Le Film étranger

ANGEL FACE (Un si doux visage) – Otto Preminger (1952)

Dès la séquence d’ouverture, où Frank, l’ambulancier, est appelé dans la propriété de Diane, une menace plane. Cette sensation d’avancer au bord d’un précipice ne nous quittera plus jusqu’à la scène finale. Aussi fascinante que Laura, le grand classique de Preminger, cette histoire diabolique unit deux êtres très différents, mais qui ont en commun un certain mystère. Autant Mitchum, en chauffeur mono­lithique, intrigue par son caractère taciturne et son impuissance résignée, autant Jean Simmons — qui ne manqua pas de faire savoir à quel point Preminger fut tyrannique sur le tournage — déconcerte en offrant un visage double, maléfique et gracieux, intraitable et fragile. Calculatrice, cette garce de Diane l’est, mais par amour. Un amour nocif qui lui donne les idées les plus macabres. Dans un style ondoyant, sur un rythme lent marqué par des ruptures brusques, Otto Preminger décrit le processus irrémédiable d’une passion obsessionnelle. Le film repose moins sur l’identification aux personnages que sur la sensation d’un malaise constant, subtilement rendu via des détails réalistes, des répliques ou des silences inopinés. Les notes de piano crépusculaires de Dimitri Tiomkin couronnent cette partition pour un amour malade. [Jacques Morice – Télérama.fr]

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ANGEL FACE (Un si doux visage) – Otto Preminger (1952) – Robert Mitchum, Jean Simmons, Mona Freeman, Barbara O’Neil

Comme souvent dans l’œuvre de Preminger, la sexualité peut avoir soit une valeur thérapeutique Tell me that you love me, Junie Moon (Dis-moi que tu m’aimes, Junie Moon) ou destructrice Fallen Angel (Crime passionnel), Carmen Jones, Such Good Friends (Des amis comme les miens). Angel Face (Un si doux visage) appartient à cette dernière catégorie. La fascination de Frank, l’ambulancier sans le sou, pour Diane, trop gâtée mais belle et riche, rappelle non seulement les traditionnelles motivations noires – le sexe et l’argent – mais les dangers de l’obsession amoureuse. Bien que Preminger ne cherche pas à faire de Frank une victime malheureuse, sa mise en scène (où les personnages sont constamment pris en plans moyens, avec, en profondeur de champ, le luxueux décor de la propriété des Tremayne) et le personnage déprimé et soumis créé par Mitchum, engendrent le sentiment d’une fatalité sournoise. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]

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ANGEL FACE (Un si doux visage) – Otto Preminger (1952) – Robert Mitchum, Jean Simmons, Mona Freeman, Barbara O’Neil

Jean Simmons, malgré une distribution à contre-emploi, sert très bien le rôle : dans la mesure où le spectateur n’est pas habitué à lui voir jouer les femmes fatales, il ne veut pas croire, tout comme Frank, à la violence a peine réprimée qu’elle exprime dans Angel Face. En encourageant l’identification du public à la folle passion de Frank et en dépeignant son univers à elle comme rigide et marqué par un égoïsme pathologique, Preminger laisse planer un espoir de salut pour le héros tout en posant la nécessite morale – en accord avec l’éthique du film noir – de sa mort. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]

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ANGEL FACE (Un si doux visage) – Otto Preminger (1952) – Robert Mitchum, Jean Simmons, Mona Freeman, Barbara O’Neil

« L’histoire de la naissance d’Angel Face est celle-ci, expliquait Preminger. Je venais de finir The Thirteenth Letter (La Treizième lettre) et étudiais différentes histoires pour mon prochain film lorsque Zanuck me fit venir dans son bureau. Il me dit que Howard Hughes qui dirigeait à cette époque la RKO souhaitait que je fasse un film pour lui. Zanuck avait déjà accepté de lui louer mes services. Il me donna une histoire intitulée « Murder Story ». Je l’ai lue et trouvée très mauvaise. Le lendemain, je retournai voir Zanuck et lui dis que je ne voulais rien avoir à faire avec ce sujet. Zanuck me supplia. Il était financièrement en dette avec Hughes et voulait lui montrer sa gratitude en lui faisant cadeau de moi. Mais je demeurai ferme. Cette nuit-là, vers trois heures du matin, mon téléphone sonna : Hughes voulait me voir. Il me prit une demi-heure plus tard dans une vieille Chevrolet si bruyante qu’on devait hurler pour se faire entendre…

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ANGEL FACE (Un si doux visage) – Otto Preminger (1952) – Robert Mitchum, Jean Simmons, Mona Freeman, Barbara O’Neil

… Cela convenait parfaitement à Hughes qui n’entendait que ce qu’il voulait bien admettre. Il me conduisit à travers des rues désertes durant des heures. Il m’expliqua qu’il souhaitait qu’une actrice très connue, qu’il avait sous contrat, joue le rôle principal. Son contrat expirait dans trois mois. Durant ces trois mois elle ne devait au studio que dix-huit jours de tournage. Il m’avoua, tout en conduisant, qu’il s’était violemment disputé avec elle. De colère, elle s’était emparée d’une paire de ciseaux et avait coupé ses cheveux jusqu’à la racine, sachant bien qu’il détestait les femmes aux cheveux courts. Maintenant, il voulait qu’elle tourne un film avant de quitter la RKO. « Je vais me venger de cette garce, disait-il, et vous m’aiderez. J’ai demandé conseil à Zanuck et il vous a recommandé. Il dit que vous êtes le seul metteur en scène capable de mettre en boîte le rôle en dix-huit jours. Allez demain au studio comme ferait Hitler. Il est à vous. Engagez les scénaristes que vous voulez, autant que vous voudrez pour réécrire le scénario, tant que ce ne sont pas des communistes. La seule chose que je veux, c’est un essai de la dame portant une perruque de longs et superbes cheveux noirs. » J’ai finalement accepté. C’était un homme très persuasif.»

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Cette œuvre de commande va se révéler, dans la tradition du Postman Always Rings Twice, un superbe drame criminel. Une nouvelle fois, le héros masculin y est victime des circonstances, profitant de l’occasion qui lui est offerte pour tenter d’échapper à sa médiocre condition sociale mais, cette fois-ci, ce n’est pas le destin qui va causer sa perte mais la personne même d’une petite garce de dix-neuf ans, prête à tuer… Robert Mitchum accentue la passivité de son rôle alors qu’au contraire Jean Simmons, qui avait quitté l’Angleterre pour Hollywood, incarne la perversion et la duplicité, finissant par entraîner dans la mort l’homme qui venait de décider de la quitter. Les deux amants mourront de la même manière que les époux Tremayne quelque temps plus tôt. [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]

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ANGEL FACE (Un si doux visage) – Otto Preminger (1952) – Robert Mitchum, Jean Simmons, Mona Freeman, Barbara O’Neil

L’analyse

Diane (Jean Simmons), antihéroïne au « si doux visage », a échoué sans le désirer dans un pays auquel elle reste étrangère, et s’est engluée dans une histoire familiale déliquescente, à laquelle elle ne peut imaginer qu’une issue violente. Elle s’efforcera pendant tout le film de combler le vide terrifiant qui la cerne, et finira par s’y perdre corps et âme en y entraînant son amant. Les femmes se livrent peu chez Preminger, cinéaste par excellence de l’aveu impossible. C’est leur fierté et, parfois, leur perte, car lorsqu’elles s’y résolvent et se mettent à nu, les jeux sont faits. et tout échange devient impossible. La confession de Diane sera par deux fois rejetée. la condamnant à aller jusqu’au bout de son itinéraire suicidaire. [Otto Preminger – Etrangère ici-bas par Olivier Eyquem – Ed. Capricci (2012)]

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ANGEL FACE (Un si doux visage) – Otto Preminger (1952) – Robert Mitchum, Jean Simmons, Mona Freeman, Barbara O’Neil

Les Tremayne sont trois : Diane, au visage angélique, son père Charles (Herbert Marshall), écrivain désabusé qui eut son heure de gloire en Angleterre, et Catherine (Barbara O’Nell), sa seconde femme, qui tient fermement les cordons de la bourse et ne manque pas de le rappeler à son impécunieux époux, toujours prêt à couvrir Diane de cadeaux. La vieille demeure qu’ils habitent sur une colline de L.A. est bien trop isolée, bien trop vaste pour ce trio désaccordé. Mais peut-être faudrait-il parler de deux couples, tant sont étroits les liens entre Charles et sa « bien-aimée » Diane. Ces deux êtres vivent en symbiose depuis la mort de la mère de la jeune femme, à Londres, durant la guerre. Au fil des ans, Diane a vu son père s’étioler au contact de Catherine, puis renoncer à toute ambition. Leurs solitudes s’épaulent – c’est la solidarité quasi incestueuse de deux faibles, unis contre une marâtre qu’ils rendent injustement responsable de leurs échecs. [Otto Preminger – Etrangère ici-bas par Olivier Eyquem – Ed. Capricci (2012)]

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ANGEL FACE (Un si doux visage) – Otto Preminger (1952) – Robert Mitchum, Jean Simmons, Mona Freeman, Barbara O’Neil

Mais durant ces fatidiques secondes, Charles aura rejoint sa femme à l’improviste, et Diane, qui croyait seulement effacer une belle-mère haïe, perdra du même coup son plus cher compagnon. Toute la seconde partie du film sera son douloureux passage à l’âge adulte, marqué par une solitude croissante, un poignant sentiment d’abandon, un désenchantement de plus en plus prononcé à l’égard de son amant et « complice » bien involontaire, Frank Jessup (Robert Mitchum). [Otto Preminger – Etrangère ici-bas par Olivier Eyquem – Ed. Capricci (2012)]

Angel Face - 1952

ANGEL FACE (Un si doux visage) – Otto Preminger (1952) – Robert Mitchum, Jean Simmons, Mona Freeman, Barbara O’Neil

Preminger, qu’on a pu définir comme un « cinéaste de la volonté », s’est fréquemment attaché à des personnages masculins faibles, qu’il n’a jamais cherché à rabaisser. Passif, crédule, Frank n’est qu’un jouet entre les mains de Diane, qui l’arrache en un clin d’œil à sa gentille compagne Mary (Mona Freeman) avant de lui extorquer les explications techniques permettant de saboter la voiture de Catherine. [Otto Preminger – Etrangère ici-bas par Olivier Eyquem – Ed. Capricci (2012)]

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ANGEL FACE (Un si doux visage) – Otto Preminger (1952) – Robert Mitchum, Jean Simmons, Mona Freeman, Barbara O’Neil

Mitchum assume loyalement les failles de ce personnage prosaïque et sans envergure, dont la virilité affichée cache les flottements, la tendance profonde à se laisser porter par les autres ou, pire, à les abandonner cruellement à leur sort. Sa première défection sera ainsi le déclencheur du passage à l’acte de Diane, qui sans cet abandon, aurait peut-être continué à rêver simplement la mort de Catherine. L’étrange vacuité de ses regards lors du procès exprimera le fatalisme las d’un homme devenu le spectateur impuissant de sa propre histoire. Sa seule « initiative », après le non-lieu, sera de repousser, tout aussi platement, rappel à raide de Diane pour aller quêter un illusoire réconfort auprès de Mary. [Otto Preminger – Etrangère ici-bas par Olivier Eyquem – Ed. Capricci (2012)]

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ANGEL FACE (Un si doux visage) – Otto Preminger (1952) – Robert Mitchum, Jean Simmons, Mona Freeman, Barbara O’Neil

Diane ne sera pas davantage écoutée par son avocat Barrett (Leon Ames). Celui-ci ne se contentera pas, en bon professionnel, de rejeter ses aveux rétrospectifs, irrecevables et sans objet. Il lui tendra aussi un miroir, et avec une froide objectivité, lui fera comprendre qu’elle ne cherche finalement qu’à mettre un nom sur son état. La folie, socialement reconnue, serait, pour Diane, une solution, une réalité à quoi s’accrocher pour éviter de perdre pied. [Otto Preminger – Etrangère ici-bas par Olivier Eyquem – Ed. Capricci (2012)]

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ANGEL FACE (Un si doux visage) – Otto Preminger (1952) – Robert Mitchum, Jean Simmons

L’histoire

Frank Jessup (Robert Mitchum) fait la connaissance de la jeune et riche Diane Tremayne (Jean Simmons), dont il tombe follement amoureux. Pour elle, il abandonne sa fiancée, Mary Wilton (Mona Freeman), son poste à l’hôpital et devient le chauffeur des Tremayne. Frank comprend rapidement que Diane déteste Mrs. Tremayne (Barbara O’Neil), sa belle-mère, laquelle déclare un jour avoir été la victime d’une tentative de meurtre. Inquiet devant la tournure des événements, Frank décide de rompre avec Diane mais lorsque celle-ci lui demande de partir avec elle, il accepte. C’est alors que Tremayne (Herbert Marshall) et sa femme sont victimes d’un accident de voiture au cours duquel ils trouvent tous les deux la mort. Diane et Frank sont arrêtés. Diane épouse Frank et le couple est acquitté. Frank souhaite partir pour le Mexique, ayant compris que Diane est coupable. Celle-ci s’est d’ailleurs confessée à son avocat mais inutilement, la justice ne peut plus rien contre elle. Découvrant que l’homme qu’elle aime est prêt à la quitter, Diane propose à Frank de le conduire au dépôt des cars et elle jette la voiture dans le vide. Frank et Diane meurent à l’endroit même où les Tremayne avaient été tués…

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Les extraits

Une séquence clé : la première rencontre du couple et la grande errance nocturne de Diane, qui préfigure le dernier acte de sa vie. Preminger introduit, dès le plan d’ouverture, une sensation de déséquilibre. Une ambulance sort à vive allure d’un garage, fonce dans la nuit, toutes sirènes hurlantes. Nous sommes projetés au cœur d’une action dramatique, déclenchée depuis quelques instants, et dont nous ne savons encore rien. Dans la villa des Tremayne, Catherine a failli mourir d’un mystérieux empoisonnement au gaz. La police, un médecin, et Charles sont dans sa chambre, attendant les infirmiers. Au rez-de-chaussée, Diane, hors-champ, commence à jouer sur son piano une mélodie d’une indicible tristesse : sa tentative d’assassinat vient d’échouer… Frank descend le grand escalier, et découvre Diane en même temps que nous. A-t-il compris, comme nous, que cette musique signait le premier aveu de la jeune femme ? Inutile de chercher à décrypter son expression, indifférente à souhait : il se passe chez les riches tant de choses mystérieuses qu’il serait vain de chercher à comprendre. Et dans cette première rencontre tendue, et exceptionnellement découpée pour un Preminger (15 plans), l’usage répété du contrechamp, si rare chez le cinéaste, installe entre Diane et Frank une distance qui ne se résorbera jamais. D’emblée, Diane nous intrigue par sa nervosité à fleur de peau, ses réserves de violence, mais encore plus par ses absences et cette faculté qu’elle a de s’abstraire rêveusement, en toute innocence, de ses illusoires conquêtes et stratagèmes. [Otto Preminger – Etrangère ici-bas par Olivier Eyquem – Ed. Capricci (2012)]

C’est après le procès – la seule partie démonstrative du film – que se déroule rune des plus belles scènes d’errance de toute l’œuvre de Preminger, qui rivalise par son pouvoir hypnotique avec les grandes séquences nocturnes de Laura et Whirpool (Le Mystérieux Docteur Korvo). Diane, ayant tout juste congédié son couple de domestiques et tiré un trait sur son passé, parcourt lentement la maison vide, allant de pièce en pièce, dans des mouvements caressants d’une extraordinaire fluidité. Dans le bureau vide de Charles, elle s’arrête devant l’échiquier, caresse délicatement le Roi dans un geste au symbolisme assumé. Poursuivant son errance, elle se rend dans la cour, observe les fenêtres de la chambre de Frank, remonte rapidement à l’étage, comme s’il était encore temps, gagne la chambre de Frank, abandonnée, s’imprègne de l’odeur de sa chemise, serre contre elle sa veste, contemple, pour la dernière fois, l’abîme où Charles et Catherine se sont écrasés, et où elle ne tardera pas à les rejoindre. Elle sort du champ. Long fondu enchaîné. Au petit matin, nous la retrouverons pelotonnée dans le fauteuil, enveloppée dans la veste de Frank, les yeux grands ouverts. [Otto Preminger – Etrangère ici-bas par Olivier Eyquem – Ed. Capricci (2012)]

Fiche technique du film
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