Celui-ci, estimant que le cinéaste a « travaillé pendant trois ans pour le compte des Allemands et ayant créé le film Le Corbeau, film tendancieux anti-français », décide de porter à deux ans de plus la suspension. [Clouzot cinéaste – José-Louis Bocquet – Marc Godin – La Table Ronde (2011)]

Le 18 octobre, Jacques Prévert, à son tour, prend fait et cause pour Clouzot et estime qu’on l’a choisi pour bouc émissaire. Toujours en octobre, paraît le numéro un des Temps Modernes – allusion directe au film de Chaplin -, sous la direction de Jean-Paul Sartre. « A la Kafka » est le titre du billet d’humeur consacré par la revue à l’affaire Clouzot. « Qui a condamné Clouzot ? Ils ne savent pas, ils étaient opposés à la sentence. Au reste, ils s’en lavent les mains. Fort bien. Et quelle est la condamnation ? Suspension sans limite de temps. Mais tous les six mois, le condamné ira trouver le COIC et on pourra reconsidérer son cas. Quelle admirable tartufferie. Personne n’a jugé, personne n’est responsable. Et les anonymes qui ont pris la décision susdite n’ont pas même eu le courage de rendre une sentence ferme. » A son tour, toujours en octobre, le journal Combat, dirigé par Albert Camus, s’élève contre l’interdiction du Corbeau. Claude Autant-Lara, Marcel Carné et Marcel L’Herbier signent la protestation. Puis c’est François Chalais, jeune chroniqueur d’un grand hebdomadaire parisien, qui décide alors de publier un article intitulé « Tout ce joli monde doit être conduit au dépôt ». Son texte consiste en une longue liste dans laquelle le journaliste rappelle les noms de tous ceux qui ont collaboré avec l’allemande Continental ou l’italienne Scalera, soit la quasi-totalité du cinéma français sous l’Occupation. Le pavé dans la mare. D’autant plus que Chalais suggère que Clouzot n’en a pas fait davantage et qu’il n’avait donc aucune raison d’être châtié.

Durant cette période, Le Corbeau ne sera visible que sur demande dans la salle de projection de la cave de l’ambassade des Etats-Unis. C’est là que William Wyler, Anatol Litvak ou Alexander Korda en visite à Paris le verront et rencontreront l’auteur. Celui-ci patiente, sous la tendre protection de Suzy Delair. « Pendant sa mise à l’index, Henri-Georges lisait, écrivait, dessinait, allait à l’opéra avec la partition, jouait au bridge avec les meilleurs. Il jouait comme un professionnel, mais ne gagnait pas sa vie de cette façon. C’est moi qui ramenais l’argent à la maison. Il n’est jamais resté inactif. Il se soignait, il se faisait insuffler de l’air dans les poumons. Beaucoup de ses amis ont retourné leurs vestes. Il trouvait sa situation injuste, mais il savait qu’il s’en sortirait. » [Clouzot cinéaste – José-Louis Bocquet – Marc Godin – La Table Ronde (2011)]

Aujourd’hui encore, Le Corbeau frappe par son atmosphère oppressante et par son étude de mœurs impitoyable. « La psychanalyse, écrit l’historien du cinéma Jacques Siclier, vient à l’appui de la description naturaliste. Si, avec le temps, la puissance corrosive du film s’est un peu émoussée, on ne peut rester indifférent au style « expérimental » de Clouzot, à cette galerie de personnages tourmentés, infirmes physiquement ou moralement…» Des personnages qui évoquent les grands archétypes littéraires des figures provinciales. On pense aussi à certains héros pitoyablement tragiques de Simenon (que Clouzot a d’ailleurs fait revivre dans son adaptation des Inconnus dans la maison, écrite pour Decoin), encore que toute compassion soit absente chez Clouzot.

L’intrigue présente en revanche un aspect volontairement théâtral. La petite ville apparaît comme un lieu clos, où le drame se déroule sans aucune intervention extérieure, tandis qu’à l’arrière-plan se profile l’ombre tragique de la folie : chacun est capable de devenir à son tour un « corbeau » pour se délivrer de ses obsessions. L’interprétation, réaliste dans le goût de l’époque, met en valeur la distinction aristocratique de Pierre Fresnay. Les actrices (citons Ginette Leclerc, émouvante fille perdue, Héléna Manson, vieille fille austère et la petite Liliane Maigné, saisissante enfant perverse) annoncent déjà un style de personnages féminins auxquels Clouzot sera fidèle jusqu’à la fin de sa carrière.
L’histoire
Dans une petite sous-préfecture de la province française, le rythme paisible de la vie quotidienne est soudain troublé par une avalanche de lettres anonymes. Ces ignobles missives, signées «Le Corbeau», n’épargnent pas les citoyens les plus respectables, dont elles dévoilent les coupables secrets – présumés ou réels. Ces insinuations fielleuses, empreintes de hargne et de rancœur, sèment bientôt le doute et la suspicion parmi les habitants et font voler en éclats le fragile équilibre social, à base d’hypocrisie et de conventions, qui masque les haines et les cupidités. Le docteur Germain (Pierre Fresnay), un homme peu sociable et assez impopulaire, est particulièrement visé par ces lettres. On l’accuse d’être l’amant de Laura (Micheline Francey), la femme du psychiatre Vorzet (Pierre Larquey), l’une des rares personnes avec lesquelles il se soit lié d’amitié. Le «Le Corbeau» s’acharne également sur Denise Saillens (Ginette Leclerc), une jeune femme à la réputation douteuse, qui est éprise de Germain. Très vite, l’infirmière Marie Corbin, la sœur de Laura, est soupçonnée d’être l’auteur des lettres. Alors que l’on croit tenir la coupable, une nouvelle lettre descend lentement des voûtes de l’église durant le prêche, innocentant Marie (Héléna Manson), mais mettant ainsi le comble à l’angoisse collective. Germain, décidé à en finir, réunit tous les suspects et fait expertiser leur écriture par le docteur Vorzet, qui est aussi graphologue. Convaincu que Laura Vorzet est l’auteur des lettres, Germain fait part de ses soupçons à son mari. Mais il découvre que c’est celui-ci, un détraqué dont on ne soupçonnait pas la folie, qui les a dictées sous la contrainte, à sa femme. Au moment où il va être confondu par Germain, le docteur Vorzet est assassiné tandis qu’il rédige lui-même une nouvelle missive. Par la fenêtre, on voit s’éloigner une vieille femme, la mère de ce jeune cancéreux qui s’était suicidé lorsque «Le Corbeau» lui avait révélé qu’Il était atteint d’un mal incurable : elle vient de punir le véritable assassin de son fils.

Les extraits
Fiche technique du film
Catégories :Le Film français
Très beau travail, merci
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