En mai 1951, Joseph Losey et Dalton Trumbo sortent ce qui est peut-être leur meilleur film tous les deux dans l’urgence et la fébrilité. Bientôt, le premier choisira l’exil en Europe, au lieu de prêter serment de patriotisme pour se garantir un contrat de trois ans avec Stanley Kramer. Trumbo, qui ne peut déjà plus signer le film et doit travailler au rabais, s’apprête à purger dix mois de prison pour s’être refusé à répondre aux questions des chasseurs de sorcières. The Prowler (Le Rôdeur) est ainsi doublement clandestin : non seulement Trumbo se cache derrière un prête-nom, mais prend un malin plaisir à subvertir le Code de production alors tout puissant à Hollywood. Sur le papier, The Prowler pourrait passer pour un parent pauvre de Double indemnity, mais la façon dont les deux artistes, riffent sur le thème de l’adultère et du meurtre rendent leur film encore plus outrageux, si possible, que celui de Billy Wilder.
Durant les décennies écoulées depuis sa sortie en mai 1951, The Prowler a acquis une stature quasi mythique, en grande partie en raison de sa rareté. Il a été peu montré en salles, n’est jamais passé à la télévision dans son pays d’origine, et jusque récemment n’était visible dans aucun format vidéo ou numérique. Pourtant, nombreux étaient les cinéphiles qui le proclamaient meilleur film américain de Joseph Losey. Il était aisé de soupçonner, en lisant les critiques peu informées, que ceux qui le proclamaient comme tel n’avaient pas tous vu le film. Maintenant qu’il a été restauré en copie 35 mm par la Film Noir Foundation et est sorti en DVD en 2011, sa réputation peut être validée : The Prowler est un des plus beaux exemples de film noir de la grande période. [Clandestine Grandeur – Eddie Muller / The Prowler – Art Of Noir – Wild Side Video (2011)]
Ce qui rend le film si unique et curieux, c’est qu’il surprend constamment par ses multiples facettes : à la base, c’est un film de genre familier, limite galvaudé, fabriqué pour peu d’argent par un producteur qui voulait surtout réaliser un profit immédiat – et cependant la façon dont il est exécuté le subvertit et déjoue les attentes à tous les tournants ; de façon provocante, il explore des sujets politiques, économiques et sexuels que très peu de films de cette époque se montraient prêts à aborder. Il y a aussi une odeur de clandestinité dons toute cette affaire, puisque plusieurs des participants cruciaux n’ont pas mis leur nom sur le produit fini, ou ne le pouvaient pas. [Clandestine Grandeur – Eddie Muller / The Prowler – Art Of Noir – Wild Side Video (2011)]
« Pour moi, déclarait Joseph Losey, The Prowler a toujours été un film sur les fausses valeurs, sur les moyens justifiant la fin, et la fin justifiant les moyens : « Cent mille dollars, une Cadillac et une blonde » ; tel était le nec plus ultra de la vie américaine a cette époque, et peu importait comment on les obtenait, que vous preniez la fille à un autre homme, que vous voliez l’argent ou que la Cadillac soit le prix de la corruption. Van Heflin et Evelyn Keyes étaient merveilleux, et, quoique tous deux habitués à un maquillage élaboré (Evelyn avait sa maquilleuse personnelle), ils acceptèrent de n’en porter aucun. » Webb est policier. Il est déjà las de la routine de sa petite vie quotidienne. Sa rencontre avec Susan et la découverte que celle-ci hériterait d’une somme importante au cas où son mari disparaîtrait en font un assassin. Son sursaut final de bonne conscience entraîne sa mort violente… Susan est mariée. Elle souhaitait un enfant. Son mari est incapable de lui en donner un et le travail qu’il a le contraint à la laisser seule, trop souvent et trop longtemps. Webb et Susan sont l’un et l’autre déçus. Ils se sentent exclus du grand rêve américain, mais leur tentative pour en faire partie se révélera infructueuse. Webb n’a pas l’étoffe d’un vrai criminel, et Susan, devenue mère – son rêve – ne pourra même pas partager ce bonheur avec le père de cet enfant, abattu par la police. [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]
![Prowler, The (1951) | Pers: Evelyn Keyes, Van Heflin | Dir: Joseph Losey | Ref: PRO023AE | Photo Credit: [ The Kobal Collection / United Artists ] | Editorial use only related to cinema, television and personalities. Not for cover use, advertising or fictional works without specific prior agreement](https://moncinemaamoiblog.files.wordpress.com/2016/09/le_rodeur_90.jpg)
Sam Spiegel, Joseph Losey et les deux scénaristes, Hugo Butler et Dalton Trumbo, ont, à des titres divers, été accusés à l’époque de la « chasse aux sorcières » de sympathie progressiste ou même communiste. Spiegel tournera à l’étranger ses futures productions, Losey quittera les États-Unis quelques mois plus tard, et Dalton Trumbo purgera une peine de deux mois de détention au Federal Correctional Institute d’Ashland, dans le Kentucky, à partir du 21 juin 1950. Trumbo sera l’un des plus célèbres des « Dix d’Hollywood ». [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]

L’amertume de ces hommes, plus sévères que d’autres, vis-à-vis de cette société américaine qui leur est proposée, apparaît visiblement tout au long du Prowler, à ce titre l’une des œuvres les plus représentatives du courant libéral de la production hollywoodienne. L’atmosphère crépusculaire du film est, une fois de plus, celle d’un véritable cauchemar, et ce n’est pas un hasard si la voix du mari absent ou mort hante les deux amants, mariés ou non. Le fait que ce soit Dalton Trumbo qui ait prêté sa voix au mari apporte d’ailleurs au film une seconde dimension, faisant de l’incarnation de la conscience. Le superbe décor de la fin du film – une maison à laquelle un pan de mur manque – contribue à l’irréalité et au tragique de cette partie de l’histoire. Loin de Los Angeles et de ses petits pavillons, Webb et Susan se sont réfugiés comme deux amants traqués, en pleine nature, là où – pensent-ils – personne ne peut les reconnaître. Cette maison livrée aux vents, elle-même symbole, comme la ville fantôme, d’une Amérique déjà disparue, n’abritera que provisoirement, sans jamais être capable de leur apporter le bonheur, les deux fugitifs, marqués par le destin… [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]

The Prowler à la loupe
Clandestine Grandeur – Eddie Muller / The Prowler – Art Of Noir – Wild Side Video (2011)
Dès les premières secondes, The Prowler annonce sa différence : les séquences pré-générique étaient déjà rares pour un film de cette époque, mais une à ce point provocatrice, c’était du jamais vu – Evelyn Keyes, partiellement dénudée, qu’on reluquait par la fenêtre de sa salle de bain. En cadrant le plan du point de vue du rôdeur, Losey implique de force le public et le culpabilise – suggérant que peut-être nous sommes tous des voyeurs, planqués dans le noir (de la salle de cinéma). Cette notion est renforcée par le premier plan du film proprement dit, avec un projecteur braqué par la police sur le spectateur : « De quoi donc êtes-vous coupables ? » semble demander Losey.
1 – Comme les officiers Bud Crocker (John Maxwell) et Webb Garwood (Van Heflin) se rendent chez la femme qui signal un rôdeur à la police, Crocker décrit la maison comme une « hacienda », un indice verbal qui suggère que le film se déroule a Los Angeles. (…) La visite du flic établit rapidement la dynamique de l’histoire. Une impression oppressante de vide pèse sur la maison, et sur la femme qui y habite. Susan Gilvray (Evelyn Keyes) ne se sent pas bien dans sa grande maison, et son anxiété semble provenir de quelque chose de plus que la présence d’un rôdeur. Le dialogue, la mise en scène, et le jeu d’Evelyn Keyes suggèrent que Susan se sent si seule qu’elle désire quelqu’un – n’importe qui – dans la maison avec elle. Losey accentue sa vulnérabilité en ayant les officiers en uniformes et armés autour d’elle, qui ne porte qu’un peignoir de bain ; leur autorité tranquille transforme la scène en interrogatoire d’une femme qui n’a rien fait de mal.
2 – Alors que Garwood inspecte le terrain autour de la maison la caméra traîne métaphoriquement derrière comme un intrus hostile aux aguets… soulignant de ce fait la peur qui entoure cette femme seule – suggérant aussi que Garwood pourrait très bien avoir déjà visité l’endroit. Pourrait-il être le rôdeur ? Sa réapparition à la fenêtre de la salle de bain renforce cette notion, tout en nous faisant sursauter. La conduite de Susan est tout aussi suspecte… A-t-elle vraiment vu un rôdeur ? (…) Garwood démontre son arrogance naturelle quelques heures plus tard quand, fort de son insigne de policier, il retourne chez Susan, se vautrant sur le canapé comme s’il s’attendait à ce qu’elle lui amène sa pipe et ses pantoufles – choses sur quoi il doit probablement fantasmer. Losey dirige les mouvements et l’attitude de Heflin comme s’il était en train d’essayer des meubles dans un grand magasin, à tester leur effet, et à imaginer comment ce serait de posséder pareil confort. (…)
3 – Dans la plupart des films noirs, la rencontre fatidique des amants maudits est présentée comme un hasard du destin – mais dans The Prowler, Webb Garwood poursuit Susan de ses ardeurs avec plus de ferveur qu’il n’en met à poursuivre les criminels. Les vingt premières minutes du film ne sont qu’une longue scène de séduction, avec Webb – l’araignée – qui tourne autour de Susan en cercles de plus en plus concentrés, qui abat ses défenses et la force à la reddition. Je ne peux citer aucun autre film structuré ainsi -l’agressivité des avances de Garwood, scène après scène, sans autre trame dans l’histoire. Sa ténacité fait ressembler The Prowler à un précurseur du stalker movie – du film de harcèlement -, et c’est une mesure du côté subversif du film que d’avoir pour stalker ce grand symbole de sécurité pour la société américaine, le policier.
The Prowler enfreint aussi au scénario noir conventionnel en faisant de Garwood l’homme fatal. Il est rare que dans les films de ce genre la femme fatale soit vraiment motivée par des pulsions sexuelles ; le personnage se sert plutôt du sexe pour obtenir la fortune et la sécurité. Tout comme ces femmes dangereuses, Webb ne se met à s’exciter vraiment que lorsqu’il manigance des plans qui lui permettront de ne plus travailler pour gagner sa vie. Si le plan requiert de manipuler cruellement autrui – il apprécie d’autant plus. (…)
La lumière intime et sexy d’Arthur Miller contribue pour beaucoup à la séduction, rendue encore plus perverse du fait que Garwood a de nouveau revêtu son uniforme d’officier de police, après s’être exhibé dans une succession de vestons sport ramenards et cravates criardes (peut-être Susan se soumet-elle aussi plus facilement à une figure autoritaire ?). La décision de remettre Webb en uniforme pour sa « conquête » met l’emphase sur son immoralité : non seulement il vole la femme d’un autre, il vole aussi le contribuable qui paie pour sa « protection » – un point que Losey souligne lorsqu’il doit s’éloigner pudiquement de la scène de sexe avec sa caméra (Production Code oblige) et termine le plan sur la casquette de policier posée sur l’autre chose à laquelle John Gilvray tient comme à la prunelle de ses yeux – les disques qui contiennent tous ses enregistrements radiophoniques.
4 – Lorsque les auteurs s’aventurent finalement dans la vie privée de Garwood, le choc est complet : il occupe une chambre dans un meublé pourri, quelque chose qui conviendrait mieux à un taulard qui vient de finir sa liberté surveillée, qu’à un policier. Son goût en matière d’art est un coup magistral de Trumbo : la cible de son meilleur score au champ de tir (et une allusion pas trop subtile à ce qui va venir). (…)
Quand Susan rend visite à Garwood dans sa tanière, le film se déplace sur un terrain étrange et malaisant. Le public ne sait pas au juste pourquoi Webb décide soudain de rejeter sa maîtresse. Il la manipule psychologiquement, mais à quelles fins ? Mystère. Et pour ajouter à l’étrangeté : le Production Code ne permettrait pas de montrer honnêtement la motivation de Susan – qui veut encore s’envoyer en l’air avec ce type ! (Quand Susie entre dans la chambre de Webb, il est évident qu’elle y a déjà été, et pour le genre d’action que l’on sait. Elle ne s’arrête même pas sur la révoltante puanteur de la piaule. Joseph Breen, cependant, voudrait nous faire croire qu’elle est tombée passionnément amoureuse même si ses doutes sur le caractère crapuleux de Webb ne se sont jamais estompés.
Comme Susan professe son « amour » pour Webb, il se met à énumérer tout ce qu’elle perdrait comme confort si elle partait avec lui, admettant du même coup que ce sont ces choses-là qu’il désire – plus que de coucher avec Susan. Heflin est spécialement. Bon ici ; il donne ses répliques de façon à ce que le spectateur sache que Webb les a répétées des centaines de fois, tout en restant persuasif aux oreilles d’une Susie transie de sexe. Keyes est merveilleuse aussi, rendant crédibles les émotions conflictuelles de Susan. Losey dirige la scène de façon à ce qu’on réalise la fin de la liaison en même temps qu’eux, alors qu’ils agrippent tous les deux le montant du lit, fixant le lieu où ils ont couché ensemble. (…)
5 – Le meurtre de John Gilvray, bien qu’on s’y attende depuis longtemps déjà, est tout de même troublant par la façon méthodique dont s’y prend Webb, et la manière cynique qu’a Losey de répéter la première scène du film, cette fois avec un résultat fatal. Le seul défaut, malheureusement, vient du fait que les échanges inquiets en voix-off de Susan et John raccordent mal ensemble, pour la bonne raison que Keyes et Trumbo les ont enregistrés séparément – Trumbo faisant les siens en cachette. La victime qu’on voit n’est naturellement pas Trumbo, mais un acteur nommé Sheri Hall. Le rapide gros plan sur son visage provoque un choc : c’est la première fois qu’on aperçoit John Gilvray, et il est déjà mort. Mais ce que révèle le plan est plus choquant encore – à un moment dans la narration qui est audacieusement inhabituel : la différence d’âge énorme entre la jolie Susan et sa gargouille de mari. (…)
6 – A l’audience du médecin légiste devant le Grand Jury, Losey choisit ses jurés parmi les figures patriarcales les plus raides qu’il peut trouver – soulignant que le système est fait pour les hommes, dans un monde dominé par les hommes, et que ces hommes auront toujours plus de sympathie pour un policier apparemment rongé de remords que pour une femme dont le mari vient de se faire descendre sur sa pelouse. Tandis que Webb ment comme un bandit à la barre des témoins, Losey nous montre le médecin légiste en train de fixer le mur, l’air absent, en tout cas sans prêter la moindre attention à ce qui se dit. Cela ajoute une mesure de suspense – nous ne sommes pas sûrs de ce qu’il pense de Garwood. (…)
Ce qui importe dans la scène – le fait que Susan ne puisse admettre qu’elle connaît Webb, de peur que leur liaison soit découverte – est joué en filigrane. Un scénariste avec moins de talent et d’assurance aurait pu être tenté d’appuyer le trait, même d’opter pour un procédé aussi lourd qu’une voix off (elles pullulent dans les scénarios de l’époque) afin de rendre l’embarras de Susan plus évident. Losey laisse au contraire aux acteurs le soin de faire passer le non-dit, Susan faisant face à Webb directement – ce qui nous donne, écrit en gros, la Règle Numéro 1 du Film Noir : peu importe ce que vous faites, peu importe ce que vous dites – vous l’avez dans l’os. You are fucked.
7 – Trumbo passe alors directement à la phase suivante du plan incroyablement pervers de Webb, nous montrant ce dernier en train de rendre visite au frère de la victime, William Gilvray, dans sa pharmacie. Nous apprenons que Webb a quitté la police, et qu’il n’a pas arrêté d’envoyer des fleurs à la veuve Gilvray. Il nous mijote quelque chose, mais on ne sait pas exactement quoi. C’était la stratégie habituelle de Trumbo de maintenir le spectateur un pas derrière, pour mieux le faire passer à travers les chausse-trappes et les revirements de l’intrigue. (…) La scène dans la pharmacie est cruciale aussi parce qu’elle contient la première mention de l’impuissance de John Gilvray – un détail interdit par le Production Code, mais que les auteurs laissent intact ici, faisant fi des diktats. Détail qui ne pouvait d’ailleurs pas être enlevé, puisque l’intrigue ne peut fonctionner sans lui – le fait que Susan ne peut pas avoir d’enfant avec son mari est la clé du scénario. Même Trumbo, pourtant adepte à contourner le Code, savait que parfois il faut simplement dire les choses comme elles sont. Trumbo ajoute aussi un élément inattendu à la scène en indiquant que le gentil pharmacien détestait son propre frère. « On ne pouvait pas dire qu’il était facile à vivre. » Loin d’afficher la douleur à laquelle on pourrait s’attendre, c’est tout juste si William Gilvray ne félicite pas Webb d’être aussi bon tireur ! (…)
8 – Quand Webb rend visite à Susan, apportant fleurs et contrition, il n’est jamais tombé aussi bas – la façon dont il manipule la pauvre femme semble encore plus violente et cruelle que son meurtre de sang froid du mari. Le jeu psychologique auquel il s’adonne vous donne la chair de poule. Heflin joue Webb comme s’il croyait ses propres mensonges – mais un subtil changement de regard le trahit, rappelant aux spectateurs la nature calculatrice de Webb. Le coup de maître, là où Webb gagne son statut de psychopathe complet, c’est quand il avoue ses émotions – « D’accord, je voulais qu’il meure » – alors qu’il est en train de mentir éhontément sur la mort de son mari.
La maison des Gilvray a été un des « personnages » principaux depuis le début, et Losey s’en sert brillamment une dernière fois, pour évoquer la fin de la misérable relation qui avait existé entre ces murs. Les décors sont à ce propos superbes – jusqu’aux rectangles laissés par les cadres enlevés – et Arthur Miller souligne cela en laissant le soleil, filtré par les stores, projeter des ombres qui laissent les murs désolés, comme en ruine. Si la maison paraissait froide et rebutante auparavant, elle semble à présent moribonde. Le détail qui tue : Susan n’a pas empaqueté les disques de son mari – ils sont clairement visibles sur l’étagère en arrière plan, une façon d’indiquer qu’elle est symboliquement prête à laisser son souvenir derrière elle (du moins le pense-t-on). Une autre touche merveilleuse : les gros gants de travail que porte Susan – elle ne peut supporter les vestiges de la vie qu’elle a vécue dans cette maison, et les gants la font paraître plus hagarde et perturbée, tandis qu’elle laisse libre cours à toutes les rageuses émotions contradictoires qu’elle ne pouvait exprimer devant les jurés. Keyes est particulièrement bonne à faire sentir toute l’anxiété et toute la confusion de Susie. La scène se termine brillamment, avec Webb qui demande, « Tu me crois, n’est-ce pas ? », et Susan qui dit « Oui, oui, oui » ; Webb prononce alors ce seul mot, « Baby ». C’est une façon inspirée d’amener ce qui suit, projetant l’histoire dans une direction inattendue. (…)
9 – L’histoire change du tout au tout, une scène de nuit sur une route du Nevada, l’image même de la désolation, avant de passer encore à la vitesse supérieure quand Webb et Susan descendent de voiture pour entrer dans une version ripolinée de la vie conjugale droit sortie d’un feuilleton de télévision. Nous sommes dans le motel que Webb vient d’acheter, et celui-ci paraît un autre homme, ravi d’avoir enfin ce qu’il a toujours voulu, et – en bon sociopathe – il a complètement effacé de son esprit le prix qu’il lui a fallu payer pour l’avoir. Susan a l’air heureuse et touchante, une vraie Lucille Ball, et la femme qui s’occupe du motel (louise Lorimer) est une comédienne enjouée. Jusqu’à la musique de Lyn Murray qui se met à imiter la plus bénigne des ritournelles de sitcoms, reprenant habilement Baby, déjà entendue au début du film. Tout ceci, bien sûr, est un coup monté – ne servant qu’à révéler l’artificialité du bonheur domestique auquel aspirent si illusoirement ces deux personnages. Il y a un moment amusant et bien vu lorsque le couple s’enregistre au motel et que Webb renifle une liaison illicite, sans doute entre patron et secrétaire ; Webb se contente de sourire – après tout, c’est un psychopathe, pas un hypocrite. Webb inspecte le bureau du motel (tout comme il avait inspecté la maison de Susie au début), rayonnant de savoir qu’il a décroché le gros lot – qui est, dans son idée, de faire de l’argent sans travailler. Un motel sur la route de las Vegas pourrait sembler un pari sûr, mais Trumbo laisse planer un doute en introduisant une machine à sous dans la scène, sa manière de suggérer que les meilleurs plans ne sont jamais que des jeux de hasard.
Susan et Webb n’ont droit qu’à approximativement 90 secondes de bonheur avant de se faire rattraper par le passé. La version saccharine de Baby tourne au vinaigre quand Susie, défaisant leurs valises dans la « suite nuptiale », découvre le pistolet de Webb. C’est ingénieux de montrer l’arme enveloppée et scotchée ; cela n’a pas grand sens, mais c’est visuellement plus intéressant, plus sinistre et inquiétant que si elle trouvait le pistolet rangé comme il faut dans son holster.
10 – La nuit de noce est peut-être la meilleure scène du film, et assurément la plus triste. Garwood, offrant le pénible spectacle du type faussement sophistiqué en veste d’intérieur et foulard, prépare les cocktails alors que les semi-remorques dehors font trembler les murs de ce motel pourri, pendant que sa femme attend bien sagement dans son lit jumeau, requis par le code de production. En plus de l’aspect illusoire de tout ça, la scène est intéressante du point de vue de la structure : c’est ici que l’histoire se retourne – Webb a fait des pieds et des mains pour réaliser sa risible ambition (s’acheter un motel), mais à partir de ce moment, le film est sur ce que veut Susan. Les manigances de Webb ont beau avoir monopolisé notre attention, l’horloge biologique de Susie – son désir d’avoir un enfant – a fait tic-tac en arrière plan depuis le début.
Il y a ce moment étonnant quand Susan annonce qu’elle est enceinte : Webb se met à pleurer. Elle s’imagine un instant que ce sont des larmes de joie, avant de réaliser que son mari est dévasté. Et là il convient de considérer non seulement l’étrangeté paniquante de la scène, mais aussi la difficulté à laquelle les auteurs étaient confrontés pour la mettre sur l’écran : aussi clairement et délicatement que possible, Trumbo a créé un retournement à propos d’une femme qui s’est fait mettre enceinte au cours d’une liaison illicite – et il a réussi à présenter cet embarras de façon crédible sous l’œil vigilant des cathos du Production Code, les mêmes qui ne permettaient même pas aux couples mariés de coucher dans le même lit. (…)
Losey laisse la scène se dérouler tranquillement, et Heflin et Keyes sont exceptionnels – la peur, le doute et le regret, tout cela se lit sur leur visage en même temps. La photographie de Miller est parfaite, la lumière tamisée de la chambre révélant juste ce qu’il faut ; tout est lisible, mais ne serait-ce qu’un watt de plus aurait ruiné l’atmosphère triste et solitaire.
Le reste de la scène – encore un long plan séquence, dont Losey a le secret – énumère, pour ensuite les abattre (comme des pipes à la foire) chaque solution rationnelle à l’impasse du couple. Trumbo sait que le spectateur se dit, « pourquoi ne font-ils pas ceci, ou cela ? », et il élimine chaque option aussi rapidement et efficacement que possible, pour arriver à l’issue qu’il veut. Les acteurs n’ont jamais autant de valeur, ne sont jamais aussi cruciaux, que quand on leur demande de ne rien faire d’autre que de débiter des points d’exposition – si toutefois ils sont capables de faire ça de façon convaincante tout en creusant leur caractérisation par fa même occasion. Keyes – et surtout Heflin – s’en acquittent brillamment. On a rarement fait mieux à l’écran. Après ces brefs moments de bonheur – moins de deux minutes au total -, Webb et Susie sont retombés dans leur cloaque moral réduits à tourner en cage dons une chambre de motel au milieu de la nuit, sans la moindre idée de comment ils vont négocier le reste de leur vie. Ils sont retournés à leur point de départ, mais en pire. Se reporter de nouveau à la Règle du Film Noir Numéro 1. (…)
11 – Trumbo tenait à l’étrangeté de son final dans la ville fantôme, la preuve en est qu’il va jusqu’à ramener Bud Crocker juste à temps dans le film pour dire la réplique, « Ouais, on dirait bien que ce vieux Webb a vraiment réussi son coup » – avant de couper sur un plan de la Cadillac incrustée de poussière, assaillie par une tempête de sable au milieu de nulle part. Le nombre de révisions qu’on peut voir sur le script de Losey semblerait indiquer que beaucoup de gens avaient des doutes sur cette dernière partie. Des changements ont pu avoir été effectués, mais il ne fait aucun doute que Trumbo œuvrait vers cette fin depuis le début. (…) Le retournement le plus inattendu est la façon dont Susie et Webb s’adaptent à la vie de cambrousse : une fois seuls dans le « trou du cul de la création » (comme Crocker appelle Calico), ils semblent parfaitement heureux, en dépit de l’absurdité de leur situation. Contrairement à son précédent mari, Webb est avec Susie à tous moments, et la cabane délabrée qu’ils occupent ressemble plus à un foyer que la grande maison qu’elle a laissée derrière elle. Ils ont l’air de s’accorder dans la domesticité, et Webb est plus chaleureux et plus charmant à présent que l’attrait des choses matérielles lui a été enlevé. Pour un bref instant, les auteurs les laissent (eux et les spectateurs) imaginer qu’ils pourraient peut-être, contre toute attente survivre à leurs illusions – devenir un couple « retour à la terre » avant la lettre, dans une sorte de campement à la Burning Man.
Le retour de John Gilvray, via phonographe, détruit l’idylle. C’est la façon diabolique qu’a Trumbo d’asséner un des principes fondamentaux du film noir : on n’échappe jamais à son passé. C’est un moment agressivement drôle, ,un des morceaux d’humour noir que Trumbo injecte dans les scènes de Calico, comme la photo de mariage sur la table de nuit au milieu de la désolation et de la saleté ambiantes. Quand Webb dit a Susie, une fois qu’elle a accouché, « On dit que c’est le moment le plus heureux dans la vie de quelqu’un » on pourrait pratiquement entendre Trumbo se tordre de rire en écrivant ça à son bureau. La réaction de Keyes (« C’est vrai ? ») n’a pas de prix.
Les gens du Production Code avaient de nombreux griefs à faire valoir au sujet de la fin : « Alors que la faute et le crime des amants sont dramatisés en d’infinis détails, le châtiment est expédié en quelques brèves scènes à la fin ». Ceci devait être rectifié, et la suggestion de Joe Breen était « d’avoir de l’activité policière à divers points de l’intrigue pour qu’on sente bien que tout ça va mal se terminer, et qu’on n’ait pas l’impression durant tout le film que Webb va s’en tirer aux yeux de la loi – sinon émotionnellement – et échapper aux conséquences de ses fautes graves et de son crime. » Quant à la confession de Webb à propos du meurtre de John Gilvray (« Bien sûr que je l’ai tué – tout le monde sait ça ! »), Breen exprimait le sentiment qu’il était essentiel qu’elle soit un acte de contrition véritable. Il exigeait que la confession soit changée : Webb admettait la vérité à Susan « parce qu’il savait que leur relation ne pourrait être permanente si sa fondation était immorale: » Selon Breen, « Si elle est bien conçue, cette scène pourrait apporter une voix puissante et convaincante pour la moralité, dans laquelle le pécheur se condamne lui-même, et énonce les valeurs morales qui conviennent a leur présente situation. » (…)
12 – Dans sa fuite, Webb tombe sur les Crocker qui foncent droit sur lui sur la route étroite. (…) Ici cela fonctionne et c’est entièrement justifié, parce que depuis le début la relation avec les Crocker est un miroir de celle entre Webb et Susan. C’est donc bien vu, même essentiel, qu’ils fassent une dernière apparition. Et le plus inspiré de tout, c’est qu’ils font toute cette route … pour finalement la bloquer ! Webb ne leur accorde pas un regard, et Bud et Grace sortent du film presque aussi vite qu’ils y sont retournés (Kubrick fera quelque chose de similaire, mais en plus meurtrier, avec le personnage de Scatman Crothers dans The Shining.) « L’activité policière » que recommandait Breen arrive comme à la parade, les flics mettant Garwood dans leur mire alors que celui-ci, inexplicablement mais symboliquement, tente d’escalader un vertigineux terril de déchets industriels. Losey adorait ce genre de métaphore qui suggérait la futilité de « l’ascension » sociale de Webb ; les cadrages et compositions sont frappants, même si les raccords du montage laissent un peu à désirer.
Losey offre un dernier plan désolé sur Susie, en train de mesurer son mauvais goût en matière d’hommes. Son avenir reste dans une ambiguïté complète. Heureusement, les auteurs résistent au mélodrame et ne nous font pas le coup de faire revenir les Crocker pour dire quelques paroles doucereuses sur le cadavre de Garwood. En fait d’épitaphe, cependant, on peut aisément imaginer Grace Crocker seriner Littel ol’ Bud pendant toute la route du retour à Los Angeles – « Je te le disais depuis le début, que Weeb Garwood était un pourri ! » [Clandestine Grandeur – Eddie Muller / The Prowler – Art Of Noir – Wild Side Video (2011)]
Van Heflin est né en Oklahoma sous le nom d’Emmett Evan Heflin, il passa sa jeunesse à bourlinguer autour du monde dans la marine marchande, un peu comme ses contemporains Robert Ryan et Sterling Hayden. Ses parents, qui avaient amené la famille en Californie quand Heflin était encore enfant, durent user d’artifices pour que leur fils arrête ses pérégrinations et fasse ses études. Heflin choisit le théâtre, tout en restant indifférent aux arts dramatiques, même s’il a vite progressé des pièces scolaires à la radio, via le théâtre professionnel, jusqu’à un contrat avec la RKO au milieu des années 30. Son premier essai à Hollywood fut un bide, et il retourna à Broadway, où il eut la chance de se retrouver en face d’une actrice qui elle aussi avait été rejetée par Hollywood : Katharine Hepburn. La pièce était The Philadelphia Story, les critiques étaient dithyrambiques, et avant que la pièce ne termine son engagement, les deux acteurs étaient de nouveau dans les bonnes grâces d’Hollywood.
Heflin signa un contrat avec MGM à la fin des années 30, et en l’espace de deux ans remporta un Oscar pour son second rôle dans Johnny Eager (1941) (Johnny, roi des gangsters), dans lequel il jouait un ivrogne, le copain dessalé et cynique de la vedette Robert Taylor. La clé du succès de Heflin au cinéma – et de sa réputation d’actors’ actor, le genre d’acteur surtout apprécié de ses pairs – était un visage qui pouvait passer du charmant au répugnant avec un minimum d’effort. Ceci faisait de lui l’acteur idéal dans le monde ambigu du film noir, où son charme hâbleur cachait des lames de fonds sinistres dans des films comme The Strange Love of Martha Ivers, Possessed et Act of Violence. Le casting de Heflin dans The Prowler était encore facilité par ses affinités politiques avec les auteurs du film. (…) Mais ce qui avait plus que tout poussé Losey à le choisir, c’était certainement sa prestation dans Act of violence, sorti en décembre 1948, dans lequel il fait une crise de culpabilité très similaire à ce que fait Garwood à la fin du Prowler quand il cherche furieusement à se disculper. Les deux sont des exemples de films noirs presque parfaits, et les crises nerveuses de Heflin sont au centre émotionnel de chacune des œuvres. [Clandestine Grandeur – Eddie Muller / The Prowler – Art Of Noir – Wild Side Video (2011)]
Evelyn Keyes dira plus tard que Susie Gilvray avait été Ie meilleur rôle de sa carrière, en grande partie parce qu’il il avait forcée à puiser largement dans son « imagination d’actrice ». C’est que l’expérience d’Evelyn à Hollywood n’avait rien de commun avec celle de Susie – Keyes avait eu de la chance, et souvent. En dépit d’être arrivée du fin fond de la Géorgie sans aucun piston et avec un accent de pèquenaude à couper à la hache, elle avait charmé Cecil B. DeMille en remontant sa jupe pour lui montrer ses jambes, et il l’avait immédiatement placée sous contrat exclusif. Le reste avait été plutôt facile. Si elle n’était pas exactement devenue une actrice de premier plan durant son séjour à la Columbia, elle s’en était à peine aperçue : elle était trop occupée à se payer du bon temps, gagnant un bon salaire juste pour être « adorable » à l’écran, et dans la vie réelle à se faire courtiser par tout ce qu’Hollywood comptait de viril et de talentueux : Charles Vidor, John Huston, Mike Todd, Artie Shaw – sans parler de ses peccadilles avec Kirk Douglas, Sterling Hayden, et bien d’autres. Même si on ne pourrait la taxer de promiscuité (surtout si on la compare à ses maris dans ce domaine), Miss Keyes n’était certainement pas contre les aventures. En d’autre termes, rien de comparable à Susie Gilvray. Keyes n’a jamais voulu d’enfants, et a eu recours à des mesures extrêmes pour éviter d’en avoir, y compris deux avortements, dont un faillit la tuer. Ironiquement, sa spécialité au cinéma était justement d’accoucher. Les producteurs la voyaient comme l’image même de la femme féconde, spécialement dans des histoires qui réclamaient qu’elle accouche dans des conditions difficiles, de préférence dans des trous perdus. Avant The Prowler, elle avait joué la vedette dans Mrs. Mike (1949), où elle était mariée à un officier de la police montée canadienne (Dick Powell], et commençait à avoir ses contractions au fin fond du Yukon. On parfait d’elle pour une nomination aux Oscars pour ce rôle, mais 1950 était une année faste pour les actrices : Gloria Swanson dans Sunset Boulevard, Bette Davis et Anne Baxter dans AIl About Eve, Eleanor Parker pour Caged (Femmes en cage, John Cromwell], Judy Ho]liday dans Born Yesterday (Comment l’esprit vient aux femmes)… il n’y avait pas de place pour Keyes dans cette catégorie. Même si elle n’était pas très sûre de son instinct maternel, Keyes avait tout fait pour devenir enceinte et donner à John Huston le fils qu’il désirait par-dessus tout. Cela consistait surtout à faire des piqûres de vitamines à son mari pour augmenter son taux de sperme, que les docteurs avaient déterminé comme étant le problème. Ironiquement, c’est après leur divorce que le traitement a finalement payé – quand la danseuse Ricki Soma, la quatrième épouse de Huston, lui a donné deux enfants, Tony et Anjelica.
Quant au Prowler, Keyes n’avait que du bien à dire de Losey : « Joe était le réalisateur complet, en ce qui me concerne. Il était si fin et subtil, qu’il pénétrait vraiment le personnage… il connaissait tous les rôles et ce que les acteurs pouvaient leur apporter, peut-être mieux que nous-mêmes. » [Clandestine Grandeur – Eddie Muller / The Prowler – Art Of Noir – Wild Side Video (2011)]
Catégories :Le Film étranger, Le Film Noir
Hey very interesting blog!
J’aimeJ’aime