Histoire du cinéma

Les Nouvelles héroïnes

Dans le climat dramatique de la dépression, le cinéma créa un nouveau type de femme  celle qui cherche, avec bien des contradictions, à affirmer une personnalité propre.
Jusqu’en 1927, le cinéma avait été par définition un moyen d’expression purement visuel ; l’action étant considérée comme une prérogative masculine, la femme était habituellement employée dans des rôles de second plan. Même quand tout le poids de l’intrigue reposait sur l’actrice, celle-ci ne représentait que l’élément catalyseur pour l’homme et se conformait totalement à la conception masculine de la sexualité. [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas – 1982]

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Katharine Hepburn

Le parlant émancipe la femme

En 1913, une romancière à succès Elinor Glyn, écrivait dans Harper’s Bazaar : « Pour toute jeune femme avisée le mariage représente l’idéal à atteindre parce que cela donne un sens à sa vie. » Glyn elle-même écrira le scénario de It (1927), où Clara Bow jouait le rôle d’une flapper, gamine espiègle qui trouvait une sorte de rédemption dans le mariage.

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Clara Bow (à gauche sur le cliché) la plus célèbre flapper des années 20, en compagnie de l’écrivain Elinor Glyn.

A la fin des années 20, l’irruption du parlant eut deux conséquences pour les actrices de cinéma. En premier lieu, on assista à un renouvellement : les vedettes du muet qui ne surmontaient pas l’obstacle durent céder la place à de nouvelles venues. En second lieu, le parlant, en éliminant les brefs sous-titres du muet, commentaire indispensable de l’action filmique, fournissait à la femme un rôle important dans le dialogue serré qui allait dominer dans les films des années 30. Mais ces changements, qui favorisaient les personnages féminins à l’écran, ne correspondaient pas toujours à la réalité. Car, aux Etats-Unis, la femme qui travaillait fut soudain marginalisée par la crise ; elle se retrouva tout à coup au cœur de la lutte pour de meilleures conditions de vie.

Les héroïnes des films du début des années 30 étaient souvent des jeunes femmes actives, recherchant à la fois un emploi et des possibilités d’expression, ainsi qu’une liberté sexuelle sans commune mesure avec celle des générations précédentes. Malgré leur aspiration à une vie différente, elles finissaient toujours par revenir à la vieille philosophie masculine et à sa conception de la sexualité, sanctifiée par le mariage, sur fond sonore de mille violons sirupeux. Cependant ces héroïnes actives et insérées dans le monde du travail donnaient une nouvelle image de la femme et, ce qui est le plus important, prenaient enfin conscience de leur place. C’est en exploitant justement cette nouvelle donnée que Katharine Hepburn, Jean Arthur, Miriam Hopkins, Rosalind Russell et Irene Dunne parvinrent rapidement à la célébrité et firent oublier les flappers des années 20.

Le triangle bourgeois

Ces nouvelles héroïnes de l’écran jouaient dans des films qui étaient tous produits et dirigés par des hommes (l’exception qui confirme la règle étant la cinéaste Dorothy Arzner). Lubitsch lui-même ne sut pas rompre avec les critères «masculins» qui dominaient la production cinématographique ; pourtant, durant les années 20, il avait montré l’intérêt qu’il portait aux problèmes des libertés sociales et sexuelles fût-ce dans des cas très particuliers et à l’intérieur de systèmes sociaux rigides. En 1932, il tourna Trouble in Paradise (Haute Pègre, 1933), Design for Living (Sérénade à trois), tous deux interprétés par Miriam Hopkins, l’un des plus charmants sex-symbols des années 30. Les deux films décrivaient la situation d’une femme aux prises avec deux hommes. Dans le second, elle était Gilda Farell, amoureuse de deux hommes, le peintre George Curtis (Gary Cooper) et l’écrivain Tom Chambers (Fredric March) ; sa situation était d’autant plus délicate qu’eux-mêmes l’aimaient avec passion. Pour résoudre le problème, ils acceptaient la solution d’un ménage à trois dans lequel elle jouerait le rôle de mentor ou de conseillère, jamais d’amante. Pendant que Tom se rend à Londres pour la première d’une de ses comédies, Gilda épouse George ; à son retour, Tom, profitant de l’absence du mari, réussit à vaincre les résistances de Gilda. Inévitablement, c’est le drame et, dans l’impossibilité de trouver un équilibre, la jeune femme divorce et se remarie avec le vieux Max Plunkett (Edward Everett Horton). Gilda, revoyant par hasard ses anciens amants, leur révèle l’échec de cette mésalliance et décide immédiatement d’y remédier en reprenant leur ménage à trois, mais en évitant les rapports sexuels. Le film se conclut ainsi sur la seule solution qui permet à Gilda de ne pas être malheureuse tout en gardant une certaine forme d’indépendance : sacrifier sa sexualité et celle de ses amants à une relation libératrice avec les hommes qu’elle aime.

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Sérénade à trois (Design for Living) d’Ernst Lubitsch (1933), avec Miriam Hopkins, Gary Cooper, Fredric March

Un cheminement identique est présenté, avec plus de force encore, dans un autre film de Lubitsch, Angel (1937) : Marlene Dietrich, mariée au riche diplomate sir Frederick Barker (Herbert Marshall), doit choisir entre l’amour conjugal (son mari l’aime selon les vieux schémas traditionnels, comme un propriétaire aime un objet de valeur) et son amour passionné pour Anthony Helton (Melvyn Douglas) qu’elle a rencontré par hasard lors d’un voyage à Paris. Ce dernier, qui a beaucoup plus de temps à lui consacrer que son mari, noyé dans les affaires, la considère comme un « ange ». Maria accepte passivement ce culte tout en se dévouant à son mari. Son attitude n’apparaît pas comme celle d’une femme libre, puisqu’elle dépend totalement d’un monde d’hommes. Une fois de plus, Lubitsch dénonçait une société qui est celle de la frivolité et des faux sentiments, qu’elle soit composée d’aristocrates britanniques ou de bourgeois français ou américains.

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Angel d’Ernst Lubitsch, interprété par Marlene Dietrich, Herbert Marshall et Melvyn Douglas (1937).

Les femmes reporters

Durant les années 30, une des professions les plus fréquemment jouées par les nouvelles héroïnes fut celle de reporter, un rôle qu’elles interprétaient avec une sensibilité et une droiture tout à fait inaccoutumées pour un genre de travail qui réclame plutôt une certaine dureté et un esprit retors.
Mais leur réelle aptitude à exercer ce métier exigeant était toujours contrariée par leur délicatesse, vertu qui confirmait qu’en dehors du mariage elles n’étaient bonnes à rien.

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L’Extravagant Mr. Deeds de Frank Capra (1936) avec Jean Arthur et Gary Cooper

Deux films illustrent particulièrement bien cette conception : Mr. Deeds Goes to Town (L’Extravagant M. Deeds, 1936) de Frank Capra, His Girl Friday (La Dame du vendredi, 1940) de Howard Hawks. Dans le premier, le reporter Babe Bennett (Jean Arthur) fait un scoop journalistique sur l’aventure de Longfellow Deeds (Gary Cooper), jeune musicien de province qui hérite d’une fortune et se rend à New York afin de prendre possession de ses biens. Ce « CendrilIon» d’un nouveau type, objet des sarcasmes de la jeune journaliste, devient aussi pour elle l’espoir d’une vie différente, loin de la corruption qui règne dans le monde de la presse. Babe Bennett finit par comprendre que le mariage avec Deeds et leur vie conjugale à Mandrake Falls (la ville natale de Longfellow) représentent pour elle la seule manière de se réaliser. Dans His Girl Friday, c’est aussi un rôle de reporter qu’incarne Rosalind Russell. Hildy Johnson vient de divorcer de Walter Burns (Cary Grant), qui est aussi son rédacteur en chef, et veut se remarier avec Bruce Baldwin (Ralph Bellamy), ce que Walter n’arrive pas à accepter. Encore une fois l’intrigue ne sert qu’à renforcer les conventions sociales : Hildy ne peut concevoir une existence indépendante, c’est-à-dire sans homme ; elle est donc contrainte de choisir entre la sécurité matérielle représentée par Bruce et sa carrière qui l’oblige à travailler avec son ex-mari. Finalement, elle revient à sa profession et renoue avec Walter, en tout bien tout honneur évidemment.

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La Dame du vendredi (His Girl Friday) réalisé par Howard Hawks (1940) et appartenant au genre de la « screwball comedy », avec Rosalind Russell et Cary Grant

Une femme indépendante

Mais l’héroïne la plus forte du cinéma américain des années 30 fut sans doute Katharine Hepburn. Son tempérament et son genre de beauté, à l’opposé du mystère de la femme mythifiée (Greta Garbo) et de l’érotisme trouble de l’inaccessible femme fatale (Marlene Dietrich), faisaient d’elle le type même de cette femme nouvelle pour laquelle la sécurité du mariage n’est pas le but de la vie. Hepburn était la femme pragmatique dont la volonté d’agir était égale, sinon supérieure, à celle d’un homme.

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En vingt ans à peine, la condition de la femme, au cinéma du moins, a beaucoup évolué. Katharine Hepburn fut l’exemple le plus accompli de cette nouvelle génération d’héroïnes de l’écran. Elle incarna la femme décidée à conquérir son indépendance dans tous les domaines. C’est ainsi qu’elle apparut dans « La Rebelle » dans un personnage qui assumait sans honte sa condition de fille-mère. « A Woman Rebels » de Mark Sandrich (1936).

Dans son deuxième film, Christopher Strong (La Phalène d’argent, 1933), elle créa un personnage auquel elle allait s’identifier tout au long de sa carrière : Cynthia Darrington, une aviatrice dont la plus haute ambition est de devenir pilote professionnel, tombe amoureuse de Sir Christopher Strong (Colin Clive). Celui-ci l’aime passionnément, mais n’a pas le courage d’abandonner sa femme pour elle. Il aimerait cependant que Cynthia renonce à ses ambitions. Elle accepte, mais se rendant compte qu’elle est enceinte, elle décide de participer à une épreuve pour battre le record d’altitude. A 9000 m, elle jette son masque à oxygène et perd le contrôle de l’appareil. Ce suicide est une sorte de démission devant les problèmes que lui posait le dur apprentissage de la liberté et de l’indépendance. En outre, dans le cadre strictement moralisateur de Hollywood, seule la mort pouvait racheter la « faute » de la jeune femme.

Cette difficile conquête de l’indépendance est également au cœur de Little Women (Les Quatre Filles du docteur March. 1933). Katharine Hepburn y tient le rôle de Jo, une jeune femme qui ne parvient à devenir écrivain qu’au prix du renoncement à l’amour (son amant épousera une de ses sœurs), Jo se mariera donc avec un professeur âgé dont l’appui lui est nécessaire pour réaliser ses ambitions. En 1935, dans Break of Hearts (Coeurs brisés), Hepburn est un compositeur qui cède à l’amour d’un chef d’orchestre, Robert (Charles Boyer), avec qui elle se mariera. Les infidélités répétées de ce dernier l’amèneront à le quitter pour un garçon beaucoup plus jeune qu’elle. Cette liaison sera de courte durée car la jeune femme revient à son mari pour le sauver de la déchéance de l’alcoolisme.

Dans Sylvia Scarlett (1936), Hepburn brouille les pistes de sa féminité en se faisant passer pour un adolescent ; elle abandonnera ce déguisement «confortable» pour conquérir l’homme qu’elle aime et l’arracher aux flatteries d’une vamp. Sylvia Scarlett est une stupéfiante variation sur le subtil érotisme de Katharine Hepburn et chacun de ses plans témoigne d’un raffinement et d’une perfection qui sont ceux de la MGM de l’âge d’or, magnifiés par un auteur authentique : Cukor.
Dans A Woman Rebels (La Rebelle, 1936), où elle incarne une militante de l’époque victorienne qui lutte pour l’émancipation des femmes, Hepburn a même un enfant illégitime et devient directrice d’une revue féminine, mais comprend en fin de compte qu’elle est amoureuse de son fidèle soupirant et succombe alors au mariage.

Des personnages négatifs

Le critique Molly Haskell, dans son ouvrage «From Reverence to Rape », a suggéré que la sexualité et l’agressivité des héroïnes des années 30 envahirent le cinéma après l’application du code Hays en 1934 qui stipulait en effet que « les femmes pouvaient nouer des relations sexuelles et séduire les hommes, voire incarner certains traits typiquement masculins, sans pour autant être classées comme « non féminines ou agressives » », Toutefois, bien que le code ait pu exercer une influence sur la manière de présenter la femme – elle ne pouvait plus apparaître en déshabillé ou dans des poses trop aguichantes -, il ne put diminuer l’intérêt pour les choses du sexe, qui était propre au cinéma. Le code Hays, manifestation de l’éthique patriarcale puritaine qui est à la base de la société américaine, édicta des prescriptions rigoureuses à l’égard de la production, mais celles-ci ne furent pas appliquées à la lettre. De toute manière, quelles qu’aient pu être les limitations et les censures apportées par le code Hays aux personnages interprétés par Mae West et Jean Harlow, la sexualité agressive de ces dernières ne contribuait pas à l’émancipation de la femme.

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La Belle de Saïgon (Red Dust) de Victor Fleming (1932) avec Jean Harlow et Clark Gable

La bombe «sexy» incarnée par Harlow n’était certes pas, en effet une alternative possible aux conventions matrimoniales, pour ne rien dire de Mae West, si amorale et si libre dans son langage. De la même façon, les premiers films des années 30 interprétés par Garbo et Dietrich annonçaient déjà les personnages que les deux actrices allaient jouer dans leurs films suivants, mais ce qu’il y avait de révolutionnaire dans leur personnalité ambiguë restait dans l’ombre. On peut même dire que pour Garbo l’émotion sexuelle était sublimée par une certaine spiritualité. Comme dans Queen Christina (La Reine Christine, 1933), la bisexualité latente du personnage apparaissant de manière trop voyante, Garbo était dès lors condamnée à affronter une relation hétérosexuelle placée sous le signe d’un destin tragique, puis à porter le deuil de son amant et à subir une vie solitaire. Dans Camille (Le Roman de Marguerite Gautier, 1936), l’impossibilité pour l’héroïne de concrétiser son amour est une fois de plus résolue par la mort.

On peut presque en dire autant de Marlene Dietrich : plus qu’aucune autre star elle offrit, avec les films de Josef von Sternberg, des personnages de femmes qui se sont affranchies de la sujétion masculine, mais en apparence seulement. La personnalité même de l’actrice, d’une ambiguïté quasi androgyne, fut utilisée par le metteur en scène pour créer une femme fatale totalement mythique. Il est bien difficile d’affirmer que les héroïnes des années 30 étaient des femmes vraiment épanouies. Elles s’efforçaient de le paraître, mais leurs rôles ne leur facilitaient pas la tâche. Leurs aspirations à l’indépendance et à la liberté, qu’on ne qualifiait pas encore de « revendications » surnageaient à peine des flots sirupeux de l’amour romantique le plus traditionnel.

Retour au passé

La fin des années 30 vit une accentuation du conformisme social, si bien que l’image de la femme indépendante finit par apparaître tout à fait révolue. Dans une comédie musicale de 1937, High, Wide and Handsome (La Furie de l’or noir), ce recul est déjà perceptible. Irene Dunne incarne une femme de spectacle, Sally Watterson, qui tombe amoureuse du beau Peter Cortland (Randolph Scott) et l’épouse. Leur vie commence, heureuse, dans la ferme de Peter. Le rêve de ce dernier – construire une maison sur une colline – est anéanti par la découverte d’un gisement de pétrole. A partir de ce moment, Peter ne s’intéresse plus à sa femme (qui en profite pour sortir seule quand son mari travaille) ; Sally quitte le domicile conjugal et reprend, avec beaucoup de succès, sa carrière artistique. On devine la suite : elle finira par revenir vers Peter et l’aidera financièrement à combattre les spéculateurs qui s’acharnent contre lui. Dans la dernière scène, on voit le couple enfin réuni au pied d’un pipe-line d’où jaillit le pétrole, symbole phallique s’il en fût ! Ce dénouement heureux, le classique « happy end » consacre le double renoncement de la femme, d’abord à sa carrière, ensuite à son désir sexuel pour son mari dont toute l’énergie a été absorbée par les nécessités de l’économie capitaliste. [La grande histoire illustrée du 7ème art – Editions Atlas – 1982]

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