Ce succès artistique et commercial classe Pierre Chenal parmi l’un des meilleurs réalisateurs de son époque. Par son exemple, il prouve que le cinéma français a des technicien et des artistes de premier ordre. Le face à face Pierre Clanchar-Harry Baur restera un grand moment de cinéma.
L’histoire : En 1865, à St-Pétersbourg, Raskolnikov, dit Rodion, (Pierre Blanchar), un jeune étudiant de vingt-trois ans, qui a dû interrompre ses études par manque d’argent. Après avoir dû mettre la montre de son père en gage chez l’usurière Aléna Ivanovna, il décide de mettre ses théories en application en l’assassinant pour débarrasser l’humanité de sa présence. À peine a-t-il mis son projet à exécution qu’il doit également exécuter la demi-sœur d’Alyona qui vient d’arriver et de découvrir le cadavre de sa sœur. Rodion se rend très bientôt compte qu’il y a loin de la théorie à la pratique et il a du mal à vivre avec l’idée de son crime, d’autant plus que le juge Porphyre (Harry Baur) paraît savoir intuitivement qu’il est l’auteur du crime et que Sonia Semionovna (Madeleine Ozeray ), une jeune fille forcée de se prostituer pour soutenir les besoins de son père alcoolique et dont il est tombé amoureux, agit comme sa conscience vivante. Petit à petit, Rodion se rend compte qu’il n’a pas d’autre choix que d’avouer son crime.
Quelques mois plus tard, je me trouvais une nuit à l’ancienne Cloche d’Or, rue de Douai, raconta Pierre Chenal . Des gens de cinéma, de théâtre, avaient coutume de s’y retrouver. Dans un coin, quelques macs jouaient paisiblement aux cartes, bien au chaud, tandis que leurs gagneuses se gelaient les fesses sur le bitume. Je fréquentais cette boîte pour une raison bien précise : la présence d’un piano droit. Après avoir joué dans les clubs des environs, des pianistes de jazz venaient y « faire un bœuf », Je me souviens encore de Garland Wilson, un gigantesque noir. Il avait des doigts assez longs pour plaquer à une vitesse incroyable des accords s’étendant sur dix notes. Il me saoulait… à force de lui offrir des whiskies et de trinquer avec lui ! Un soir que, complètement groggy de rythmes syncopés et d’alcool, je traversais la place St-Georges, pour rejoindre le Terrass’Hôtel, quelqu’un me héla : « Pierre, qu’est-ce que tu fous par ici ? » Je reconnus la voix de Jean Arroy, un journaliste qui ressemblait vaguement à Blaise Cendrars dont il s’efforçait de copier l’allure et la démarche. Il ne poussait cependant pas le souci de la ressemblance jusqu’à se faire amputer de la main gauche… En essayant de maitriser le tournoiement du lieu, je lui répondis : « Mon vieux, c’est simple ! Tous mes projets me claquent dans les mains ! »« Va donc voir Stengel, me suggéra-t-il, il cherche un scénario. » (Stengel avait été mon directeur de production dans Le Martyre de l’obèse.) «Tiens, c’est gentil de venir me voir.» s’exclama Stengel qui trônait derrière le bureau flambant neuf de General Productions. « Te fais pas des idées mon cher Christian, ma visite est intéressée. Paraît que tu cherches un scénario ? » Je lui fourrai « Crime et châtiment » de Dostoïevski dans les mains. «Voilà le film que tu vas tourner.» Il regarda le livre, rougit et avoua : « Pas lu ! » « Tu as une semaine pour me donner ta réponse. N’en parle à personne! » « Mon associé doit connaître, il est russe. » Je fis la grimace car je prévoyais des complications…
Six jours plus tard, Stengel était enthousiaste, poursuivit Chenal . Kaganski, son associé, l’était moins : «Mon cher Chenal, vous n’êtes pas russe… » Je le coupai : « Je vous vois venir : l’âme slave, le samovar, les saintes icônes ! Sachez, mon cher, que de Pouchkine à Tchékov en passant par Lermontov, Gogol, Tourgueniev et les autres, sans parler de Dostoïevski, j’ai tout lu ! Et pour ne pas vous déplaire, je n’insisterai pas sur Maïakovski, Blok et Ehrenbourg. » Kaganski ne put s’empêcher de sourire, il avait le sens de l’humour, mais également de la suite dans les idées. « Bon ! dit-il, je marche, mais à une condition : mon ami Strijewski travaillera à l’adaptation.» Stengel me fit signe d’accepter, le message était clair. « O.K., fis-je, de mon côté, je veux Pierre Blanchar et Harry Baur ! » Ces messieurs s’entre-regardèrent. Ils étaient persuadés que jamais Baur n’accepterait de partager la vedette.
Quand l’enjeu en vaut la peine, j’ai tous les culots. Alors, je vais voir l’acteur le plus coté du cinéma français à cette époque. Baur me reçoit très aimablement. Je lui dis : «Je vous admire profondément et vous demande d’accepter de partager la vedette du film que je vais tourner : Crime et châtiment.» Ses yeux bleus se mettent à pétiller de malice. « Qui jouera Raskolnikov ? » «Celui qui est né pour l’incarner, Pierre Blanchar.» Baur a un sourire énigmatique. Il fait durer le suspense (il est déjà entré dans le rôle de Porphyre). Soudain, il se lève, me donne une légère tape sur l’épaule et déclare : «Je le ferai pour vous, jeune homme. »
Dans un article de Pour Vous, « Romans célèbres à, l’écran », Jean Fayard examine les problèmes posés par l’adaptation d’une œuvre littéraire à partir de Dostoïevski et de Pierre Chenal , entre autres :
L’exemple type de l’adaptation large et intelligente nous est fourni par un film récent, qui n’a pas terminé sa glorieuse carrière : Crime et châtiment de Pierre Chenal .
Là, le metteur en scène n’a pas hésité à couper tout ce qui aurait alourdi et prolongé son film, par exemple les hésitations de Raskolnikov avant qu’il ne se décide à commettre son crime.
Nous le prenons au moment où son parti est pris. Mais plus tard, et par des moyens très judicieux, on nous fera comprendre l’état d’esprit où il se trouvait naguère. A aucun moment il ne fait de confession directe ; au contraire, avec le juge Porphyre il s’applique surtout à donner le change.
Mais justement, plus il veut donner le change au juge et à nous-mêmes, et plus nous voyons clair dans son âme, plus nous comprenons les pauvres théories philosophiques qui l’ont conduit à cette solution médiocre. C’est du Dostoïevski, parce que le Raskolnikov magistralement incarné par Pierre Blanchar est ressemblant… C’est du cinéma parce que l’action ne trame guère et que les subtilités psychologiques nous sont toujours dévoilées brutalement en quelques secondes, par quelque fait révélateur.
Voilà donc l’exemple qu’il faut proposer aux metteurs en scène sur le point d’adapter un roman célèbre. (… )
[Jean Fayard (Pour Vous N° 345, 27 juin 1935)]
La production avait loué une chambre dans un hôtel rue Pierre Charron afin que Stengel et moi puissions travailler tranquillement raconta Chenal . Le premier jour, vers onze heures, nous vîmes surgir un monsieur grisonnant qui, sans se présenter, se dirigea en titubant vers un fauteuil, s’y écroula et aussitôt se mit à ronfler. Le colis fut renvoyé à son expéditeur en… moins d’une demi-heure. Exactement le temps que dura la « collaboration » de Monsieur Wladimir Strijewsky au découpage de Crime et châtiment. Son nom figure toujours au générique. Comme le film a très bien marché, je suppose que la Société des Auteurs a pendant longtemps pu subvenir à ses impérieux besoins de vodka !
Le dialogue de Dostoïevski est très « cinéma ». J’ajoute qu’aux yeux des Russes, la qualité littéraire de la traduction de Jean Chuzeville est supérieure à celle de l’auteur, lequel ne pouvait consacrer tout son temps à l’écriture – personne ne l’ignore – pour cause de dettes de jeu.
Je piquai donc dans le livre la plupart des dialogues du film mais, ayant été obligé d’élaguer, j’avais besoin de dialogues additionnels, pour des scènes de liaison.
Je fis appel à Marcel Aymé. Il s’en tira si bien que l’on cite souvent une réplique de Porphyre comme exemplaire de Dostoïevski : « Et l’on s’en va dans la nuit tirer la sonnette des pauvres défunts ! » Or, elle est de Marcel Aymé !
Nous devions tourner le film dans les anciens studios Gaumont, rue du Plateau, où se trouvent actuellement ceux de la Télévision. Les projets de décors présentés par Bazin ne me convenaient pas. Ils étaient trop réalistes, trop fidèles aux documents de l’époque. Je lui expliquai ce que j’attendais de lui : un St-Pétersbourg plus stylisé, baignant un peu dans irréel, à l’image du cauchemar éveillé que vivait Raskolnikov.
J’avais engagé comme chef opérateur le cher Mundviller – déjà avec moi dans La rue sans nom – qui comprit immédiatement le genre d’éclairage que je souhaitais : des effets de contraste sans aller jusqu’à l’exagération (voulue) des films expressionnistes allemands. Je lui en fis voir – si j’ose dire – de toutes les couleurs ! Je me souviens notamment de la scène où Raskolnikov pénètre dans l’immeuble de la vieille usurière, Aliona Ivanovna. Il ne fallait pas couper par des plans successifs la montée angoissée du futur assassin dans l’escalier (trois étages) menant à la chambre de la victime. Nous devions voir ce qu’il voyait : à chaque instant une porte pouvait s’ouvrir. D’où l’utilisation d’une grue. Or, à l’époque, il n’y en avait que deux qui fonctionnaient, quand elles le voulaient bien ! De plus, elles étaient d’un modèle rudimentaire et trop volumineuses pour entrer dans le décor clos de la cage d’escalier. Je proposai donc à Mundviller de fabriquer un engin artisanal : on fixa la caméra et son trépied sur un praticable. Celui-ci devait s’élever dans les airs au moyen d’un câble d’acier (passant par une poulie accrochée dans les cintres du studio) entraîné par un treuil manœuvré au sol. Aux quatre coins du praticable étaient attachées quatre cordes tenues par quatre machinistes. Mundviller, le caméraman et moi montâmes à bord de cet ascenseur sans cage. A mesure que l’engin s’élevait, les machinistes devaient faire tourner le praticable avec un synchronisme parfait, en se basant sur la montée de Raskolnikov dans l’escalier, de manière à ce que le caméraman l’ait toujours dans le champ. Un sacré cirque ! Le bidule fonctionna parfaitement. Nous nous contentâmes de deux prises car des craquements sinistres se faisaient entendre dans les cintres…
Plus loin, je parle de l’extraordinaire duo dont bénéficia Crime et châtiment. Certains reprochent à Pierre Blanchar d’en avoir fait trop. C’est oublier que Raskolnikov, dès la première image, est en plein délire. Il est à bout de nerfs, constamment au bord de folie. Il s’évanouit deux fois. Si je me reporte cinquante, ans en arrière, je me souviens que l’impact du film a été considérable. La Coupe Volpi remportée par Blanchar à Venise pour son interprétation me paraît absolument méritée. Et je crois que si je lui avais demandé de modérer ses impulsions, son jeu, paradoxalement, aurait paru fabriqué, théâtral. Dans L’Homme de nulle part, il joue Mathias Pascal avec ne retenue et une douceur émouvantes. Le personnage est celui d’un rêveur, d’un tendre, pas d’un anarchiste halluciné. Ce qui me porte à croire que Pierre et moi ne nous étions pas trompés sur la façon d’interpréter le rôle de Raskolnikov.
Si je mentionne l’article publié dans Le Canard Enchaîné par H. Jeanson (Huguette ex-micro), c’est qu’après avoir célébré la sortie du film en termes dithyrambiques, sa conclusion, me stupéfia : je savais que la « peste brune » se répandant dans des journaux comme Grinqoire. Je suis partout, etc. Mais que son haleine méphitique fût en train de contaminer notre cher Canard ! Je n’en crus pas mes yeux…
«Pierre Chenal , avec Crime et châtiment, obtient chaque soir un succès complet : succès artistique et succès commercial. Ce succès classe Chenal parmi les meilleurs metteurs en scène du monde. Pierre Chenal , par son exemple, nous prouve que le cinéma français a des techniciens et des artistes de premier ordre ! Si le cinéma français est si bas, ce n’est donc pas qu’il manque de talents. Sa médiocrité, c’est aux producteurs qu’il la doit, aux Haïk, aux Natan, aux Hakim, aux Schwob (d’Héricourt), aux Delac et autres affairistes pour qui le cinéma n’est qu’un expédient et la caméra qu’une machine à faire tourner les chefs-d’œuvre en eau de boudin. CQFD.»
Il avait probablement échappé au redoutable polémiste que le producteur de Crime et châtiment s’appelait Michel Kaganski : un nom bien de chez nous, n’est-ce pas ? Et que Chenal était mon pseudo…
Pierre Blanchar reçoit pour ce film la coupe Volpi du meilleur acteur, lors de la troisième Mostra Internazionale d’Arte Cinematographica, Venise, 1935, où Crime et châtiment représente la France avec Maria Chapdelaine de Julien Duvivier.
La liste des « Crime et châtiment» cinématographiques est longue. Citons les versions russes de Vassili Gontcharov (1910) et de I. Vronski (1913), puis en Allemagne Raskolnikov (1923) de Robert Wiene, avec Grégori Chmara et Pavel Pavlov. Pierre Chenal réalise son film la même année que celui de Josef von Sternberg (Crime and punishment avec Peter Lorre en Raskolnikov et Edward Arnold en Porphyre, baptisé en France Remords pour éviter toute confusion). En 1956, le sujet est modernisé et francisé par Georges Lampin avec Jean Gabin en commissaire et Robert Hossein en assassin. Puis, après une autre transposition, américaine celle-là, Crime and punishment U.S.A. de Denis Sanders avec George Hamilton et Frank Silvera en 1958, un film réalisé en 1970 par Lev Koulidjanov en U.R.S.S. marque un retour (provisoire ?) à la terre d’origine. [Pierre Chenal (Souvenirs du cinéaste) Pierrette Matalon, Claude Guiguet et Jacques Pinturault – Ed. Dujarroc (1987)]
Fiche technique du film
A découvrir également :
- La Fièvre Dostoïevski
- CRIME ET CHÂTIMENT – Georges Lampin (1956) avec Robert Hossein, Jean Gabin, Bernard Blier, Marina Vlady, Lino Ventura, Gaby Morlay, Gérard Blain, Julien Carette, Marie José Nat et Albert Remy
- Edmond T. Gréville et Pierre Chenal : deux réalisateurs méconnus
Catégories :Le Film français
Merci à Mon Cinéma à Moi.
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Quel blog ! Je veux tout lire ! Merci pour cette fenêtre sur le passé ! Excellente journée !
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Un grand merci Anna pour votre message.
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