Un saloon miteux où Marilyn chante. À la fin, elle laisse sur le sol un escarpin, symbole d’une vie révolue, pour se réfugier dans la nature sauvage et les bras… sauvages de Mitchum. Splendide western. Marilyn et les hommes à ses pieds : on est dans un saloon de fortune enfumé, qui sent la poussière, le cuir et le crottin. Elle murmure une chanson dépouillée, une chanson mélancolique qui vaut de l’or (One Silver Dollar, superbe ballade country de Lionel Newman). Les cow-boys écoutent, babas, la langue pendante. Un seul feint l’indifférence, passe en la regardant à peine, mais de fait tourne autour d’elle, c’est Mitchum. Sacrée séquence, en plan très large, d’un des premiers films tournés en Cinémascope, dans la nature sauvage du Canada montagneux. Pour Preminger (Laura), ce sera son seul western. Un river-movie relatant la descente en radeau d’un curieux attelage composé d’un père et de son fils, qui se connaissent à peine, et d’une chanteuse de beuglant. Une famille ? Pas encore, ils doivent d’abord apprendre à s’entendre. Pour cela, ils ont des priorités sur le feu : les Indiens à contrer et des démons à dompter (vengeance, séduction maladive, pulsion de viol). La rivière écumeuse, avec ses rapides ou son flux paisible, va les régénérer. Marilyn rayonne en jean, bottes et corsage. Nue sous la couverture aussi : le massage que Mitchum lui prodigue est d’un érotisme pour le moins original. [Télérama – Jacques Morice (2012)]

À ce que l’on dit, Marilyn Monroe n’a jamais eu beaucoup de tendresse pour le rôle de Kay Weston, l’héroïne de Rivière sans retour. La belle chanteuse de saloon a pourtant contribué à donner de la star une image à la fois plus sobre et plus humaine que celle, ultra sophistiquée, délivrée par ses précédents films. Mais, surtout, Rivière sans retour permet à Marilyn d’aborder le western, territoire encore inconnu pour celle qui n’a joué jusqu’alors que dans des films contemporains. Or le « film de cow-boys et d’indiens » est alors presque un passage obligé pour toute vedette qui se respecte. Comme Grace Kelly dans Le Train sifflera trois fois (High Noon), Janet Leigh dans L’Appât (The Naked Spur), Marlene Dietrich dans L’Ange des maudits (Rancho Notorious) ou Joan Crawford dans Johnny Guitar, Marilyn va donc apparaître à son tour dans ce qui constitue le genre par excellence du cinéma hollywoodien. En incarnant, avec le personnage de Kay, l’une des mythiques pionnières de la nation, la star franchit le dernier pas qui va lui permettre d’entrer pour toujours dans l’imaginaire collectif de l’Amérique…



Au début de l’été 1953, Marilyn s’apprête à tourner l’unique western de sa carrière. À vrai dire, le projet de Rivière sans retour ne l’enthousiasme guère. Mais, en dépit de la notoriété acquise avec Niagara et Les Hommes préfèrent les blondes (Gentlemen prefer blondes), l’actrice n’est pas en position de discuter son contrat avec la Fox, et elle doit se plier aux volontés du producteur Darryl Zanuck. La voilà donc embarquée aux côtés de Robert Mitchum sur un radeau qui ne va pas tarder à se révéler une véritable « galère »…

Grand film d’aventures tourné au cœur des Rocheuses canadiennes, Rivière sans retour comprend comme il se doit un certain nombre de morceaux de bravoure. Or le réalisateur Otto Preminger, souhaitant donner plus de véracité aux héros du film, exige que ses deux stars jouent sans doublure les scènes où ils luttent contre la rivière en furie. Habituée à être entourée d’une équipe aux petits soins, Marilyn Monroe doit donc se soumettre à toute une série de prises de vues particulièrement pénibles, où on l’asperge de trombes d’eau tandis qu’elle tente de garder son équilibre sur le radeau. Tombant à l’eau, l’actrice est un jour repêchée de justesse, et elle finira par se fouler une cheville. Mais, au fond, Marilyn supporte assez bien ces désagréments physiques : il en va tout autrement des tensions croissantes l’opposant au metteur en scène.



Comme Marilyn, Preminger s’est vu contraint de tourner Rivière sans retour pour honorer son contrat avec la Fox, à qui il « devait » un nouveau film. Or le cinéaste venait de goûter aux joies de la liberté en produisant lui-même son film La Lune était bleue (The Moon Is Blue). C’est donc à reculons qu’il s’engage dans un tournage que la récente célébrité de Marilyn ne va guère simplifier. Car aux mauvaises conditions climatiques s’ajoute bientôt une autre tempête : celle d’un conflit ouvert entre Preminger et Natasha Lytess, la coach de la star. Toujours en proie aux doutes, Marilyn est à l’époque sous la coupe de cette femme qui cherche à lui faire adopter un jeu plus cérébral, la poussant notamment à articuler exagérément ses répliques – au grand dam de Preminger qui lui demande exactement l’inverse ! Robert Mitchum lui-même tâche d’inciter Marilyn à plus de naturel, sans parvenir lui non plus à entamer le pouvoir de Natasha. L’ambitieuse coach entreprend même de se mêler du jeu du petit Tommy Rettig, qui interprète le fils de Mitchum. En découvrant un beau matin que l’enfant en a perdu tous ses moyens, Preminger explose et interdit Natasha Lytess de plateau. Avant de se voir rappeler à l’ordre par Zanuck, qui ne tient pas a ce que Marilyn mette à exécution sa menace de quitter le tournage…



L’ambiance suscitée par cet affrontement est si catastrophique, et les retards qui en découlent si importants, que Mitchum finit par rebaptiser le projet « Picture of no return » (Le film sans retour). Le plus désolant étant que tout cela découle en fait du total manque de confiance de Marilyn en son propre talent, alors que le film va au contraire en révéler toute l’étendue… Longtemps cantonnée aux rôles de jolies potiches, la star y trouve l’occasion de révéler une facette jusqu’alors inconnue. Certes, elle apparaît d’abord en chanteuse de saloon, mais c’est pour se libérer de cette peau au cours du film, et révéler une femme courageuse, au caractère généreux et maternel. En outre, alors qu’elle craint d’avoir l’air dans certaines scènes d’un « rat en train de se noyer », Marilyn n’a jamais été aussi belle qu’ainsi dépourvue de ses atours de vamp.



Vêtue d’un jean et d’une veste de trappeur nouée par une vilaine ficelle, la jeune femme laisse enfin entrevoir une désarmante fragilité. Au fond, si Marilyn a si peu aimé ce personnage, c’est peut-être qu’il ne lui permettait plus de se cacher derrière le masque du glamour. Par bien des aspects, Kay lui ressemble : toutes deux aspirent à une vie de famille – et ce rôle sera d’ailleurs pour la star la seule occasion d’approcher un tel rêve. Toutes deux savent également que leur subsistance dépend du désir des hommes… Un désir qui peut parfois se faire encombrant.



Outre ses démêlées avec Preminger, Marilyn doit en effet affronter au cours du tournage la jalousie maladive de son futur mari Joe Di Maggio, qui l’a rejointe au Canada et lui fait régulièrement des scènes. Par ailleurs, se méfiant de la réputation de charmeur de Mitchum, elle met un point d’honneur à éviter son dangereux partenaire en dehors des prises. Quant aux paparazzi, ils ne la lâchent plus, leur hystérie culminant avec l’épisode de la cheville foulée, qui prend les proportions d’un événement national… Au final, comment un tournage aussi problématique a-t-il pu donner naissance à une telle réussite ? Produit sans grande ambition par Zanuck pour concurrencer grâce à son format Cinémascope le petit écran naissant, Rivière sans retour offre en effet à sa sortie un délicieux mélange d’aventures et d’émotions, portés par deux monstres sacrés à leur zénith. Tout ce petit monde n’aura donc pas souffert en vain… [Légendes d’Hollywood / Marilyn Monroe – Eric Quéméré (2004)]
BELLE DE BASTRINGUE
Le rôle de Kay donne l’occasion à Marilyn de confirmer les dons de chanteuse qu’elle avait révélés dans Niagara et Les Hommes préfèrent les blondes, en interprétant quatre morceaux : « River of no return », la comptine « Dawn in the meadow », « One silver dollar » et le tonique « l’m gonna file my daim ». Ce dernier titre fera d’ailleurs l’objet d’un disque dont les ventes dépasseront les 75 000 exemplaires en moins d’un mois. Répétant sous la direction de Ken Darby, Marilyn prit beaucoup de plaisir à travailler ces chansons. Elle espérait d’ailleurs qu’un jour le public aurait envie de l’entendre chanter « sans la voir en même temps »…

La scène d’anthologie
Bien sûr, Rivière sans retour regorge de scènes célèbres. Outre les chansons de Marilyn, le film multiplie les séquences à « grand spectacle » qui, malgré le côté désuet de leurs effets spéciaux, valent encore par leur puissance dramatique. Mais l’épisode le plus marquant du film reste pourtant une séquence toute simple. Réfugiée dans une grotte, Kay tremble de froid Matt lui ordonne de se déshabiller et de s’enrouler dans une couverture. Après quoi, il entreprend de la masser vigoureusement, sans que la jeune femme, pas plus que le spectateur, ne sache jusqu’où il prévoit d’aller … Dans cette scène, Kay découvre avec stupéfaction que Matt n’est pas le grizzli qu’elle aurait cru. Pour la première fois, les deux héros vont alors baisser les armes, donnant un tour nouveau à l’intrigue. Surtout, leur relation se colore soudain d’une charge érotique évidente, même si Matt – en grande partie pour des raisons de censure sévère – s’en tient à des gestes sans ambiguïté. Il n’en reste pas moins que Marilyn est nue sous la couverture, tandis que Mitchum lui masse les pieds… L’accord des deux acteurs est particulièrement palpable dans ce moment de complicité balbutiante. Peut-être est-ce dû au fait que la scène n’a pas été tournée par Preminger ? Déçu par certains passages du film, Zanuck avait en effet demandé à Jean Negulesco, qui avait récemment dirigé Marilyn dans Comment épouser un millionnaire (How to Marry a Millionaire) et que la comédienne appréciait, de faire des retakes de certaines séquences. Dont celle, inoubliable, de la grotte…
De retour à la Fox, Rivière sans retour (1954), seul western de Preminger et première expérience du cinéaste en Cinémascope, s’apparenta pour lui à une découverte stylistique. Alors que d’autres vétérans semblaient embarrassés et mal à l’aise, au moins dans les premiers temps du procédé, par la largeur du format (1×2,55 contre 1×1.33). Preminger donna l’impression d’avoir trouvé exactement ce qu’il cherchait : une bonne raison objective de suivre sa tendance à éviter le schéma traditionnel du champ/contrechamp pour les scènes de dialogues ou d’affrontement, et de filmer autant que possible en longues prises continues, en intégrant totalement les personnages dans le décor de chaque scène (en réalité, la longueur moyenne d’une prise est de vingt secondes). Rivière sans retour peut être considéré comme le véritable début du style de réalisation personnel de Preminger, lequel s’enracine sans doute dans son l’expérience théâtrale, à la fois en tant qu’acteur et metteur en scène. [Otto Preminger – En marche vers la liberté – Miguel Mrias – Ed. Capricci (2012)]


OTTO PREMINGER
Viennois exilé, metteur en scène et producteur despotique, Otto Preminger a été, au cours de sa carrière, avant tout un homme de spectacle ; œuvrant dans tous les genres, il les marqua de sa culture et de sa sensibilité européennes. Il est l’une des figures les plus controversées du cinéma américain.

MARILYN MONROE
Mélange explosif de candeur et de sensualité débordante, Marilyn Monroe est une actrice proche du génie. Sous le maquillage et les atours, elle restait une « petite fille ». Elle ne ressemblait à personne…
les extraits
Performed by Marilyn Monroe
Lyrics by Ken Darby
Music by Lionel Newman
Performed by Marilyn Monroe
Lyrics by Ken Darby
Music by Lionel Newman
Performed by Marilyn Monroe
Lyrics by Ken Darby
Music by Lionel Newman
“La Rivière sans retour” : quand Marilyn Monroe devient le symbole de la rédemption (par Gilles Heuré)
Sans fusil ni cheval, volés par un joueur sans scrupules, Matthew Calder (Robert Mitchum), son fils Mark et Kay Weston (Marilyn Monroe), qui a laissé filer son fiancé pour rester avec le gamin, n’ont d’autre solution pour échapper aux Indiens que d’affronter sur un radeau la « rivière sans retour » et ses rapides meurtriers jusqu’à Council City. Ce qui pourrait être une descente aux enfers se transforme en épreuve morale : un homme décidé à se venger, une femme déterminée à le faire changer d’avis et un petit bonhomme entre les deux, éprouvé par la révélation que son père a fait de la prison pour avoir tué un homme en lui tirant dans le dos.



Ce film sorti en 1954 inspirait quelques craintes aux cinéphiles, le nouveau procédé du Cinémascope n’ayant pas jusqu’alors comblé leurs vœux. Mais comme l’écrivit François Truffaut dans les Cahiers du cinéma, « les bons metteurs en scène continueront de tourner de bons films », et Otto Preminger est de ceux-là. Au tout début, après les glissements lents qu’elle effectue dans le saloon, la caméra se fige sur Marilyn adossée à un poteau au centre de l’image, chantant One Silver Dollar dans une sémillante robe rouge. Dans d’autres scènes, quittant ses oripeaux hollywoodiens de cruche blonde, elle est encore resplendissante, séductrice parfois trompeuse, mère de substitution attentionnée et courageuse, accrochant magiquement la lumière du directeur de la photo Joseph LaShelle, qui avait déjà travaillé au sublime Laura (1944) de Preminger.



Nue sous une couverture pour se réchauffer, enfilant sa chemise dans ses jeans, elle est la sensualité incarnée dans la nature sauvage. Le tournage au Canada ne fut pas des plus tranquilles et Marilyn fut légèrement blessée physiquement et moralement par Preminger, qui hurlait après elle, ne supportant plus ses retards légendaires, allant même jusqu’à dire que tourner avec elle était comme faire jouer la chienne Lassie : quarante prises pour obtenir un aboiement correct. Pour autant, Marilyn est éblouissante dans cette nature sublime et implacable, et se révèle, comme Mitchum, une parfaite figure de ces westerns dont le thème est finalement la rédemption morale. La scène finale où elle laisse choir dans la boue ses chaussures rouges, symboles de femme de saloon au bord de la perdition, n’est pas sans évoquer celle de Rio Bravo (Howard Hawks, 1959) où les bas d’Angie Dickinson, elle aussi femme de joueur, passent par la fenêtre et se retrouvent dans la rue. [Télérama – Gilles Heuré (2023)]





GENTLEMEN PREFER BLONDES – Howard Hawks (1953)
Ce premier rôle de Marilyn dans une comédie musicale lui permit de révéler l’incroyable potentiel artistique qu’elle avait en elle: jouer, chanter, danser… Elle mit un tel cœur à démontrer ces qualités, et dépensa une telle énergie à les travailler que ce film est resté célèbre.

NIAGARA – Henry Hathaway (1953)
Tourné au pied des plus célèbres chutes du monde, le dix-huitième film de Marilyn lui permet d’accéder enfin au statut de star. Magnifiquement filmée par le vétéran Henry Hathaway, la comédienne y prouve qu’il va falloir désormais compter avec elle.

CARMEN JONES – Otto Preminger (1954)
En transposant la célèbre histoire de Carmen dans le milieu noir américain, Otto Preminger avait scandalisé les héritiers et les éditeurs de Georges Bizet, qui s’opposèrent à la diffusion du film en France. Présenté en clôture du festival de Cannes 1955, Carmen Jones ne sortira sur les écrans français qu’en 1981. Avec un Don José transformé en caporal américain et un Escamillo troquant sa muleta pour des gants de boxe, l’adaptation aurait pu sombrer dans le ridicule. Il n’en est rien : tout est crédible, vivant, dramatique.
- [la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – LE CHARME VÉNENÉUX D’AUTANT-LARA (7/10)
- L’ESSOR DE LA COMÉDIE À L’ITALIENNE
- RIO BRAVO – Howard Hawks (1959)
- [la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – L’HOMME AU PIÉDESTAL (6/10)
- [la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – CALVACADES ET PÉTARADES (5/10)
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Catégories :Le Film étranger





