Abus de confiance, est tourné dans la foulée de Mademoiselle ma mère. Son scénariste, Pierre Wolff, vient du théâtre, où il a signé quelques pièces honorables. Dans sa présentation du film, Henri Decoin lui rend un hommage presque un peu trop appuyé : « Le texte de Pierre Wolff est déjà pour moi un grand ami, un ami sincère et désintéressé… Le jour où les auteurs dramatiques comprendront que, sur le plateau d’un studio, on y peut créer la vie comme sur le plateau d’un théâtre, ce jour-là le cinéma ne sera plus seulement une industrie, mais aussi un art. Pagnol la prouvé, Yves Mirande la démontré, et aussi Jacques Deval et Sacha Guitry… Demain, à ces noms-là, on ajoutera celui de Pierre Wolff, car, techniquement et littérairement, de la première à la dernière image, Abus de confiance est un film de Pierre Wolff. »

C’est, de la part de Decoin, faire preuve de beaucoup d’humilité, car le scénario de Wolff n’est pas exempt de facilités : une jeune fille à bout de ressources, Lydia (Danielle Darrieux) se fait passer pour la fille illégitime d’un grand homme de lettres, Ferney (Charles Vanel). L’épouse de celui-ci (Valentine Tessier) découvre la supercherie, mais se tait car Lydia, devenue avocate, réussit à l’émouvoir en défendant sa première cliente.

Ainsi troussée, une telle histoire pouvait donner lieu à tous les excès : accentuer le côté « pauvre orpheline », aviver la haine entre Lydia et la femme de Ferney, jouer sur les tentations mélodramatiques, etc. Dès les premières scènes, on sait qu’il n’en sera rien – et qu’on le devra à la finesse de mise en scène de Decoin et à son interprète idéale. Lydia, seule, suit le corbillard où repose sa grand-mère, d’un air absent. Elle est vêtue d’un grand ciré noir. En cette unique scène, muette, Decoin impose la dignité de son personnage, une détresse presque arrogante, comme fissurée par les terreurs secrètes de sa solitude, de sa beauté, du désir qu’elle inspire chez les hommes.

Les séquences consacrées à la descente aux enfers progressive de Lydia, qui ne parvient pas à trouver un travail, sont à l’image de cette rébellion farouche dans le refus absolu de l’abandon de soi, de sa morale, dans un monde voué au trivial, où les meilleures intentions peuvent cacher de sourdes envies. Dans un plan saisissant, on voit Lydia faisant sa toilette derrière son paravent, et son logeur qui, ignoblement, la guette par le trou de la serrure. La grâce et le vice. Mais aussi une attention très moderne à l’obscénité du quotidien, une sorte de populisme malveillant qui, c’est sûr, n’a plus rien à voir avec les ambiances fofolles de Mademoiselle ma mère et autres frivolités. On devine que, par amour plus que par scrupule, Decoin refuse à Lydia le destin sadien que sa déchéance prévisible pourrait suggérer. Ce doute même laisse un parfum dérangeant, à l’image de cette silhouette en noir qui parcourt les rues d’un triste Paris – où les hôtels ont encore des chambres « à la journée, à l’heure », et où les chanteurs des rues font des succès de refrains plutôt maussades.

Toute la partie où se monte et s’alimente la supercherie appartient effectivement à Pierre Wolff, comme le suggère Decoin. Malheureusement : le rythme devient pesant, démonstratif à l’excès et évoque, en moins bien, des scènes comparables du futur Premier Rendez-vous. On attend, avec impatience, la résolution du drame : Lydia, devenue avocate, doit défendre, pour sa première affaire, une femme qui a commis à peu près le même mensonge qu’elle. Au départ, on craint le pire – pour le récit comme pour l’actrice : trop jeune, trop solennel, trop mélo, trop décalé, trop « scène à faire ». Et puis, le miracle s’accomplit. Une jeune donzelle de 20 ans vous arrache des larmes comme si elle en avait quarante. Une actrice habituée aux rôles de jeune vierge alterne presque sans effort la ruse et la sincérité, pleinement consciente des pièges de sa prestation – peut-être pas dupe au fond, de ce ressort conçu pour le théâtre (comme toute scène de tribunal), mais pas forcément cinématographiquement pertinent.


Pourtant, ça marche – comme une scène proche de Retour à l’aube et, d’un coup, on voit Danielle Darrieux se métamorphoser en actrice. C’est, sûrement, injuste. Son talent d’actrice, elle l’a déjà prouvé. Et son rôle (cette partie de son rôle) n’est ni un contre-emploi, ni une composition. C’est une rupture, et elle parvient à l’incarner comme telle, non seulement sans sombrer, mais en s’y montrant plus qu’éblouissante, comme supérieure au texte ou à la situation, quoiqu’en écrive Decoin.


Abus de confiance est un film de couple, d’une totale confiance entre deux êtres qui sont comme en symbiose et qui, parallèlement à leur carrière cinématographique, multiplient les activités : grâce à Decoin, Danielle Darrieux monte pour la première fois sur scène, dans une pièce signée par son mari. « Jeux dangereux », pièce en trois actes, est créée le 5 janvier 1937 à la Madeleine (après l’avoir été à Bruxelles à la fin de l’année précédente). Danielle Darrieux y a pour partenaires Fernand Fabre, Enrico Glory et Marcel Delaître. La pièce est une comédie où deux amants qui s’adorent se suicident et se ratent, avant que l’amour ne triomphe.
Par ailleurs, sur le tournage de Port-Arthur dont, on l’a vu Decoin était scénariste, Danielle Darrieux a été approchée par Universal pour venir tourner à Hollywood. Les pourparlers finissent par aboutir ; elle signe un contrat de sept ans, qui lui permet de retourner en France tous les ans pour y tourner un film, et assure à son mari un droit de regard sur le choix des scénarios et des autres interprètes. Le 22 septembre 1937, Danielle Darrieux embarque sur le Normandie en compagnie de son mari. De nombreux artistes font, à peu près au même moment, le voyage, comme Duvivier, qui tournera le brillant mais impersonnel The Great Waltz (1937) ou Fernand Gravey, qui voyage en compagnie du couple, sur le même paquebot.


Dans une interview donnée en juin 1937, Decoin présage avec confiance de la future carrière internationale de sa femme : « Danielle ne doit aux Américains que huit semaines et deux films par an, tout en s’expatriant quelques mois chaque année, elle entend bien rester une française et une vedette du cinéma français. Elle fera aux Etats- Unis des films destinés aux Américains et en France des films destinés aux Français. » [Henri Decoin – Bibliothèque du film – Durante – Collection Ciné-Regards (2003)]


L’histoire
Lydia (Danielle Darrieux), qui vient d’enterrer sa grand-mère, est désormais seule à Paris. Étudiante en droit, elle ne reçoit aucun témoignage d’amitié de ses camarades. Alice (Yvette Lebon), sa seule amie, la pousse à se faire passer pour la fille d’une ancienne amante de Jacques Ferney (Charles Vanel )dont elle a retrouvé le journal. Criblée de dettes, Lydia repousse les ignobles avances de son logeur, et se résout à se rendre chez Ferney, mais ne parvient pas à mentir. Celui-ci la relance chez elle, tout comme Pierre (Pierre Mingand), un de ses étudiants, déjà amoureux de Lydia. Mme Ferney (Valentine Tessier) soupçonne quelque chose, Ferney lui avoue tout. Lydia s’installe chez les Ferney, où elle apporte joie et jeunesse. Mme Ferney, qui a des soupçons, comprend auprès d’Alice que Lydia n’est pas la fille de Ferney. Mais pour sa première d’avocate Ferney. Lydia défend une jeune fille qui a commis un crime comparable au sien. Elle est si convaincante que Mme Ferney cache la vérité à son mari, et les deux femmes décident de garder le secret.

HENRI DECOIN : UN FIS D’AMÉRIQUE
Henri Decoin promenait un regard vif et intéressé sur les méthodes de travail américaines. Déjà, au temps de la U.F.A. et des studios de Neubabelsberg, il était séduit par cette organisation bien huilée du travail d’équipe qui aboutit à la perfection technique. Il s’ingénie à saisir également le tour de main, les secrets de fabrication, qui, assimilés, digérés, donnent aux films cette sensation euphorique de mécanique admirablement réglée, de fini, de poli. On pourra constater, dès son retour en France, qu’il saura appliquer intelligemment à la production française, le fruit de ses observations.
Les extraits

HENRI DECOIN : CÉSAR À L’HEURE ALLEMANDE
Les Inconnus dans la maison obtint un très beau succès. La publicité s’établit sur le nom de Raimu, regagnant les studios parisiens – à contre-cœur, semble-t-il – comme l’a prouvé ensuite le jeu du chat et de la souris qu’il mena avec les agents allemands de la Continental, mais aussi sur les tendances sociales de l’œuvre axées sur les problèmes de la jeunesse.

RETOUR A L’AUBE – Henri Decoin (1938)
Un soir de mai 1938, une foule immense accueille à la gare Saint-Lazare Danielle Darrieux et de son mari de retour d’Hollywood. Ils commencent rapidement le tournage de ce qui va devenir le plus beau film de cette période, Retour à l’aube. Adapté d’une nouvelle de Vicky Baum, le film est tourné en partie en Hongrie. Le thème évoque les courts romans de Stefan Zweig par sa simplicité : Anita Ammer, femme du chef de gare d’une petite ville de province, doit se rendre à Budapest pour toucher un héritage. Elle y passera une nuit qui changera sa vie pour toujours.

PREMIER RENDEZ-VOUS – Henri Decoin (1941)
Micheline (Danielle Darrieux) rencontre l’homme avec lequel elle correspond depuis l’orphelinat, et dont elle est tombée amoureuse. Voyant sa déception, celui-ci, un vieux professeur (Fernand Ledoux) prétend être venu en lieu et place de son neveu (Louis Jourdan). Mis dans la confidence, d’abord réticent, celui-ci finira par épouser Micheline. D’une certaine manière, le scénario résume la forme. Premier Rendez-vous sera un film d’apparences.

RAZZIA SUR LA CHNOUF – Henri Decoin (1954)
Rebondissant sur le succès surprise de Touchez pas au grisbi, Gabin se lance en 1954 dans l’aventure de Razzia sur la chnouf. Un polar qui, grâce à l’habileté du cinéaste Henri Decoin, rejoindra tout naturellement la liste des grands films de l’acteur. Dans ce film, Gabin peaufinera le personnage qui dominera la seconde partie de sa carrière : le dur à cuire impitoyable mais réglo.
- [la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – LE CHARME VÉNENÉUX D’AUTANT-LARA (7/10)
- L’ESSOR DE LA COMÉDIE À L’ITALIENNE
- RIO BRAVO – Howard Hawks (1959)
- [la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – L’HOMME AU PIÉDESTAL (6/10)
- [la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – CALVACADES ET PÉTARADES (5/10)
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Catégories :Le Film français

