Tout le monde ne peut pas être Renoir. La lumineuse bonté qui empreint le plus grand œuvre cinématographique de notre temps ne saurait être monnaie courante dans un univers à l’image de l’Univers : il faut de tout pour le faire, il faut du Renoir, il faut de l’Autant-Lara. Au paradis idéal du Septième Art où je mettrais volontiers le roi Jean à la place du Seigneur, je verrais assez bien notre auteur dans un rôle de diablotin, deux au moins de ses films (1) sentent le soufre : j’ai nommé L’Auberge rouge et La Traversée de Paris.

La déambulation de deux salopards à travers l’occupation en général et Paris en particulier a porté un certain cinéma français à son point de perfection. Que ce « certain cinéma » là soit chose douteuse, j’en suis d’accord avec ses dénigreurs. Il n’empêche qu’il existe et qu’en sa présence il ne sert à rien de se voiler la face en poussant des, petits cris. La conjonction : écrivain célèbre – adaptateur malin – metteur en scène efficace – acteurs populaires, bien emballée dans un gros chèque, n’est pas le fin du fi en matière d’art et mène le plus souvent à Gilles Grangier qu’à La Traversée de Paris : preuve par l’absurde preuve et par l’expérimentation qu’en l’occurrence il y a un « je ne sais quoi » de plus.




Le tout est justement de découvrir le pourquoi de cette réussite. Avouons que la recherche est aisée : La Traversée de Paris est un chef-d’ œuvre de méchanceté ; cette évidence se mesure autant aux grincements de dents des nantis qu’aux ricanements des malheureux.




Or, cette fusillade à bout portant (2) des valeurs bourgeoises et des idées reçues, ce massacre organisé des « Flotte, petit drapeau » et des « Moi, Monsieur, j’ai fait Verdun », ces impitoyables coups de scalpel tailladant le chancre de la lâcheté, cet éloge cynique de la combine et de la côtelette de porc, bref ce manuel du parfait asocial doit son existence à l’union oui fait la force. Le seul point commun entre Marcel Aymé, Claude Autant-Lara, Jean Aurenche et Pierre Bost est la méchanceté.




Quatre visions pessimistes et avilissantes du monde se sont accordées sur le même objet. Le microscope qui servait de caméra a fait le reste. Froidement rageurs, ces mousquetaires fangeux vont transformer la douce France en un champ d’épandage. L’herbe n’y repoussera plus tout à fait comme avant et les fleurs bleues de l’humanisme iront se faire cueillir ailleurs. Paradoxalement, La Traversée de Paris qui n’a aucune valeur didactique rejoint en fin de course les fameux panneaux de Brecht dans Mahagonny : « Pour un partage injuste des biens terrestres » – « Pour le désordre naturel des choses » – « Pour la grandeur de la boue » – « Pour la vulgarité éternelle », auxquels on peut ajouter : « Crapules de tous les pays, unissez-vous ! «




Dans l’ivresse de cette orgie de fiel, la boussole d’Autant-Lara s’est affolée. La Traversée de Paris ne reconnaît plus la gauche de sa droite. Il ne s’agit pas de ruiner certaines valeurs pour en édifier d’autres, il s’agit de faire table rase, il s’agit d’un film nihiliste qui ne donne pas de poire pour la soif dans le désert. Un à un, les beaux concepts s’écroulent. L’amitié est une blague, la culture un élément de troc, le dévouement une bêtise, l’héroïsme une foutaise, l’amour une escroquerie. Inutile de s’accrocher aux branches : Il n’en restera pas une. Rien. En deux temps, comme ces petites valses qui vous font un air de danse macabre, La Traversée de Paris fait le vide. On fourre tout le monde dans le sac de Scapin et on tape dessus. Allons-y gaiement !




Dans une cave mal éclairée, les trafiquants du marché noir abattent un cochon. Le porc, constate le Petit Larousse, « est un animal précieux ; toutes les parties de son corps, jusqu’aux entrailles, sont comestibles ». De la civilisation gréco-latine, nous sauverons donc momentanément le boudin et la saucisse. Mais prenons-y garde : il a quatre pattes, cet animal, un groin, une peau rosâtre et une petite queue en tire-bouchon. De là à déduire qu’il s’agit un cochon comme les autres, Il n’y a qu’un faux pas. Cette bête est plus qu’un cochon, c’est une entité déguisée en cochon, et son hurlement lorsqu’on l’égorge au son de l’accordéon fait écho au grand cri de la bande à Guizot : « Enrichissez-vous ! «
Il y a pire. L’anticonformisme mondain a ses limites ; celui-ci n’en connaît pas. Dans un misérable bistrot, les complices proposent leur viande avariée à quelques affamés. Refus. Gabin se tourne vers eux et lance : « Salauds, de pauvres ! » Alors Bourvil – Bourvil le prolo, le damné de la terre – hésite un peu avant de reprendre : « Salauds de pauvres ! »
Il a parlé à ses semblables. Le peuple laborieux s’est adressé au peuple laborieux. Ces mots-là donnent le vertige…
[Pierre Ajame – L’Avant-Scène n°66 (janvier 1967)]




(1) Compte tenu du fait que j’admire beaucoup En cas de malheur. Mais ceci est une toute autre histoire
(2) De ce tir serré, il faut malheureusement ôter les balles perdues de la séquence finale – concession d’autant plus irritante qu’elle sent l’effort et l’insincérité.

LA TRAVERSÉE DE PARIS – Claude Autant-Lara (1956)
En 1956, Claude Autant-Lara jette un pavé dans la mare avec une sombre comédie sur fond d’Occupation. L’occasion de diriger pour leur première rencontre deux monstres sacrés, Jean Gabin et Bourvil, qui vont s’en donner à cœur joie dans ce registre inédit.

MARCEL AYMÉ, ENTRE SATIRE ET POÉSIE
Auteur d’un nombre considérable de romans, Marcel Aymé a également écrit pour l’écran, tout en cédant les droits de ses œuvres pour de multiples adaptations. Au point de devenir une figure incontournable du paysage cinématographique français.

- THE LONG NIGHT – Anatole Litvak (1947) / LE JOUR SE LÈVE « refait » et « trahi »
- EDWIGE FEUILLÈRE : LA GRANDE DAME DU SEPTIÈME ART
- LA POLITIQUE DU CINÉMA FRANÇAIS
- THE GARMENT JUNGLE (Racket dans la couture) – Vincent Sherman (1957)
- THE RACKET (Racket) – John Cromwell (1951)
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