Night Alter Night n’est pas resté dans l’histoire du cinéma comme un pur chef-d’œuvre, il s’agit même d’un film « nullissime » et tout à fait insignifiant. Pourtant, la dernière bobine de pellicule est marquée par la présence d’une femme qui a provoqué rien moins qu’une véritable révolution sexuelle dans la création artistique américaine. Mais installons-nous un instant dans une salle obscure de Los Angeles, peu avant la fin de la projection : l’air désinvolte, une femme provocante entre à l’improviste dans un bar clandestin. Elle jette autour d’elle un regard hautain, plein de morgue et de prétention non dissimulées, puis ôte son manteau dans un scintillement de diamants. La responsable des vestiaires s’exclame : « Mon Dieu, quels beaux diamants l » Mae West, car c’est elle, lui répond dans un déhanchement à damner un sacristain : « Ma mignonne, Dieu n’y est pour rien. » Il faudra attendre trente années et Kim Novak dans Le Démon des femmes (The Legend of Lylah Clare) pour retrouver dans l’intonation d’une voix féminine autant d’ambiguïté liée, il est vrai, à un jeu d’une autre qualité.



Mae West n’était pas la dernière venue dans le monde du spectacle. Selon ses propres déclarations, elle approchait alors de la quarantaine (certains avancent sa date de naissance de 1893 à 1886 – , et depuis l’âge de six ans elle jouait au théâtre les personnages les plus variés. Elle avait incarné tous les enfants du répertoire scénique (le petit Lord Fauntleroy, la petite Eve) – une affiche publicitaire la présentait comme la « Baby Vamp » ; elle avait lancé le shimmy, une danse très à la mode en Amérique pendant les années 20 ; elle avait été une vedette du music-hall et, à partir de 1926, elle était devenue un phénomène à part entière du théâtre, grâce à une série de comédies qu’elle avait écrites elle-même. Parmi celles-ci remarquons des titres audacieux : Sex, Diamond Lil, Pleasure Man et The Constant Sinner. Le contenu n’était pas moins virginal que les titres : une de ses comédies, The Drag, sur le thème de l’homosexualité, n’arriva jamais sur les scènes de New York par peur des réactions indignées; une autre fut attaquée en justice pour obscénité (mais Mae West gagna le procès).

Une parodie du sexe
Mae fit du sexe un divertissement et cela valait mieux que d’ignorer hypocritement son existence. N’oublions pas qu’à l’époque le sexe devait être déguisé en idylle sentimentale, et que rien d’inconvenant ne pouvait être montré sans déclencher immédiatement une répression. Mae déconcertait les gens. Son immoralité, ses allusions (« C’est un pistolet que tu as en poche ou tu es seulement content de me voir ? ») ne pouvaient être acceptées par les bien-pensants. Même dans le milieu théâtral du New York des années 20 elle avait été pratiquement la seule à défendre le sexe contre l’offensive puritaine.

« Petit Diamant » (1928)
En 1928, une longue série de mesures judiciaires amena la création d’un véritable code moral du théâtre. La liberté d’expression se retrouvait sérieusement mise en cause. Cette nouvelle vague de censure démontrait que l’Amérique, ayant abandonné une fois pour toutes le monde audacieux mais fruste des pionniers, avait désormais la volonté de s’assurer une place dans le monde raffiné de la culture moderne.
A cet égard Hollywood, qui avait moins d’ambitions culturelles, réussit à conserver une certaine liberté. Mae West était la personne la plus apte à l’exploiter et elle le fit avec une verve et un sens de l’humour désarmant. Elle-même était une parodie du sexe. Lors de son premier tournage, elle était déjà une femme entre deux âges dont les rondeurs évoquaient Junon bien plus qu’Aphrodite. Ses traits n’étaient pas très gracieux ; quant à son maquillage avec la bouche en cœur et les paupières outrageusement fardées, on le jugeait déjà anachronique pour l’époque. Elle n’était ni l’image de la femme ni celle de la mère et pas même celle de la femme de l’Ouest, à moins qu’on l’imaginât derrière le comptoir d’un saloon. Son aversion pour les habits modernes accentuait cet effet : aussi souvent que possible, elle se couvrait de plumes et de volants dans le style Belle Époque et, quand elle ne le pouvait pas, elle cherchait à donner une impression similaire. S’il est possible que les hommes, au début de sa carrière, l’aient trouvée fascinante, les photographies de cette période permettent difficilement de l’apprécier.
Auteur et actrice
Ses films, qu’elle écrivait souvent entièrement, témoignaient pourtant d’une grande fraîcheur. Elle était également très drôle. Son humour lui permettait de ridiculiser jusqu’à sa propre vantardise. Se prenant publiquement à partie et blaguant son statut de symbole sexuel, elle dominait toutes les productions dans lesquelles elle tournait et s’affirma comme une personnalité importante du cinéma. Son apparition éclair dans Night After Night fut d’ailleurs déterminante pour tout le film. A cette époque, elle écrivait déjà ses dialogues et dirigeait le metteur en scène à la baguette : elle savait ce qu’elle voulait, et le public suivait.

Grâce à l’effet sensationnel provoqué par ce film, elle obtint carte blanche pour le suivant ; c’est ainsi qu’elle fit, en 1933, un des longs métrages les plus importants des années 1930, Lady Lou (She Done Him Wrong) qui mit un terme à la situation financière catastrophique de la Paramount. Mae West était liée par contrat avec cette firme et en empêcha ainsi le rachat par la MGM. C’était une adaptation de sa comédie « Diamond Lil » dont seul le titre, trop connu, avait été changé. On y racontait l’histoire délicieusement amorale d’une dame aux mœurs légères, des hommes de sa vie et de sa manière subtile de surmonter tous les obstacles pour apparaître, à la fin, totalement innocente. Une sorte de Juliette moderne armée d’une duplicité à faire pâlir de jalousie l’héroïne du divin Marquis.
L’enthousiasme du public était tel que Mae, à peine sortie du plateau de Lady Lou, mit immédiatement en chantier Je ne suis pas un ange (l’m No Angel) où elle incarne un des personnages les plus extravagants de sa carrière, celui d’une danseuse de night-club qui sait dompter les lions.

Ce film était bâti sur un scénario de Lowell Brentano. Mae West, comme à son habitude, l’avait revu et adapté à son jeu et à son genre de personnage. Comme tous les grands acteurs de l’écran, elle interprétait finalement toujours le même rôle. Dès que sa renommée fut bien établie, elle transforma ses personnages à son image. Malgré cela, il y eut toujours une séparation nette entre la personne Mae West et le produit Mae West. Bien avant sa mort, quand on l’interrogeait sur ses films, elle évitait de parler de son personnage à la première personne et préférait dire que « Mae West pouvait faire ceci ou ne pouvait pas faire cela ». Elle se sentait aussi bien auteur qu’actrice et, lorsqu’elle cessa de pratiquer cette double activité, elle ne connut plus le même succès.

Une mise au point doit être effectuée concernant les rapports qu’entretenait Mae West avec ses metteurs en scène : elle s’entendait fort bien avec Lowell Sherman et Wesley Ruggles, respectivement réalisateurs de Lady Lou et de I’m No Angel (Je ne suis pas un ange), mais eut des problèmes avec Leo McCarey qui officiait pour Belle of the Nineties (Ce n’est pas un Péché) et dont les conceptions artistiques dans le domaine de la comédie ne correspondaient pas toujours avec celles de Mae. Ces divergences expliquent peut-être la faiblesse de ce film par rapport aux précédentes réalisations de ce talentueux metteur en scène. Il s’agit en outre d’une deuxième version, très inférieure à la première, de Diamond Lil (il y en aura une troisième en 1936 : Klondike Annie, de Raoul Walsh).

Des ennuis avec la censure
Il aurait fallu être stupide pour espérer que les clins d’ œil aguichants de Mae West aient pu échapper à la rage purificatrice des auteurs du code Hays. A cette liberté de ton, ils réagirent avec une sévérité qui ignorait délibérément les impératifs artistiques. Chaque scène ayant un rapport avec le sexe fit l’objet d’une analyse attentive et détaillée, sur la base de ce fameux code et de ses normes mesquines, soigneusement énumérées. La première fois que Mae West eut sérieusement à faire avec la censure, ce fut pour Belle of the Nineties. L’intrigue et les dialogues furent modifiés tandis que le titre original, It Ain ‘t No Sin, fut changé. Cela ne devait pas empêcher le film d’avoir un grand succès mais pour Mae West, qui avait connu une telle gloire auparavant, c’en était fini de l’âge d’or.

Son film suivant, Goin’to Town (Je veux être une lady annonce le déclin de l’actrice (et cela malgré une intrigue folle : Mae West est la veuve d’un voleur de bétail qui réussit à pénétrer dans la haute société en chantant un air tiré de Samson et Dalila !). Son duo avec W.C. Fields dans My Little Chickadee (Mon petit poussin chéri , 1940) ne parvint pas à renverser le cours des choses.

Il est vraisemblable que les raisons de ce déclin sont étroitement liées aux nouveaux diktats de la censure. L’humour corrosif de Mae West, qui dévastait tout sur son passage, se trouvait diminué, affaibli, et prenait l’apparence de la naïveté, ce qui n’était certainement pas le but recherché. Dans l’exercice périlleux de la provocation, il faut être totalement libre, sinon ce qui doit être libérateur risque fort de devenir insipide, voire vulgaire. Enrobé de préventions, transformé en allusion, le message iconoclaste était devenu franchement inoffensif. Mae West cessait d’être indispensable.



Le mythe continu
Étrangement, la fin de sa gloire cinématographique ne porta pas ombrage au mythe. Mae West restait Mae West, mais ailleurs et avec des moyens différents.

Ce fut d’abord à la radio, au milieu des années 1930, puis de nouveau au théâtre à la fin des années 40 avec «Catherine Was Great» et des reprises de « Diamond Lil », enfin au cabaret à Las Vegas dans les années 50. The Heat’s On (1943), un autre film d’elle, fut bien médiocre malgré son jeu extraordinaire. Son « retour », dans Myra Breckinridge (1970) de Michael Sarne, ne donna lieu qu’à une brève apparition. Son dernier film, Sextette (1978), est, en revanche, beaucoup plus intéressant. Au centre de l’intrigue, il y a cette femme de quatre-vingt-cinq ans, ou peut-être de quatre-vingt-douze, qui rend fous une douzaine d’hommes si jeunes qu’ils pourraient être ses petits-enfants, pour au moins deux d’entre eux. D’un certain point de vue cela n’a pas d’importance : c’est encore Mae West, et la Mae West des années 1970 ne donnait qu’en partie l’impression d’être moins un fruit du délire que celle d’il y a un demi-siècle. Tout cela appartient à son œuvre, et elle a donné au cinéma quelque chose d’unique, la seule chose qu’elle pouvait lui donner : elle-même.

Mae West mourut le 29 novembre 1980 à Hollywood. S’il est vrai que les censeurs ruinèrent sa carrière cinématographique, il est tout aussi vrai qu’ils lui ouvrirent les portes de l’immortalité.



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