Pour son adaptation de « Feu Mathias Pascal » de Pirandello, Pierre Chenal a choisi face à Pierre Blanchar à la recherche de son identité, son acteur fétiche le flamboyant Robert Le Vigan dans le rôle du Comte Papiano une sordide fripouille, qui loin de ses habituels rôles d’hallucinés compose un savoureux fourbe de comédie. Isa Miranda, Sinoël, Margo Lion, Douking, Alcover et la sensuelle et volage Ginette Leclerc complètent la distribution.

Peu avant le passage du Cycle Chenal sur FR3, en mars 1984, pour lequel Patrick Brion avait sélectionné cinq de ses films, d’avant-guerre, Pierre Chenal reçut un coup de téléphone d’Edouard Waintrop, journaliste à Libération, qui, désirait publier une suite d’articles devant paraître le jour même de la programmation de ses films à la télévision. Celui qu’il consacra à L’Homme de nulle part était si vivant qu’il lui demanda la permission de le publier dans le livre livre : Pierre Chenal (Souvenirs du cinéaste) ouvrage coordonné par Pierrette Matalon, Claude Guiguet et Jacques Pinturault – Ed. Dujarroc (1987)

PIERRE CHENAL, L’HOMME DE PARTOUT par Édouard Waintrop
(Libération, jeudi 26 janvier 1984)
La reprise de L’Homme de nulle part, tourné en 1936 par Pierre Chenal, donne, hors des rétrospectives spécialisées, l’occasion de redécouvrir un film et un réalisateur injustement oubliés. (…) Reprenant « Feu Mathias Pascal » de Pirandello (déjà mis en scène dans les années 1920 par Marcel L’Herbier), Chenal l’a tiré vers l’humour noir et la charge grinçante.

On y découvre cent sujets d’étonnement et de ravissement : comme cette scène de noces en pleine campagne toscane qui fait penser à Renoir et annonce le néo-réalisme. Comme les dialogues de la rencontre du Chevalier Titus (Palau) et de Mathias dans un wagon de troisième classe en partance vers la France, Comme la description de la pension Paleari à Rome et de ses habitants : merveilleux Le Vigan (en comte Papiano, sordide fripouille) qui, loin de ses habituels rôles d’hallucinés, virevolte avec une jubilation contagieuse et compose un savoureux fourbe de comédie. Intrigante Margo Lion, avec son nez interminable et ses yeux roulants. Et Isa Miranda, douce et spirituelle, amoureuse de Mathias. Comme cette surprenante séance de spiritisme où la caméra s’affole, hâte le jeu et entasse en rond une suite de trognes indescriptibles.

Le style de Chenal, fluide, fait merveille, glissant de la satire à la farce, croquant la petite bourgeoisie avec rage et folie, aidé par cent acteurs au nombre desquels il ne faudrait surtout pas oublier Ginette Leclerc toute jeunette et déjà fort cruelle. Tout pour intriguer le curieux et donc pour nous donner envie de rencontrer le réalisateur Pierre Chenal. (…)

– Comment avez-vous adapté Feu Mathias Pascal de Pirandello ?
Toute une histoire ! C’est Roger Vitrac qui a travaillé avec moi sur le roman original. Il faut toujours se méfier des génériques : l’adaptation est attribuée à Armand Salacrou alors que Vitrac n’est crédité que des dialogues additionnels. Armand Salacrou avait été engagé pour adapter Pirandello. Je suis parti en Normandie le rejoindre. Très vite, Je me suis aperçu que ça ne collerait pas entre nous. Il voyait un drame là où je cherchais un style plus hybride, ce que Breton appelait « humour noir ». Sans cet esprit, je craignais que le film ne devienne extrêmement lourd. Il fallait absolument que cela flirte avec le burlesque. D’ailleurs, j’avais un moment pensé collaborer avec Jacques Prévert. Mais j’avais eu peur que cela ne nous entraîne trop fort dans l’autre sens, celui du non-sens précisément. Enfin, bref, au bout du troisième jour de discussion avec Salacrou, il était clair que la rupture était consommée mais dans les formes. Nous sommes restés amis. II n’a rien écrit pour ce film, mais il est resté crédité pour l’adaptation.

J’avais vu « Victor ou les enfants au pouvoir » de Roger Vitrac au théâtre de l’Atelier dans la mise en scène de Charles Dullin. On me présenta l’auteur, un type gentil, lucide, mais qui buvait énormément. Je lui fais signer le contrat. Il n’avait pas encore lu le roman de Pirandello. Il s’y est mis et il a trouvé immédiatement le ton que je cherchais, tirant le tout vers l’humour. Je faisais un peu la guérilla à Vitrac, veillant de très près à ce qu’il ne boive pas trop. Grâce à mes précautions, notre collaboration a très bien fonctionné. D’ailleurs, sans ce foutu vin, je suis sûr que Vitrac serait devenu un grand auteur. Je l’ai fait venir à Rome pour le tournage, officiellement c’était pour que nous pussions éventuellement transformer le dialogue sur place. En fait, on lui payait une virée avec sa femme en Italie parce qu’il l’avait bien méritée.

Comment s’est passé le tournage à Rome?
L’Homme de nulle part était donc une co-production. Ce qui, à l’époque, impliquait deux tournages et deux distributions (en Allemagne, dans le début des années trente, on tournait jusqu’à cinq versions simultanées du même film !). J’ai accepté de tourner en Italie parce que je savais que le projet était majoritairement français et qu’il ne serait pas altéré. De plus, les Italiens nous proposaient Isa Miranda, au faîte de sa gloire. Elle était censée parler un français pur sans accent. Je n’aurais jamais accepté un doublage. Je me suis donc embarqué, joyeux, pour Rome, avec Pierre Blanchar et ma bande d’excentriques : Palau (un fabuleux bonhomme), Margo Lion, Douking, Alcover… Sur le tournage, cela s’est tellement bien passé avec eux que par la suite, d’autorité, quand ils apprenaient que je devais réaliser un film, ils venaient assiéger mon bureau pour travailler avec moi. Et ils étaient très fâchés quand il n’y avait pas du travail pour toute la bande.

Dans L’Homme de nulle part, Douking devait jouer un idiot de village. Comme il ne se trouvait pas assez bête, il s’est teint les cheveux en blond ! – Allez savoir pourquoi ? – Toujours est-il qu’il a eu raison. Il faisait un débile très convaincant. Et puis, dans ce film, il y avait mon ami, mon pote Robert Le Vigan. Evidemment, il n’était pas encore dans sa période d’hystérie pro-allemande (L’Homme de nulle part date de 1936). Nous étions très proches. Il vivait très mal ses angoisses. Ecrivain rentré, personnage fascinant et féroce, il s’aigrissait un peu. D’abord parce qu’il n’avait jamais réussi à vraiment donner sa mesure. Il cassait la baraque mais dans des seconds rôles. Il lui manquait, peut-être, l’aura nécessaire pour devenir une star, ce don qu’avait par exemple Chaplin pour émerger au milieu de quarante personnes, ce talent particulier que possédaient des gens aussi divers que Michel Simon, Gabin ou Raimu.

Arrivés à Rome, catastrophe ! Je rencontre Isa Miranda qui me lance un : «Bonjourr cherr ami» qui me glace. «Vous voyez, ajoute-t-elle, je parrle parrfaitement le frrançais.» Son horrible accent italien me fait blêmir. A mes côtés, Blanchar devient vert. «D’ailleurrs, c’est dans mon contrrat, je ne serrai pas doublée.» Elle était très gentille mais je me trouvais dans une situation difficile. Je glisse à Blanchar : « Ecoute Pierre, c’est un secret. Nous allons tourner, mais surtout fais attention à ce que tes dialogues ne chevauchent pas les siens.» «Tu me rassures,» me répondit-il, le regard complice. Je projetais en fait de post-synchroniser la vedette italienne sans en rien dire à personne.

Pendant le tournage, quelques acteurs s’inquiétèrent de l’accent de la belle Isa. Une fois le film fini, je restai à Rome et fis venir Claude Marcy, la meilleure « doubleuse » de l’époque. Elle synchronisa Miranda. Le plus drôle fut qu’à la sortie du film à Paris, il se trouva une dame pour venir me dire texto que le film était très bien et que l’accent d’Isa Miranda n’était pas du tout gênant, que cela donnait même du charme à L’Homme de nulle part. Il y avait quand même un grand avantage dans cette coproduction : on tournait la version italienne immédiatement après mes prises, sous la responsabilité du metteur en scène italien. A part Isa Miranda et Pierre Blanchar (qui serait doublé), je n’étais pas du tout d’accord avec leur distribution. (…)

Comment a été accueilli L’homme de nulle part ?
Il a été assez bien reçu par le public mais pas par la presse. Ce qui m’a beaucoup déçu. Ni comédie, ni drame, critique acerbe de la petite bourgeoisie mais sans message politique, fable sur l’argent-roi, L’Homme de nulle part a désarçonné la critique.

– Tourner en Italie fasciste n’a pas posé de problème?
Aucun. On m’a laissé une paix royale. Quand j’étais en Argentine sous Peron, ce fut la même chose. Malgré la dictature, je n’ai jamais souffert de la censure. Situation paradoxale : le seul pays où l’on m’ait empêché de tourner c’est le Mexique, sous un régime de « gauche », dans les années quarante. Un réflexe corporatiste de mes collègues mexicains. Leur syndicat s’est opposé à la venue d’un réalisateur étrange… (…)

Lorsque Waintrop eut fermé son carnet de notes, il m’avoua qu’il avait encore une question à me poser. Comme Libé n’était pas spécialement un journal de cinéphiles, il la posait à titre personnel. «Je vois», dis-je, «dans la scène de spiritisme, il y a un truc que tu n’as pas pigé !» Il éclata de rire. «Exact ! Comment ton opérateur s’est-il débrouillé ?» me demanda-t-il.

Il n’y avait pas d’opérateur ! La prise de vue s’est faite toute seule… Enfin, avec la collaboration des acteurs : je m’explique. D’abord, on voit tous les spirites assis autour d’une grande table circulaire, les doigts de leurs mains bien écartés, les pouces se touchant et l’extrémité de leurs petits doigts en contact avec celle des voisins de gauche et de droite pour former la « chaîne magique ». La scène suivante montre la médium – en gros plan – demandant : «Esprit, es-tu là ?» Eh bien, entre cette prise et la précédente on a découpé l’intérieur de la table, pour y installer la caméra. Tous les acteurs se trouvant à égale distance de l’objectif, le point a été fait une fois pour toutes : via le metteur au point ! Une lampe a été posée sur la caméra : via le chef opérateur ! Puisque les acteurs regardent droit devant eux, ils voient leur image (dans le verre isolant qui empêche que on entende le bruit de la caméra) telle qu’elle apparaitra à l’écran : via le caméraman ! On prépare minutieusement la mise en scène pour que les acteurs sachent quand, à quelle réplique, à quelle vitesse et de quel côté ils doivent lancer la caméra de manière à ce que l’interlocuteur désigné la stoppe en douceur, en attrapant l’extrémité des deux tiges du soufflet pare-soleil, dise son texte et revoie la caméra à son/sa collègue en spiritisme : via le metteur en scène ! Toute l’équipe technique est dans les cintres… Une voix inquiète s’élève : «Et le clap ?» Réponse rassurante du metteur en scène : «Tu le donneras en finale. Tout le monde est prêt ? Moteur !» [Pierre Chenal (Souvenirs du cinéaste) ouvrage coordonné par Pierrette Matalon, Claude Guiguet et Jacques Pinturault – Ed. Dujarroc (1987)]

L’histoire
Le doux Mathias (Pierre Blanchar) stoïquement sa femme Romilda (Ginette Leclerc) sa belle-mère jusqu’au jour où, excédé, il fuit, se laisse entraîner à jouer dans un casino, gagne gros et revient chez lui pour assister… à son propre enterrement, en fait celui d’un vagabond qu’on a pris pour lui. Il profite de la situation, s’installe sous un faux nom dans une pension de famille à Rome, s’éprend de Louise, fiancée à un aigrefin, Papiano (Robert Le Vigan). Ce dernier s’empare du trésor de Mathias, qui ne peut se défendre : pour la police, il n’est… personne. Mathias fuit à nouveau, trouve Romilda remariée au fils du Maire. Contre l’assurance de sa disparition « définitive », il obtient de son rival un faux certificat d’état civil et peut tourner auprès de Louise pour l’épouser.
les extraits

Voir également
- Edmond T. Gréville et Pierre Chenal : deux réalisateurs méconnus
- Témoignage : Pierre Chenal
- L’ALIBI – Pierre Chenal (1937)
- CRIME ET CHÂTIMENT – Pierre Chenal (1935)
- LA MAISON DU MALTAIS – Pierre Chenal (1938)
Catégories :Le Film français