Scarlet Street (La Rue Rouge) est le premier projet que Diana Production met en chantier. Ce sera la production la plus indépendante et la plus autonome de Fritz Lang à Hollywood. Ce sera aussi la première fois depuis House Across the Bay (1940) d’Archie Mayo avec George Raft (dont par ailleurs les scènes aériennes ont été filmées par Hitchcock), que Joan Bennett collabore avec le producteur Walter Wanger sur un projet.


Interrogé par Peter Bogdanovich sur l’origine du film, Lang résume les évènements de la façon suivante : « j’ai eu l’idée de transposer l’histoire de Paris dans une sorte de milieu américain semblable en gardant la situation de base du roman de La Fouchardière. Je voulais, pour cadre Greenwich Village à New York, et c’est exactement ce que Dudley Nichols et moi avons fait. Aucun de nous deux n’a revu le film de Renoir. (…) Nous avons eu les droits pour rien, et Dudley Nichols en a fait une belle transposition « .


Naturellement les étapes du cheminement sont plus complexes que les raccourcis de son auteur. A l’origine donc, le roman de Georges de Ia Fouchardière, La Chienne, ainsi que nous apprend le générique, la pièce qui en a été tirée. De la Fouchardière est un écrivain français, un poitevin né en 1876. Employé dé bureau dans une grande banque parisienne, il devient journaliste, entre à « Paris Sport », à « La Liberté », à « L’Œuvre » et au « Canard Enchaîné » dont il est renvoyé en 1934 pour avoir défendu le Préfet Chiappe. Homme de droite, de La Fouchardière, est aussi anarchiste. Il vitupère contre les généraux, les officiers et les sous officiers, contre le pape, les cardinaux, les curés, les évêques, les vicaires… etc. Il est aussi un homme pessimiste et, misogyne.


De La Fouchardière fait partie de ces pacifistes qui, à la fin des années 1930, plaident pour un pacte avec Hitler plutôt que pour entrer une nouvelle fois en guerre. Ce qui lui vaudra d’écrire sous l’occupation allemande dans « L’Œuvre » de Marcel Déat. Et d’avoir de sérieux ennuis à la libération, avant de mourir en 1946. Ses propos apparaissent aujourd’hui souvent pour le moins ambiguës. Exemple : » Il faut haïr les bourreaux, mais il faut se méfier des victimes « .


À de La Fouchardière, la littérature française doit un certain nombre de romans un peu oubliés aujourd’hui. Son meilleur livre serait selon les spécialistes Joseph Pantois, fils de gendarme qui raconte le parcours d’un jeune homme timide que les institutions brisent. On lui doit aussi la création d’un personnage jadis populaire mais au moins aussi oublié, celui de Bicard dit le Bouif, un redresseur de torts habitué des champs de course et des intrigues compliquées qu’il démêle avec force bon sens. Le comédien Félicien Tramel le popularise à huit reprises sur les écrans français dans les années 1920 et 1930. On doit surtout à Georges de La Fouchardière un roman célèbre, La Chienne, publié chez Albin Michel en 1930, et adapté au cinéma par Jean Renoir dès 1931 avec Michel Simon et Janie Marèse. Le roman est également traduit et publié aux États-Unis à peu prés simultanément, en 1930 par Knopf sous le titre de Poor Sap. Les droits cinéma sont acquis par Ernst Lubitsch et la Paramount. Dans son esprit, le film aurait dû réunir Marlene Dietrich et Charles Laughton. Deux de ses scénaristes travaillent sur un premier scénario. Sans succès. On peut penser vu le sujet du film que les problèmes de censure ne sont pas étrangers à cet échec. Poor Sap repart dans les tiroirs, jusqu’à ce que Fritz Lang et Diana Production le ressortent.


Lang a vu en 1932 le film de Renoir. C’est ce qu’il affirmera, de même qu’il répétera qu’il ne l’a pas revu pour les besoins de Scarlet Street, même si semble-t-il, il en cherche une copie à tout hasard. A plusieurs reprises, par exemple devant Peter Bogdanovich, le propos de Lang fourche et celui-ci évoque Scarlet Street comme une nouvelle version du film de Renoir alors qu’il s’agit bien dans son esprit, d’une autre adaptation du roman de base : » Aucune scène n’a été copiée sur Renoir, et en ce sens, il s’agissait d’une création de Dudley Nichols à 100% « .


Dudley Nichols justement : c’est bien à lui auquel Lang pense s’adresser dans un premier temps, bien avant que le scénario effectue un long périple pour revenir à la case départ. La continuité entre The Woman in the Window (La Femme au portrait) et Scarlet Street passe aussi par les scénaristes tant il existe de points communs entre Nunnally Johnson et Dudley Nichols. Comme Johnson, Nichols a un passé de journaliste. Il a également travaillé avec John Ford sur plusieurs films et partage avec lui le goût de la description des groupes. Parmi ces films, The Informer (Le Mouchard )qui lui a valu l’Oscar, mais aussi Stagecoach (La Chevauchée fantastique) ou The Long Voyage Home (Les Hommes de la mer). Nichols a aussi collaboré avec Howard Hawks, René Clair et Jean Renoir. Il a la réputation d’être l’ami des européens à Hollywood, notamment de Renoir. Pour la petite histoire, à l’époque de la 20th Century Fox en 1941, Renoir avait travaillé avec Nichols sur Swamp Water (L’Étang tragique) dont la réalisation avait failli être confiée à Fritz Lang. C’est du moins ce que celui-ci souhaitait de façon ardente avant d’être supplanté par Renoir. Lang en sera déçu, ce qui ne l’empêchera pas de devenir lui aussi ami avec Renoir à la fin de sa vie. Renoir qui, de son côté, fera tourner Joan Bennett dans un des ses meilleurs rôles, The Woman on the Beach (La Femme sur la plage) en 1947.


Dernier point majeur, Lang connaît Dudley Nichols pour l’avoir déjà pratiqué sur Man Hunt (Chasse à l’homme). Il en a apprécié la diligence et l’efficacité. Sauf que – toujours comme Nunnally Johnson – Nichols professe lui aussi l’ambition de passer à la réalisation. Nous sommes en mars 1945. Quelques mois plus tôt, Nichols s’est déjà lancé dans la mise en scène avec Government Girl, un premier film dont Olivia de Havilland est la vedette. Dans la continuité, il prépare Sister Kenny avec Rosalind Russell et il se déclare trop occupé par ses propres réalisations pour pouvoir travailler sur celles des autres, Il décline la proposition de Lang, non sans lui avoir exprimé par ailleurs tout le bien qu’il pensait de The Woman in the Window qu’il admire.


Un nouvel arrivant se présente alors dans l’environnement de Lang. Il s’appelle Gordon Kahn. Comme Lang, il porte le monocle. Il est non pas d’origine autrichienne mais hongroise. Il est de petite taille, à peine un mètre soixante. Gordon Kahn a quelques séries B à son actif. Progressiste, et fondateur du syndicat des scénaristes, il verra son nom figurer en bonne place sur la liste noire. Viré de la Warner Bros, Kahn sera contraint d’abandonner sa belle maison et ses treize pièces pour s’exiler à Cuernavaca, au Mexique. Pour le décrire, le dossier du FBI à son nom indique que l’homme présente une vague ressemblance avec Lénine.


En attendant, c’est à Kahn que Lang dicte la toute première version de Scarlet Street, 33 pages réunies sous le titre de Pomander Walk. On y trouve les fondamentaux du résultat final tel que nous le connaissons, Greenwich Village auquel Lang tient (le roman se déroulait à Montmartre où Lang pour le, coup, avait durablement séjourné autrefois ,en tant qu’étudiant)l. Outre, ce décor, on y retrouve aussi les personnages, une nouvelle fois une prostituée, l’idée de l’épouse pleurnicharde, plus les deux premières scènes et les séances de peinture clandestines dans les toilettes… On y trouve des remarques sur Chris Cross, le petit caissier, qu’il est difficile de ne pas rapprocher de la propre expérience de Lang : » Probablement le père [de Cross] n’avait eu aucune considération pour une profession [celle de peintre] qu’il jugeait inutile. Il avait mis un frein aux ambitions de son fils et l’avait dirigé vers des emplois pratiques et respectables « .


Mars 1945, troisième étape, troisième intervenant : Lang est cette fois associé à Ludwig Bemelmans pour retravailler l’adaptation. Ou plutôt Walter Wanger suscite ce rapprochement qui ne se révèle pas heureux. Bemelmans est un Autrichien naturalisé Américain. Il est surtout connu pour ses dessins en couleurs que publie le « New Yorker », ainsi que pour la série des livres à succès Madeline. La série démarre en 1939. Sa réussite se prolonge encore de nos jours. Les DVD des animations tirées de ces dessins s’ont toujours disponibles chez les soldeurs en France. Wanger a tout de suite imaginé la publicité qu’il pourrait organiser autour de la réunion de deux Autrichiens qui travaillent ensemble. A ce détail prés que pour développer un sujet qu’il souhaite très américain, Lang entend collaborer avec un Américain véritable. Il en est d’autant plus désireux que ses échanges avec des Allemands comme lui, Bertolt Brecht sur Les Bourreaux meurent aussi ou Kurt Weil sur Casier judicaire, se sont modérément bien déroulés, c’est le moins que l’on puisse dire.


Bemelmans est néanmoins embauché à la fin du mois de mars par Diana Production. Fritz Lang lui explique ce qu’il souhaite avant de se rendre à New York. Car l’histoire se renouvelle. Passionné par la pré-production, Lang part y effectuer des dessins de Greenwich Village, un peu comme il l’avait déjà fait sur The Woman in the Window . Quand il revient en Californie, Lang ne retrouve pas Bemelmans. Celui-ci a travaillé ailleurs sur un autre texte de 36 pages, très personnel et qui n’a rien à voir avec Scarlet Street. Bemelmans s’excuse et se remet à l’ouvrage. Avec Lang, il se retrouve tous les jours pendant un mois. Un calvaire ! Les deux hommes ne s’aiment vraiment pas, ils se supportent tout au plus. Jusqu’à ce que Bemelmans s’en aille une nouvelle fois, laissant un long télégramme en forme de justification : » j’ai perdu tout goût pour ce projet, je n’aime pas vos méthodes de travail, je n’aime pas votre point de vue sur le personnage principal… « . Vu l’animosité réciproque, on peut penser que Lang est soulagé de ne plus avoir à supporter les séances d’incompréhension qu’il a vécues avec Bemelmans. Il reprend son sujet… et rappelle Dudley Nichols. Il lui propose de déjeuner ensemble le samedi. Si Nichols ne se déclare pas trop chaud pour sacrifier de la sorte son week-end au pied levé, il précise néanmoins à Lang qu’il serait éventuellement d’accord pour reconsidérer sa première décision et repenser au projet. Lang lui fait passer le scénario Poor sap. Un déjeuner de travail est fixé au mardi.


Et c’est précisément le moment que dans un timing maladroit, Bemelmans choisit pour tenter de revenir. Par l’intermédiaire de son agent, il fait savoir qu’il était ivre au moment d’écrire le télégramme. Lang refuse et explique que c’est Wanger qui lui a imposé ce collaborateur. Bemelmans et son agent insistent. Lang déjeune comme prévu avec Dudley Nichols le mardi. Quand il revient chez lui, il y trouve une couverture originale du « New Yorker » offerte par Bemelmans. Le cadeau est d’importance en terme de valeur commerciale et il témoigne de l’attachement de Bemelmans au film. Lang est embêté, car il vient juste d’accepter les exigences commerciales de Nichols pour écrire le scénario de Scarlet Street, 50 000 $, des actions de Diana Production et une participation au chiffre d’affaire de l’entreprise. Finalement Bemelmans est renvoyé au « New Yorker » et à ses dessins, moyennant un dédommagement modeste. Sa contribution fugitive aura cependant permis à Lang de trouver le titre, Scarlet Street, titre que Bemelmans par ailleurs n’aimait pas. Un titre un peu obscur, que l’amie et analyste de Lang, Lotte Eisner, rapprochera de l’Apocalypse qui évoque dans ses textes « la prostituée de Babylone vêtue de pourpre et d’écarlate ».


Suivant son habitude, Dudley Nichols travaille très rapidement. Il revient au roman initial de La Fouchardière, et renvoie 33 pages à Lang au bout de deux mois à peine. Du roman, il a conservé certaines idées et en a aménagé certains aspects. Il a ainsi gommé, ou du moins atténué tout le côté misérable du personnage de Chris Cross. Il a tempéré la profession de Kitty qui n’est plus aussi clairement une prostituée, même si l’expression lancée plus tard par Duryea, « lazy legs » figure dans le script et que la caractérisation est sans équivoque. Enfin Nichols a occulté tout l’environnement social qui entourait la figure du souteneur. Le travail de remise en forme qui suit donne lieu à des séances de travail mémorables, ainsi qu’à des discussions interminables entre lui et Lang, qui rappelons le une nouvelle fois, s’épanouit au moment de la préparation. Lang se délecte de ces échanges. Nichols les déteste. [Lang et la censure – Jean Ollé-Laprune – Jeux de Lang (Fritz Lang à Hollywood (Ed. Wild Side, 2009)]

LA CHIENNE – Jean Renoir (1931)
Drame caustique de la petite bourgeoisie, est l’œuvre de Jean Renoir la plus noire. Un théâtre de marionnettes dont les personnages sont piégés par leurs pulsions… et par la perversité d’un réalisateur-démiurge qui se plaît à inverser les rôles : un proxénète va être condamné pour le seul crime qu’il n’a pas commis, alors que le vrai coupable, le brave caissier d’une bonneterie, ne sera pas inquiété… Michel Simon est prodigieux dans le rôle de ce petit homme, modeste employé et peintre frustré par une épouse revêche, soudain aveuglé par la passion.

SCARLET STREET (La Rue rouge) – Fritz Lang (1945)
Tout à fait dans la manière de Fritz Lang, Scarlet Street est un film très sombre relatant l’histoire d’un homme ordinaire aux prises avec les forces du mal ; il succombe d’abord au vice, puis au crime. Kitty March et Johnny Prince comptent parmi les « méchants » les plus désinvoltes du film noir, amoraux jusqu’à en être troublants.

THE WOMAN IN THE WINDOW (La Femme au portrait) – Fritz Lang (1944)
Le thème central de Woman in the Window est le doppelgânger avec sa problématique du double, du bien et du mal. Wanley est lui- même la clé de cet univers contradictoire ; d’une part, père de famille bourgeois, responsable, sobre, que parfois effleure l’ennui, d’autre part, aventurier impulsif qu’une liaison pourrait fort bien mener au meurtre ou au suicide…

JEAN RENOIR : UNE VIE AU SERVICE DU CINÉMA
Considéré par beaucoup comme « le plus grand et le plus français des cinéastes français », Jean Renoir aura marqué son temps avec des films où une féroce critique de la société s’alliait à un sens très vif du spectacle.

FRITZ LANG
L’œuvre de Fritz Lang est celle d’un « moraliste hautain ». Univers très noir, hanté par la culpabilité, peuplé de héros solitaires qui se débattent dans un monde hostile ou indifférent, et dont une mise en scène totalement maîtrisée accentue encore le caractère étouffant.
- [la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – LE CHARME VÉNENÉUX D’AUTANT-LARA (7/10)
- L’ESSOR DE LA COMÉDIE À L’ITALIENNE
- RIO BRAVO – Howard Hawks (1959)
- [la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – L’HOMME AU PIÉDESTAL (6/10)
- [la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – CALVACADES ET PÉTARADES (5/10)
En savoir plus sur mon cinéma à moi
Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.
Catégories :Le Film Noir
