Peu de films ont suscité autant de réactions : diverses et variables, hésitantes ou catégoriques, si souvent contradictoires – à l’image peut-être d’une œuvre riche à l’excès – qu’on est tenté de donner sa langue au chat. Mais que La Règle du jeu, restaurée par des mains pieuses en 1959 sortit d’un purgatoire de vingt-cinq ans pour accéder au ciel des classiques, il est temps d’oublier les caprices de la mode, la paresse de tous les conformismes et la faiblesse des passions les plus sincères, pour examiner sereinement l’ouvrage à la lumière d’informations complètes, le saisir d’un coup d’œil dans sa première nouveauté grâce au recul propice, le juger enfin avec tous les égards qu’on doit à la vraie jeunesse. [Philippe Esnault – L’Avant-Scène Cinéma, n°52 – octobre 1965]
Il est admis désormais qu’après huit années de labeur magnifique et de luttes incessantes, jalonnées depuis La Chienne (1931) par des échecs et des succès également éclatants, La Règle du Jeu situe le faîte de l’ascension de Jean Renoir ; qu’elle marque l’aboutissement d’une vie et le départ d’une évolution profonde ; qu’elle fait charnière, par ses formules d’expression, entre le cinéma d’avant-guerre et celui d’aujourd’hui. Un tel résultat doit beaucoup à des circonstances exceptionnelles, finalement très favorables au projet.
Renoir a quarante-quatre ans, l’âge de la maturité. II a découvert la confiance en soi, perdu sa hantise d’être un raté, dépouillé le vieil Octave comme une peau d’ours. Il pense avoir « son mot à dire », maintenant que l’expérience l’a révélé à lui-même et aux autres. Car il a besoin qu’on l’encourage, qu’on l’aime et qu’on l’aide. Depuis toujours, le bonhomme sait conquérir les cœurs par son charme pataud de Parigot matois, les élans contradictoires d’une nature gourmande, son style savoureux de bohème trop fainéant pour exploiter ses dons, frotté de culture vraie mais nourri par ses sens, à l’aise au salon comme à l’office.
Ses films l’ont rendu célèbre ; ses idées, populaire. Le contact avec le public, La Grande Illusion, puis La Marseillaise, le lui ont réellement donné. Dans l’imagerie du moment, l’enfant gracile peint par son père, l’ancien officier de 14, le céramiste et le mondain sont devenus « ce gros garçon qui lève le poing dans les meetings » et qui s’attable au bistrot avec les copains devant un litre de beaujolais pour déguster du fromage de Brie. Sa silhouette fleure le terroir et le folklore.
Les recettes de La Bête humaine, son film précédent, ont confirmé sa valeur commerciale. Les producteurs et les distributeurs sont enfin prêts à lui faire confiance. Les techniciens ne le considèrent plus comme un amateur certes doué, mais brouillon : il a trouvé leur estime en prouvant qu’il connaît son métier, s’il se moque des règles. Enfin, les critiques de bonne foi reconnaissent en lui, depuis le départ de René Clair, le grand cinéaste français de l’époque.
Cette réussite tardive et prometteuse ne le prend pas au dépourvu. Pendant des années, ce touche-à-tout a fait connaissance avec le monde, les autres et lui-même ; la fréquentation des œuvres et la pratique de son art lui ont appris la joie de créer et sa manière personnelle de le faire. Libéré des peurs et des contraintes, il possède cette fois les moyens de son ambition. Tout cela est encore confus et le hasard semblera mener la partie qui débute comme une belote et s’achève en coup de poker. Mais Renoir n’aura pas triché, tout étonné qu’il est d’avoir misé si gros jeu dans une conjoncture incertaine. [Philippe Esnault – L’Avant-Scène Cinéma, n°52 – octobre 1965]
L’orage gronde. Entrepris au lendemain de Munich, le film sera présenté neuf semaines avant la déclaration de la guerre. La mobilisation partielle du 16 mars a dégarni les rangs du personnel ouvrier. Dans une atmosphère de malaise et de nervosité, on feint de continuer à vivre, mais le cœur n’y est plus. Il est sans doute facile, après coup, de trouver à l’œuvre des accents prophétiques, mais elle est manifestement imprégnée du climat débilitant de cette période : c’est moins l’oraison funèbre d’une classe décadente qu’on entend prononcer que sonner le glas des illusions. On danse sur un volcan. Voilà bien l’occasion de concevoir un « drame gai ».
Renoir veut avoir les mains libres. Il fonde avec quatre amis : Camille François, son frère Claude, André Zwobada et Olivier Billiou, une S.A.R.L. à faible capital, « La Nouvelle Edition Française », qui doit non seulement produire et diffuser les films de Jean Renoir , mais coopérer plus tard avec René Clair, Julien Duvivier, Jean Gabin et Simone Simon… On prévoit de tourner deux films par an. Cette tentative est donc déjà fort intéressante puisqu’elle vise, sur le modèle des « Artistes Associés » d’autrefois, à l’émancipation financière des créateurs. Le gouvernement français vit d’un très bon œil cette initiative et songea même, dit-on, à confier à l’équipe la gestion d’un des plus grands circuits nationaux, alors en grave difficulté. Cependant, certains commerçants du cinéma, sentant la menace, firent grise mine et l’on cherche ici parfois l’origine de la cabale qui fit échouer le film et l’entreprise ; hypothèse hasardeuse, car l’échec de La Règle du jeu fut total auprès du public populaire comme auprès des snobs.
Les coopérateurs se mettent au travail, chacun à sa tâche. Installés dans les bureaux loués, 18, rue de la Grange-Batelière, à Marcel Pagnol, Camille François, Claude Renoir et Billiou prospectent les capitaux, tandis que Jean s’enferme dans la propriété familiale de Marlotte, en compagnie de Karl Koch et d’André Zwobada, pour travailler au scénario.
Son point de départ ? Une transposition moderne, assez libre, de la pièce de Musset qu’il préfère : Les Caprices de Marianne. Il l’avait apportée en dot à la N.E.F. et déposée sous forme d’un synopsis de quelques feuillets dactylographiés à la Société des Auteurs : « Comme on s’inspire toujours de quelque chose (il faut tout de même partir d’un point, même s’il ne reste rien de ce point dans l’œuvre définitive) pour m’aider à penser à La Règle du jeu, j’ai relu assez attentivement Marivaux et Musset, sans avoir l’idée d’en suivre même l’esprit. Je pense que ces lectures m’ont aidé à établir un style, à cheval sur un certain réalisme – pas extérieur, mais réalisme tout de même – et une certaine poésie ; tout au moins, j’ai essayé. » En fait, Renoir cristallise autour de ce thème.
Quelques semaines plus tard, il rentre de Marlotte, sûr de son propos, avec un dossier sous le bras qui contient le premier découpage de la partie parisienne et la trame générale des événements de La Colinière. En son absence, Camille François et Olivier Billiou ont fait du bon travail : le premier en décidant des proches à fournir de l’argent, le second en obtenant des avances sur des contrats de vente à l’étranger, la N.E.F. se réservant le marché national. On envisage un budget de 2.500.000 francs, considérable pour l’époque. La Règle du jeu s’annonce comme la grande production française de l’année 1939.
Le choix des interprètes va modifier profondément le sujet et le destin du film, à trois semaines du tournage. Renoir pensait donner le rôle de Christine à Simone Simon, la femme-enfant, qui retrouverait son mari de La Bête humaine, Fernand Ledoux. La jeune « star », rentrant d’Hollywood, exigea huit cent mille francs de cachet, ce qui la fit écarter par Camille François qui proposa une débutante de talent : Michèle Alfa, qu’on alla voir en scène. Mais Renoir n’eut d’yeux ce soir-là que pour la princesse Starhemberg, une ancienne actrice, qu’il finit par décider. Sa toquade mondaine provoqua la stupeur : Nora Crégor n’était plus une gamine capricieuse, fraîche épousée par un gros homme un peu ridicule, mais une femme du monde dans l’éclat de la trentaine. On lui donna pour mari l’excellent Marcel Dalio, dont il fallut aussi modifier la biographie. Enivré, d’autre part, par l’actrice et le personnage, Jean Renoir décidait de jouer le rôle d’Octave, d’abord attribué à son frère Pierre. Dès lors, le projet prenait une autre direction, ou plutôt une dimension nouvelle. L’ennui, c’est que le cinéaste, en dépit de sa passion pour la comédie, restait un amateur et que la charmante Nora Grégor écorchait le français. [Philippe Esnault – L’Avant-Scène Cinéma, n°52 – octobre 1965]
La distribution habilement complétée, une équipe nombreuse, fervente et qualifiée, pourvue d’un excellent matériel (objectifs Kinoptik, équipement sonore Western Electric) prit le chemin de la Sologne, j’allais dire le chemin des vacances. Tourner avec Renoir, c’est s’amuser prodigieusement en bande, dans une atmosphère de récréation. On travaille pour le plaisir, en vrais amateurs, et le film garde la saveur de la vie.
On improvise et chacun donne son idée, sous le regard des financiers et des techniciens. Séduit par le paysage et les règles de la vénerie, Renoir développe la partie de chasse qui sera dirigée par un vieil Anglais et l’ami Corteggiani, un parfait fusil. On enrôle les amis et connaissances pour figurer dans le film, où les blagues s’incorporent. Puis les acteurs interviennent : « Les acteurs sont aussi les auteurs d’un film et, quand on se trouve en leur présence, ils apportent des réactions que l’on n’avait pas prévues; ces réactions sont souvent très bonnes et on serait bien fou de ne pas en profiter. (J. R.) » Les jeux de scène, les dialogues et finalement la psychologie des personnages et même le sens de l’œuvre se trouvent ainsi modifiés et enrichis.
Mais le temps n’avait pas tardé à se gâter. Pour ces scènes d’extérieur, la pluie tombe sans arrêt et l’on attend des jours entiers l’éclaircie, la bonne lumière pour les prises et les raccords. Le cinéaste peut encore travailler son scénario à l’auberge de Salbris durant une quinzaine.
Sans cesse remanié, le projet ne prend sa tournure définitive qu’au moment du tournage. Renoir reste l’homme de l’improvisation d’après canevas, du travail sur le vivant : « J’ai une certaine tendance à être un peu théorique dans le début de mes travaux : ce que je voudrais dire, je le dis un peu trop clairement, un peu comme un conférencier, et c’est extrêmement ennuyeux. Peu à peu (et le contact avec les acteurs m’y aide énormément), j’essaie de m’approcher de la manière dont, dans la vie réelle, des personnages pourraient s’intégrer à leurs théories, tout en restant soumis aux mille impedimenta de la vie, aux mille petits événements, aux mille petits sentiments qui font que l’on ne reste pas théorique .. »
De cette méthode de cinéma en liberté, qui l’oppose à son ami René Clair, on sait les avantages et les inconvénients. L’invention spontanée se paie par des retards et des dépenses supplémentaires. On peut craindre à l’arrivée de fâcheuses surprises : ratages et coupures inévitables, incohérences de détail et même déséquilibre. On s’inquiète bientôt, car le devis initial sera dépassé. Heureusement, « Zwo », qu’on dépêche à Paris, parvient à convaincre Jean Jay, directeur chez Gaumont, qui venait de distribuer avec succès La Bête humaine, de programmer la future Règle du jeu dans son circuit contre un « à-valoir » d’environ deux millions. Gros sacrifice pour un film sans vedettes et passablement original. Jean Jay, qui croit en Renoir, mais qui doit défendre les intérêts de ses actionnaires, se rend en Sologne et persuade le réalisateur, avec l’appui de Camille François, inquiet lui aussi des dépassements, d’aller occuper au plus tôt le grand plateau FG de Pathé, à Joinville, où le vaste « complexe » construit par Lourié et Douy n’attend plus que lui. Une petite équipe composée de Zwobada, Corteggiani et Jacques Lemare restera sur place pour filmer les plans de tuerie d’animaux, d’après les indications précises de Renoir, auquel on projette les rushes chaque samedi. Il faudra patienter deux mois, construire une sorte de casemate mobile et descendre des centaines de lapins pour obtenir l’effet recherché, réellement bouleversant.
Sur le plateau double de Joinville, où Jean Renoir arpente l’exact et riche décor qu’il lui fallait, la tension monte. Les bruits de guerre franchissent les portes du studio, les rapports de l’équipe évoluent, le tournage prend la forme d’une aventure. Retrouvant son goût du peuple, Renoir développe l’intrigue du trio Lisette-Schumacher-Marceau, servi par de magnifiques interprètes, et donne aux domestiques une importance égale à celle des maîtres. Cependant qu’il tâche d’escamoter la gentille et médiocre Nora, qui ne le fascine plus. Le patron regrette d’autant plus amèrement son caprice qu’il est emballé, à juste titre, par la classe de Mila Parély, cette amazone de vingt-deux ans, qu’on verrait bien dans la peau de Christine. Il étoffera donc le personnage de l’intelligente et sensuelle Geneviève, mineur à l’origine.
Jean Jay surveille la marche du travail et voit les « rushes », Le dessin général du film l’intéresse, en dépit de son ton déroutant, mais il est atterré par le jeu de Renoir dans le rôle d’Octave. Il s’en ouvre à lui franchement et lui conseille de le réduire puisqu’il n’est plus possible de tout recommencer avec Michel Simon, comme le suggère Jean Renoir.
Le réalisateur ne suivra pas ce conseil. Par le truchement d’Octave, il entre et circule dans son film, s’y révèle et s’y confesse. Octave tient dans les dernières scènes (quand il a dévêtu sa peau d’ours) une place déterminante au point de ralentir l’action, de la compliquer, de la rendre inacceptable au public habituel. Mais il est ébranlé, s’interrogeant sans doute sur le résultat final et l’accueil des spectateurs. Il sait qu’il ne pourra s’en prendre qu’à lui d’une éventuelle déception. Merveilleusement entouré par une équipe talentueuse et dévouée, il a pu pendant des mois œuvrer en totale liberté, sans restriction technique ou financière. Il a obtenu des meubles de prix, de l’argenterie de chez Christofle, des pièces de collection comme ce limonaire géant qu’on a fait venir d’Allemagne; le tout installé dans le luxueux décor aux portes pleines, aux vrais parquets, à l’escalier monumental de Lourié… Il aura coûté plus de cinq millions, ce curieux film où il s’est finalement mis tout entier, son démon intérieur se jouant des événements, et qui le surprend peut-être lui-même. L’artiste est dépassé par sa création.
Il tourne à tout hasard une ou deux scènes explicatives et tâtonne pour la fin : le départ d’Octave en compagnie de Marceau précédant aujourd’hui comme une fausse sortie la remarquable scène du perron.
Partageant sans doute secrètement l’inquiétude de ses amis, rompu d’autre part par l’effort qu’il vient de fournir, Jean Renoir va s’isoler, laissant à Marguerite, sa plus précieuse collaboratrice, le soin de tirer de 42.000 mètres de pellicule le film dont il a rêvé.
Début juillet, on assiste en groupe à la première projection de La Règle du jeu, qui dure 113 minutes. Jeau Jay exige des coupures pour éviter l’échec commercial. Renoir capitule. Sur ses indications, Marguerite ramène le film à une durée de 100 minutes, obtenue par l’ablation de sept scènes. La censure donne son visa.
Vendredi 7 juillet 1939 : grande première au « Colisée », mais à bureaux ouverts. Un interminable documentaire pompier à la gloire de l’Empire ouvre la séance. Après L’entracte, le chahut commence et tourne à l’émeute. Des spectateurs de l’orchestre allument des journaux ; on ricane, on conspue. A la sortie, parmi quelques gentillesses, un monsieur bien propose de fusiller les gens qui font de tels films. A l’Aubert-Palace, le public, plus populaire, n’est pas choqué, mais il n’y comprend goutte et les quolibets pleuvent.
C’est la déroute : Renoir charge Marguerite d’assister aux séances pour repérer les passages les plus sifflés. Au bout de cinq jours, le film se trouve ramené à 90 minutes. Et, pour les salles qui programment deux films par séance, on établit, à la demande de Gaumont, une autre version réduite à 85 minutes. Mais on ne taille pas dans un tel film, fût-ce pour le simplifier. Il quitte l’affiche en trois semaines. Enfin, pour épargner tout nouvel effort aux naufragés, la censure interdit, en octobre, comme « démoralisante », La Règle du jeu. A la sortie du Colisée, René Clair ramenait en taxi son ami, fort abattu : « Enfin, mon vieux Jean, qu’est-ce que tu as voulu faire exactement? – Je ne sais pas, je ne sais plus ! » [Philippe Esnault – L’Avant-Scène Cinéma, n°52 – octobre 1965]
Les intentions de Renoir paraissent aujourd’hui fort claires. Loin d’être une farce confuse bâclée par un soviet hétéroclite, car si l’entreprise fut collective la conception demeura personnelle, La Règle du jeu possède une rigueur interne, en dépit des retouches et des bavures, qui confirme la maîtrise d’un authentique créateur allergique à toute discipline mais sensible au moindre tropisme, soucieux cette fois d’exprimer totalement sa vision du monde, libre et personnelle.
Jusqu’à prendre, par l’intermédiaire d’Octave, un caractère autobiographique surprenant. On peut discuter la valeur du personnage, qui colle trop à son interprète, et le jeu décontracté mais naïvement roublard de celui-ci. Subsiste, derrière cette rondeur faconde, une présence émouvante dont les interventions les plus prolixes font dresser l’oreille. Mais le film tout entier lui ressemble. Les recettes de cuisine, les airs 1900, le moindre objet sont d’abord choisis pour une jubilation intime, comme les courbures de la monumentale Charlotte, les gestes d’un personnage ou ses répliques. Les deux thèmes majeurs qui courent dans plus de trente films sont ici traités fortissimo : la nature, le ciel, les arbres et l’eau ; puis les femmes, aussi bien celles dont on baise la main que celles dont on pince la taille. « Un des regrets de mon père fut de n’avoir pu peindre des coins de Sologne. Comme j’ai compris la sincérité de ses regrets devant ces beaux paysages aux couleurs étonnantes, d’une grâce si mélancolique et si douce à la fois, de la Sologne ! » Il avait dit : « …Ce que je veux que l’on sente dans ce film, c’est mon grand amour pour les femmes. Il faudra pour cela que je montre des hommes ; des hommes qui parlent des femmes, qui diront tout ce qu’on peut dire sur elles. »
Thèmes révélateurs de son tempérament sensuel et de son goût de la vie. Chez lui, les mouvements du corps et du cœur précèdent ceux de l’esprit. A la pensée doctrinale, il préfère l’expérience individuelle, le contact direct avec les hommes, ses semblables. Le malentendu sur la signification de La Règle du jeu provient de là : on y chercha l’œuvre d’un partisan quand il fallait y voir celle d’un moraliste. Comme nombre d’intellectuels et d’artistes antifascistes, Jean Renoir avait adhéré beaucoup plus par générosité naturelle que par conversion philosophique au Parti communiste. Il restait un bourgeois idéaliste, foncièrement indépendant, le cœur à gauche, mais à la manière de bien des confrères plutôt fidèles au courant anarchisant qui baigne le cinéma français. Une œuvre comme Le Crime de monsieur Lange (1935) marquait précisément l’adhésion de ces individualistes au Front Populaire, qui dura le temps des illusions. On aurait pu prendre garde au ton très significatif de La Grande Illusion dont la presse de droite reconnut « le patriotisme éclairé » et le sens des nuances. Certes, le schéma marxiste est respecté : les différences de classes situent les vraies frontières, mais, si les hommes sont déterminés par leur éducation et leur milieu social, ils le sont tout autant par Ia Nature et le caractère. Ils se retrouvent dans leur diversité, avant de se grouper selon des affinités normales. Au lieu de cingler le junker et le Cyrard, traînant métallos et professeurs au carrousel de boue et de sang qui s’achèvera par la Révolution d’Octobre, l’ancien combattant écoute leurs raisons, nuance leur personnage, tâche d’en exprimer la grandeur lucide face à la mort de sa race. Crépuscule des dieux. Un Boieldieu aussi « a de la classe, et ça se perd ! «
Bien sûr, La Règle du, jeu a des accents beaucoup plus grinçants. Les allusions sarcastiques ne manquent pas, et précisément le terrible Alsacien, « pendant la guerre, en a tué pour moins qu’ça! ». On dénonce le bourrage de crâne (radio, presse, publicité, gouvernement) et la stupidité du racisme. L’hymne boulangiste claironné devant l’Arc de Triomphe serre le cœur comme un pressentiment d’hécatombe, que le massacre de la chasse préfigure tragiquement. A travers l’actualité, se développe d’autre part une savoureuse mais féroce critique du « monde », dont Octave Renoir connut les arcanes. Il en montre la vanité, le vide, la futilité… Ces êtres décadents ont perdu leurs raisons de vivre, leur force et leur sincérité. Ils flottent dans le vêtement d’une tradition qui sauve les apparences. Leur respect de « l’étiquette », le seul dogme qui les justifie, les condamne â l’hypocrisie. Un moment de distraction : geste ou sentiment spontané, provoque le drame.
S’agit-il pour autant d’une condamnation sans pitié de la bourgeoisie ? Certes non ! Qu’on compare avec les accents vengeurs d’un Zola ou d’un Céline… Renoir est plus d’une fois complice de ses héros – « tout le monde a ses raisons » – et ne ménage pas son estime à l’adversaire quand il a la lucidité brillante d’un La Chesnaye : la dernière réplique du film est ambiguë. En fait, nous avons affaire non pas à une étude sociale, mais à une critique de mœurs : « On aurait tort de chercher un caractère symbolique ou de trouver, dans La Règle du Jeu, des thèmes satiriques sociaux. Les personnages sont de simples êtres humains, ni bons ni mauvais, et chacun d’entre eux est fonction de sa condition, de son milieu, de son passé.» Enfin et surtout, maîtres et domestiques sont renvoyés dos à dos : le costume, déguisement social, importe moins que celui qui le porte et « les hommes se ressemblent par ce qu’ils cachent» (Paul Valéry). Les chassés croisés des salons aux cuisines révèlent une identité de nature entre des êtres que la société a différemment pourvus. Renoir dénonce le mensonge, mais l’injustice ? De quoi vivent ces profiteurs et ces parasites ? D’un grand industriel du Nord, nous ne tirerons qu’une boutade : « Il pleut dans vos usines ? – Comme partout ! » La vigueur du pamphlet disparaît au profit de l’observation psychologique des individus tourmentés par leurs passions. La Règle du jeu situe Renoir dans la lignée des moralistes français, d’un Chamfort par exemple, dont il partage ici le pessimisme lucide : « Il n’y a pas un personnage de La Règle qui vaille la peine d’être sauvé. » [Philippe Esnault – L’Avant-Scène Cinéma,n°52 – octobre 1965]
Il se force pourtant à rassembler la cohorte bigarrée des milieux privilégiés : un couple cosmopolite, l’ex-juif Rosenthal et son épouse autrichienne, croise le ménage provincial des La Bruyère, reçoit un sportif célèbre, flanqué d’un intellectuel bohème, et des dames de l’aristocratie sous les yeux d’un insupportable gandin et d’un général en retraite resté très vert, d’un inverti bien fade et du Brésilien de La Vie parisienne… L’argent seul les lie dont le pouvoir évident n’est pas contesté. Robert, duquel Geneviève vient de blâmer l’instinct de propriété, s’inquiète de la situation de Jurieu qui doit emmener Christine. Quelques instants plus tard, Lisette saura décourager l’impécunieux Octave d’enlever une femme du monde…
L’argent surélève les maîtres, dont les serviteurs exigent avant tout qu’ils aient « de la branche » et de la tenue. On les sert religieusement, qu’on soit majordome ou garde-chasse ; on les copie (le chauffeur se fait appeler « La Chesnaye »), on les envie (Lisette dévore Christine des yeux), on les estime pour leurs exigences raffinées (la salade de pommes de terre du cuisinier, qui félicitera Corneille d’avoir maîtrisé Schumacher). Marceau lui-même, les larmes aux yeux, remerciera « Monsieur le Marquis », qui le chasse, de l’avoir relevé en faisant de lui un domestique.
Ces êtres, que les conventions sociales séparent, se retrouvent dans la nudité de l’amour, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. L’instinct rapproche les sexes, mais leur nature est différente : leur amitié n’est pas possible. La violence des mâles et leur goût de la possession heurtent la sensibilité capricieuse de leurs compagnes, trop avidement courtisées. Quand l’amour n’est plus un jeu courtois ou J’échange de deux fantaisies, quand le sentiment s’en mêle, le drame de l’incompréhension commence. L’institution du mariage ne résoud rien : l’épouse rêve d’avoir un enfant et le mari, son harem.
La chasse au bonheur révèle la nature profonde des personnages – la sincérité terrible de Schumacher, Jurieu et Jackie contrastant avec le comportement des autres – et la confidence de leurs aventures provoque des complicités familières (Robert-Marceau, Christine et Lisette). Plus généralement, les individus se groupent par affinités, se rencontrent et s’opposent suivant leurs instincts et leurs intérêts. Quelques couples : Robert (l’enfant gâté) et Octave (le bohème) ; Robert (l’homme du monde) et Jurieu (le sportif) ; Robert et Christine, Robert et Geneviève, ce mari et cet amant qu’elles découvrent identique ; Robert et Schumacher (le maître et l’esclave); Robert et Marceau (l’école buissonnière). Faut-il rappeler les pittoresques alliances du général et de Saint-Aubin, de Charlotte avec l’inverti ? Ces confrontations successives dessinent le portrait de chacun (Christine avec Lisette, Mme La Bruyère, Jackie, Geneviève, définit son caractère de femme) reflété dans les yeux du partenaire. Le couple Schumacher-Marceau, le plus étonnant, prouve assez la force de cet enrichissement réciproque. [Philippe Esnault – L’Avant-Scène Cinéma, n°52 – octobre 1965]
Personnages, mais aussi marionnettes dont Renoir tire les ficelles, lui qui n’aime pas que la civilisation trahisse la nature. Dérisoire et pathétique, c’est un drame gai qui court du vaudeville à la tragédie non pas successivement, mais à chaque instant, avec « cette mâle gaieté, si triste et si profonde… » qu’il rêvait depuis longtemps d’exprimer.
Du coup, il a mis tout le monde à contribution, sans que l’œuvre sente jamais la redite ou le plagiat. Et d’abord lui-même : On pense à Boudu (Octave), à Toni (les maçons italiens), au Crime de Monsieur Lange (les Indiens), à La Grande Illusion (Rosenthal )… On pense beaucoup au Stroheim de Folies de Femmes, dont il reçut le choc décisif, au Buñuel de L’Age d’or quand Modot tire son revolver, aux cocasseries des Marx, à la poursuite du Million… Mais les influences les plus révélatrices sont de nature littéraire. Paulette Dubost et Gaston Modot semblent jouer déjà Le Journal d’une femme de chambre, qu’il adaptera. Du naturalisme d’un Mirbeau, dont il s’est éloigné, en passant par le romantisme d’un Musset dont la fantaisie lui plaît davantage que l’effusion, Renoir parvient à trouver un secret accord avec un siècle jumeau du nôtre : le XVIIIe. Les astres de ce ciel orageux éclairent sa farandole : Marivaux pour le sentiment, Beaumarchais pour la critique sociale, Diderot, Laclos.., tout l’éclat de l’esprit français. Et par-delà ces maîtres, la Commedia dell’arte, dont les dramaturges ont su garder l’inventive liberté en émancipant le valet qui, de Scapin, se métamorphose en Figaro.
La Règle du Jeu annonce l’évolution du créateur vers le film-divertissement. Treize ans avant Le Carrosse d’or, il présente la vie comme un spectacle, accuse les traits, force le jeu, improvise au-dessus du ton. S’il reste fidèle à l’impressionnisme paternel qui l’enchante, il s’évade pour toujours du naturalisme au profit d’un « réalisme intérieur », Ce qui le conduit il retrouver les schèmes du théâtre : Zola opposait déjà le réalisme du roman à la vérité théâtrale. Le paradoxe, c’est qu’il en profite pour libérer son cinéma d’une dramaturgie plaquée, le jeter dans l’espace et dans le temps. Si bien que la dynamique du film, fondée sur le rythme des intrigues parallèles, celles des maîtres autour de Christine, celles des valets autour de Lisette, jusqu’à leur convergence finale, révèle une conception spatio-temporelle qui marque le passage dans le langage cinématographique de la construction théâtrale à l’écriture romanesque. [Philippe Esnault – L’Avant-Scène Cinéma, n°52 – octobre 1965]
La première partie, parisienne, est justement critiquée comme trop conventionnelle. L’exposition (scènes chez La Chesnaye et chez Geneviève, séquence de l’invitation d’André Jurieu) est beaucoup trop longue – vieux drame du cinéma français ! – les effets trop appuyés, la réalisation banale. Quant aux séquences du Bourget et de l‘accident, elles manquent pour le moins de punch. Reste un montage adroit, de type temporel-causal.
Le film débute vraiment par l’admirable plan panoramique de l’arrivée des voitures de maîtres au perron du château. Dès lors, le ton monte. Si la temporalité reste confuse, le mouvement de la vie prend grande allure. La partie de chasse est une page d’anthologie, par sa beauté, qui rappelle celle d’Une Partie de campagne, et sa signification complexe. C’est d’abord un tableau documentaire poétique et tragique. Quand il voit les rabatteurs en blouse blanche, au coup de trompe de Schumacher, donner du bâton contre les troncs blancs de cette forêt ourlée de terre plate qui prennent un éclat de métal sous un ciel plombé de Toussaint, quand il les voit s’avancer inexorablement en poussant des cris pour lever le gibier apeuré qu’on guide vers l’affût des chasseurs qui les massacrent sadiquement, le spectateur, médusé, se découvre l’impuissant témoin d’un forfait. Sa valeur psychologique et symbolique n’est pas moindre puisque cette chasse des invités paraphrase à l’avance le meurtre du plus noble d’entre eux (« Il a boulé comme un lapin à la chasse ») et transfère à la manière d’une fable l’horreur guerrière, dont la gratuité paraît moins immédiate. Le spectacle par lequel débute la fête au château a finalement le même caractère symbolique : cette miteuse revue de fin d’année exprime la médiocrité (« Nous avons l’vé I’pied »), l’inconscience (« Gais et contents ») et la vague peur (« La Danse macabre ») de ces beaux esprits. Au son du piano solo, on s’enfonce dans l’irréalisme pour déboucher sur le rêve : Schumacher surgit comme un justicier incongru dont il faut se débarrasser, tandis que le limonaire détraqué continue sa ritournelle. La sarabande des pantins s’accélère au rythme des deux poursuites qui se croisent. Le coup de feu dans le parc marque le réveil à la vie. Tout peut rentrer dans l’ordre : le garde-chasse a débarrassé le patron de son rival. [Philippe Esnault – L’Avant-Scène Cinéma, n°52 – octobre 1965]
Renoir se dédouble : laissant à Octave le soin d’intervenir pour lui dans la mascarade, il scrute du regard, en tant qu’auteur, ce spectacle complexe dont il a ménagé les mouvements et le cadre par rapport à nous, spectateurs agis. Est-ce le souvenir des déplacements félins de la caméra de Stroheim sur les monstres de Monte-Carlo ? Est-ce la conscience d’une évolution décisive qui entraînera Welles, Hitchcock et Dreyer ? Est-ce la réponse naturelle au besoin du moment ? Toujours est-il que Jean Renoir opte délibérément pour la profondeur de champ, dont André Bazin dit toute l’importance. La Règle du jeu est un film très peu découpé puisqu’il compte trois cent trente-six plans au long de ses trois mille mètres ; encore faut-il préciser que la sixième bobine – celle de la chasse – comporte déjà cinquante-sept numéros. Le procédé lui permet d’obtenir un rendu plus fidèle et plus intense des actions divergentes ou parallèles qu’il développe en profondeur ou latéralement dans l’étendue du cadre. Par des enchaînements horizontaux de travellings et de panoramiques – que n’a-t-il une grue ! – il en suit la course comme un enquêteur. La caméra qui traque Schumacher, à la recherche de Lisette-Marceau, d’une porte à l’autre du grand salon, où l’on mime dans la pénombre le morceau de Saint-Saëns, se fixe comme un regard sur le visage décomposé d’André, lorgnant une Christine pitoyablement jetée sur un canapé dans les bras de Saint-Aubin. Voilà du grand cinéma. [Philippe Esnault – L’Avant-Scène Cinéma, n°52 – octobre 1965]
Il est plus commode de parler du naturel de la vie que de le restituer. Et lorsque Renoir déclare : « C’est à partir de La Règle du Jeu que je me suis aperçu que la technique n’avait pas d’importance », il faut plutôt comprendre que tout l’art est de la faire oublier. Car il est bien difficile, par exemple, de saisir dans tout ce brouhaha les conversations et les bruits, même lors de ces précieux « temps morts » qui rompaient avec le style coutumier d’efficacité toujours intentionnelle. « J’avais déjà Jo de Bretagne au son avec moi. Nous employâmes six bandes sonores au lieu d’une… » Prouesse pour l’époque que la prise en direct des sons purs de la chasse, que celte savante confusion sonore du hall et des couloirs, que ces effets de distance et ces mélanges adroits.
Mais il faut insister plutôt sur le dialogue. Sauf quelques ratages (conversation chez Geneviève, verbosité d’Octave) il est merveilleux de justesse. Pour une fois, les répliques savoureuses à la Prévert et les passages littéraires ne détruisent pas dans un film français l’authenticité des échanges quotidiens. Un style pour les domestiques, plus respectueux et plus familier, un style pour les maîtres, plus brillant et désinvolte : « Le ton du monde consiste beaucoup à parler des bagatelles comme des choses sérieuses, et des choses sérieuses comme des bagatelles. (Montesquieu.) » Dans l’emploi d’un riche vocabulaire, parfaitement daté (« Ça y est, y en a un qui a étouffé mon chapeau ! ») on notera la révélatrice dévaluation des mots dans la bouche de La Chesnaye (dangereux, affreux, admirablement … ) et le respect du style de chacun (le général et Berthelin pour la poule d’eau), servi par l’expression vocale : à l’accent germanique de Christine répond la verve parigote d’Octave et de Marceau, maniaques de l’élision. Dans les tournures les ellipses abondent : « Enfin, ont-ils ou n’ont-ils pas ? – Ils ont ! » Et, pour la première fois peut-être, le geste se joint à la parole pour en achever le sens (passage devant Christine de Lisette et Marceau, poursuivis par Schumacher).
Enfin, c’est un coup de génie que d’avoir préféré à l’habituel commentaire musical au mètre des airs 1900 cocasses et des extraits de classiques racés. La mélancolie de Mozart enveloppe comme un suaire ce monde distingué au bord de la fosse. [Philippe Esnault – L’Avant-Scène Cinéma, n°52 – octobre 1965]
En créateur libre, Jean Renoir qui n’aime guère la « technique », refuse la règle du jeu professionnel, et ses « fautes de grammaire » sont de remarquables trouvailles : « je franchis la fameuse ligne de démarcation des 180 degrés, je fais des panos « en ciseau », je raccorde brutalement dans l’axe… Les gros plans sont rares, réservés aux effets dramatiques (Geneviève, Octave) comme l’insertion de plans fixes dans la continuité (la chasse). Les cadrages trichent toujours un peu avec la norme et prennent les acteurs plutôt de biais, mais en éliminant le plus possible le fastidieux champ-contrechamp : « Plus ça va, plus je renonce aux confrontations entre deux acteurs placés sagement devant l’appareil chez le photographe. Cela m’est commode de placer plus librement mes personnages à des distances différentes de la caméra, de les faire bouger … (1938) » Le montage, nerveux, qui procède logiquement et chronologiquement tout à la fois par le jeu des causes et des effets, soutient le parallélisme de la construction et souligne les intentions par d’heureuses ellipses, tout en sauvegardant la fluidité du récit par le recours aux enjambements sonores d’un plan sur l’autre. [Philippe Esnault – L’Avant-Scène Cinéma,n°52 – octobre 1965]
Telle est donc cette Règle du jeu, sifflée probablement plus à I‘époque pour ses innovations formelles que pour ses audaces de contenu. Les spectateurs d’aujourd’hui, facilement blasés, sont moins sensibles à celles-ci qu’à celles-là. Les séduit d’abord l’accent personnel d’un cinéaste de grand talent qui se livre sans détours dans une œuvre pleine à craquer qui reste le modèle cinématographique de l’art et de l’esprit français, fruit d’une culture jardinière conduite pendant des siècles.
Les ouvrages postérieurs de Renoir, qui prétendent en développer les leçons, sont plus d’une fois le reflet nostalgique de cet éclatant feu d’artifice. Mais comme, dans le cinéma, « on copie tous un peu sur les autres » (Marcel Carné dixit), plus d’un confrère, même étranger, lui devra quelque chose. En considérant certains grands films de l‘occupation, de Lumière d’été aux Enfants du Paradis en passant par Douce, on ne peut pas ne pas songer à la cruelle mascarade de La Règle du jeu. Et qui dira la dette de la « nouvelle vague », d’un Kast ou d’un Doniol-Valcroze, à l’égard de son père ? Qui dira ce que les auteurs de Senso, de La Dolce Vita, de La Notte peut-être ont tiré de lui ? Influence ou rencontre, il n’est pas jusqu’aux Sourires d’une nuit d’été suédoise qui n’évoque le jeu capricieux de La Règle… Pardonnez-moi, quand je me suis planté devant Les Massacres de Rambouillet du peintre Lorjou, quand Léo Ferré m’a fredonné : « …Deux ou trois coups pour le faisan et le reste pour l’amazone », des images chères me sont naturellement venues à l’esprit : celle d’un petit lapin qui tend les pattes dans son agonie, le visage baigné de larmes de Schumacher et, sur un fond d’airs de fête, les réplique que nous échangions entre amis sur les bancs de bois où nous usions nos premières culottes de cinéphiles : « Il faut bien que ces gens-là s’amusent comme les autres ! » – « Nous quitterons le château en pleurant cet ami exquis.» – « Vous m’direz c’que vous voudrez, mais ça, c’est un homme du monde! » – « Je n’ai pas de vieille mère ? Moi, je n’ai pas de vieille mère ?… »
Voilà sans doute le film français sonore le plus important, s’il n’est pas le plus réussi : ses imperfections dues à l’excès d’improvisation, sa richesse excessive qui laisse parfois perplexe, autant de maladresses qui sont la rançon d’une recherche alerte qui ne finit pas de séduire et d’étonner. Comment, par exemple, lui préférer la sagesse académique de La Grande illusion ? Ce que Jean Renoir pouvait répondre de mieux à René Clair, c’est qu’il est moins urgent de réussir des films que d’inventer le cinéma. [Philippe Esnault – L’Avant-Scène Cinéma, n°52 – octobre 1965]
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– LA RÈGLE DU JEU – Jean Renoir (1939)
Devenu culte après avoir été maudit (mutilé, censuré…), ce vaudeville acide a été conçu dans l’atmosphère trouble précédant la Seconde Guerre mondiale, à une époque où une partie de la société française ignorait qu’elle dansait sur un volcan. Jean Renoir s’inspire de Beaumarchais et de Musset. Et il dirige ses comédiens, inoubliables, en pensant à la frénésie de la musique baroque, à la verve trépidante de la commedia dell’arte : Dalio en aristo frimeur, Carette en braconnier gouailleur, Paulette Dubost en soubrette, Gaston Modot en garde-chasse crucifié. Cette comédie-mascarade entre bourgeois et domestiques est empreinte de gravité, à l’image de la partie de chasse, macabre prémonition d’un massacre. Renoir le moraliste y développe son thème de prédilection : le monde est un théâtre, la société un spectacle, et chacun a ses raisons de changer de rôle, d’abuser des règles du jeu. [Nagel Miller – Télérama]
Catégories :Le Film français
de bonne foi reconnaissent en lui, depuis le départ de René Clair
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