Le Film français

PREMIER RENDEZ-VOUS – Henri Decoin (1941)

À l’automne 1940, une société de production de films dont la raison sociale est Continental Films est créée. Le premier gérant de cette société est Alfred Greven – il le restera jusqu’à la disparition de la société, qui produira trente des deux cent vingt films mis en chantier pendant quatre ans. Les premiers metteurs en scène engagés sont Maurice Tourneur, Marcel Carné, Christian-Jaque, Georges Lacombe et Léo Joannon. Carné sera le seul à ne jamais tourner pour la société. Pour la Continental, Decoin va tourner cinq films. Pour lui, Alfred Creven n’est pas un inconnu : il l’a rencontré sur les plateaux de Neue Babelsberg, notamment sur le tournage du Domino vert, dont Greven était directeur de production. Comme le note Jean-Pierre Jeancolas [Quinze ans d’années trente, Ed. Stock, 1983] « quand Greven, le patron, reçoit dans son bureau des Champs-Elysées Henri Decoin, Henri-Georges Clouzot ou Raoul Ploquin, ils ont des tas de souvenirs communs à évoquer ».

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Si, juridiquement, Continental Films est une société de droit français, elle est bien dirigée par des Allemands. Si, idéologiquement, Alfred Greven écrivait à Raoul Ploquin, directeur du Comité d’organisation des industries cinématographiques (créé par Vichy) « qu’aucun des films de la Continental n’aurait la moindre couleur politique et que toute forme de propagande en serait radicalement exclue », objectivement, la société et son activité vont servir les intérêts allemands. Si, moralement, les artistes engagés dans cette voie ont toujours su trouver (après coup) les excuses nécessaires, ils n’en ont pas moins collaboré avec l’occupant. Decoin est de ceux-là. Il ne servirait à rien de le nier, encore moins de faire croire qu’il s’agissait pour lui d’une couverture pour mener des activités de résistance. Henri Decoin a tourné six films entre 1941 1944. Certains sont médiocres, d’autres réussis. L’un compte parmi ses meilleurs Les Inconnus dans la maison. Il sera, un temps, interdit à la Libération. Comme le dit Jean-Pierre Jeancolas, si tous ces artistes ont collaboré, « comme l’enfer de Dante, la collaboration du cinéma français a composé plusieurs cercles », Decoin ne fut certes pas le plus virulent. Il ne fut pas non plus le plus discret. Peut-être, et paradoxalement, fut-il « victime » de ses réussites, là où les œuvres d’autres réalisateurs n’ont pas laissé une empreinte aussi mémorable que Premier Rendez-vous ou Les Inconnus dans la maison.

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Pour Jean-Pierre Jeancolas toujours, la collaboration franco-allemande en matière de cinéma existe depuis 1929. Premier Rendez-vous fournit l’exemple typique de cette « solution de continuité » qu’il discerne pour expliquer, et non excuser, l’attitude de certains cinéastes et artistes français pendant l’Occupation. Commencé à la mi-mai 1941, le film est sur les écrans dès la mi-août. C’est un triomphe, égal à celui rencontré, un siècle plus tôt semble-t-il, par Battement de cœur duquel, à l’exception de la Continental, on retrouve presque les mêmes ingrédients : Michel Duran au scénario et aux dialogues, Danielle Darrieux dans le rôle d’une jeune écervelée orpheline, Decoin derrière la caméra. Pressenti comme le jeune premier du film, Jean Marais est récusé par Greven, qui choisit Louis Jourdan, alors plus « fade ». Le scénario du film est en réalité l’œuvre de Max Kolpé, coresponsable de celui de Battement de cœur, mais qui ne peut plus travailler officiellement depuis le début de l’Occupation. Avec le recul, il paraît difficile de faire « comme si ». Comme si Paris n’était pas occupée, le rationnement installé, la victoire allemande à peu près complète. Un peu naïvement, c’est toujours ce qui fascine dans les films de l’Occupation qui, censément, se déroulent à l’époque contemporaine. Qu’il n’y ait nulle trace, même infime, de la réalité. Premier Rendez-vous ne fera pas exception, bien au contraire.

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Micheline (Danielle Darrieux) rencontre l’homme avec lequel elle correspond depuis l’orphelinat, et dont elle est tombée amoureuse. Voyant sa déception, celui-ci, un vieux professeur (Fernand Ledoux) prétend être venu en lieu et place de son neveu (Louis Jourdan). Mis dans la confidence, d’abord réticent, celui-ci finira par épouser Micheline.
D’une certaine manière, le scénario résume la forme. Premier Rendez-vous sera un film d’apparences. Chacun y mentira pour la commodité de l’autre, Micheline feignant de croire le professeur, le professeur faisant semblant d’être le go-between, le jeune et fringant jeune homme jouant la comédie de l’amour, jusqu’au grand finale. Micheline est orpheline, comme dans les contes. Son faux prince charmant a une belle voiture, qui l’emmène à Saint-Cloud, du temps où Saint-Cloud était encore à la campagne. Elle a peur pendant l’orage, et on a effectivement l’impression que l’ogre pourrait surgir, et la dévorer – mais c’est pour rire. Quand, au matin, elle se réveille, c’est pour découvrir de virils jeunes hommes s’entraînant à la gymnastique devant sa chambrette. Enthousiastes à l’exercice physique, ces jeunes gens le sont moins quand il s’agit de disserter sur le Cardinal de Retz et Jean de La Fontaine. Devant de telles images, le dossier de presse aura beau jeu de célébrer « un honorable retour vers une conception cinématographique plus saine ». D’aucuns pourraient y voir quelques brins de l’idéologie pétainiste, de cette célébration du corps et de l’hygiène, aux dépens de valeurs intellectuelles forcément suspectes d’avoir précipité la défaite – c’est ce qu’on dit.

C’est mal connaître Decoin, l’homme, et non l’idéologue. On posera cette suspicion comme un malentendu. Decoin réalisateur n’est pas candide. Il n’est pas là, non plus, pour aller à rebours de ses convictions ou de ses ardeurs. Il a décidé de filmer la jeunesse, Danielle Darrieux EST la jeunesse (vingt-quatre ans), Louis Jourdan (pourtant de deux ans son cadet) un peu moins ; on lui adjoint un bataillon de hâbleurs dont certains iront loin : Daniel Gélin, Georges Marchal, Jacques Charon… On fait semblant d’aimer l’imparfait du subjonctif. Comme dit Micheline,« Dites-moi encore une jolie phrase avec des accords du participe », Le dénommé Jourdan en est bien incapable. Qu’importe, il s’agit d’oublier. Le collège Napoléon, où s’ébattent tous ces jeunes gens, ressemble à la « Cité idéale ». La discipline n’y a rien à envier à celle de l’orphelinat, duquel Micheline s’est échappée. On peut, fugitivement, y voir une France en train de « se reconstruire ». Il y a là, plus sûrement, les ressorts du mélodrame, façon Griffith, traités avec désinvolture, et même un peu de Beaumarchais, quand Micheline se déguise en garçon…

Et puis, Premier Rendez-vous est l’ultime preuve d’amour de Decoin à sa tendre épouse. Ils tourneront encore ensemble, mais après leur séparation. Difficile de dire si le film est habité de ce proche départ. En tout cas, la caméra est amoureuse de Danielle Darrieux comme jamais. Quand Micheline dit le Benedicite devant « ses » deux hommes, gauches et empruntés, on ne voit qu’elle. Quand elle commence à chanter Premier Rendez-vous (chanson de René Sylviano), on sait que, en quelques jours, la France entière va fredonner la chanson et que le succès du film va être colossal. Ce sera, aussi, le seul film français sorti en Allemagne pendant la guerre. On le constate, Premier Rendez-vous se situe encore dans les années heureuses, et son irruption sur les écrans français, à la fin de l’été 1941, a des allures de nostalgie. Les Inconnus dans la maison sera d’une autre ambition. Ce sera un film « de guerre », comme c’est un roman d’avant-guerre : Simenon l’écrivit en janvier 1939, et Gallimard le publia en octobre 1940. Le tournage débutera le 20 novembre 1941… [Henri Decoin – Bibliothèque du film – Durante – Collection Ciné-Regards (2003)]


L’histoire 

Micheline (Danielle Darrieux), pensionnaire dans un orphelinat de jeunes filles, entretient une correspondance secrète avec celui qu’elle croit être un jeune homme. Parvenant à s’enfuir de l’orphelinat, elle convient d’un rendez-vous avec lui. Elle découvre en fait Nicolas Rougemont (Fernand Ledoux), professeur de littérature, un respectable vieillard. Il lui fait croire qu’il est venu en lieu et place du véritable auteur des lettres, Pierre (Louis Jourdan). Sans ressources, Micheline finit par s’installer chez Rougemont, à Saint-Cloud, dans une école de garçons, le collège Napoléon. Pierre finit par débarquer, et Rougemont lui demande de jouer la comédie. D’abord réticent, puis séduit par Micheline, il finit par rester. Ils rejouent leur véritable « premier rendez-vous ». Micheline finit par comprendre qu’on s’est joué d’elle, tandis que la directrice de l’orphelinat retrouve sa trace. Les élèves du collège se liguent pour « acheter » sa liberté, et elle retrouvera Pierre, non sans avoir été adoptée par Rougemont.



HENRI DECOIN : UN FIS D’AMÉRIQUE
Henri Decoin promenait un regard vif et intéressé sur les méthodes de travail américaines. Déjà, au temps de la U.F.A. et des studios de Neubabelsberg, il était séduit par cette organisation bien huilée du travail d’équipe qui aboutit à la perfection technique. Il s’ingénie à saisir également le tour de main, les secrets de fabrication, qui, assimilés, digérés, donnent aux films cette sensation euphorique de mécanique admirablement réglée, de fini, de poli. On pourra constater, dès son retour en France, qu’il saura appliquer intelligemment à la production française, le fruit de ses observations.

LE CINÉMA FRANÇAIS SOUS L’OCCUPATION
Dès 1940, les Allemands entendent contrôler l’industrie cinématographique de la France occupée, et, surtout, favoriser l’exploitation de leurs propres films. Le cinéma français connaîtra pourtant une exceptionnelle vitalité. En juin 1940, après les quelques semaines de combats qui suivirent ce que l’on a appelé « la drôle de guerre », les Allemands occupent Paris, Le gouvernement du maréchal Pétain s’installe à Vichy, au sud de la Loire, et la France, coupée en deux, peut apparaître désormais comme un élément de l’ »Europe nouvelle » en cours d’édification…

LES RISQUES DE L’OCCUPATION
En continuant à tourner dans la France occupée, les cinéastes s’exposaient à des risques divers : encourir les foudres de la censure national-socialiste, ou au contraire se voir accusés de « collaboration ».


Les extraits

HENRI DECOIN : CÉSAR À L’HEURE ALLEMANDE
Les Inconnus dans la maison obtint un très beau succès. La publicité s’établit sur le nom de Raimu, regagnant les studios parisiens – à contre-cœur, semble-t-il – comme l’a prouvé ensuite le jeu du chat et de la souris qu’il mena avec les agents allemands de la Continental, mais aussi sur les tendances sociales de l’œuvre axées sur les problèmes de la jeunesse. Tout cela était déjà en puissance dans le roman de Simenon, cependant, à la sortie des Inconnus, un journal corporatif insistait dans son compte rendu sur le fait que « pour la première fois, le film soulève au cours d’une scène capitale, le problème de l’éducation morale de la jeunesse et de la responsabilité des parents ainsi que de la trop longue négligence des pouvoirs publics.»


ABUS DE CONFIANCE – Henri Decoin (1937)
Ce film est un beau mélodrame. Selon la règle, il oscille entre le sordide et l’opulence, s’ouvre sur l’image d’un cimetière, trouve sa conclusion dans un prétoire. La vertu de Danielle Darrieux, orpheline de bonne éducation, éprouvée par la pauvreté, subit les pires assauts, et, si la jeune fille écoute les funestes conseils d’une amie, c’est à la fois par lassitude, par imprudence, et par goût secret du romanesque. Or, du moment où elle accepte l’idée d’un abus de confiance, où, tendant une correspondance jaunie, elle se présente comme l’enfant de l’amour d’un romancier célèbre, tout autour d’elle devient clair et fleuri.

RAZZIA SUR LA CHNOUF – Henri Decoin (1954)
Rebondissant sur le succès surprise de Touchez pas au grisbi, Gabin se lance en 1954 dans l’aventure de Razzia sur la chnouf. Un polar qui, grâce à l’habileté du cinéaste Henri Decoin, rejoindra tout naturellement la liste des grands films de l’acteur. Dans ce film, Gabin peaufinera le personnage qui dominera la seconde partie de sa carrière : le dur à cuire impitoyable mais réglo.


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