Le Film français

LA FIN DU JOUR – Julien Duvivier (1939)

Le générique, déjà, serre le coeur : des vieillards assis dans un grand couloir, comme dans l’antichambre de la mort. Des vieux pas comme les autres : des comédiens nécessiteux et oubliés. Avec Poil de Carotte, c’est sans doute le film le plus personnel de Julien Duvivier : dans sa jeunesse, il avait débuté sur les planches et éprouvé la déconvenue — un humiliant trou de mémoire en scène, entre autres. Cabrissade, le cabot, la doublure qui n’est jamais entrée dans la lumière, ce représentant des « petits, des sans-grades », c’est un peu lui. Dans le rôle, Michel Simon est absolument bouleversant. Face à lui, Saint-Clair (Louis Jouvet), narcissique et érotomane, confond le théâtre et la vie, jusqu’à se persuader qu’une jeune première peut encore mourir d’amour pour lui. Son double inversé, Marny le lucide, l’amer (Victor Francen), l’acteur au grand talent reconnu par ses pairs, souffre de rester inconnu du public. A travers ces trois figures, mais aussi chaque visage de pensionnaire de l’asile en faillite, Julien Duvivier, qui passait pourtant pour un misanthrope, célèbre la force du collectif face à la cruauté du destin. Le cinéaste rend l’hommage le plus poignant qui soit aux saltimbanques. Ces êtres à part qui, comme le dit Michel Simon dans une superbe supplique, méritent tout de même quelques égards pour nous avoir, le temps d’un soir, d’une représentation, fait oublier le tragique de nos propres vies. [Guillemette Odicino – Télérama (octobre 2016)]

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LA FIN DU JOUR – Julien Duvivier (1939) avec Michel Simon, Louis Jouvet, Victor Francen, Madeleine Ozeray

L’amertume et la déchéance de vieillir exposées dans un milieu bien défini. Ce sujet original, dont René Lehmann écrivit : «  C’est un grand film français, je dirais même un film qu’on n’eût pu réaliser ailleurs qu’en France » s’ouvre sur la représentation d’adieux de Louis Jouvet. Acteur autrefois adulé, briseur de cœurs, il entre à l’Abbaye de Saint-Jean-Ia-Rivière, institution charitable où les vieux comédiens sans ressources terminent leurs jours. Son arrivée sert de catalyseur. Parmi ses anciens camarades, il retrouve Victor Francen dont il a jadis séduit la femme et Michel Simon, cabot raté, vieux gavroche, éternelle doublure des grandes vedettes. Il rencontre également Gabrielle Dorziat qui eut un enfant de lui, et Sylvie, rancunière, qui se venge de ses déceptions par la méchanceté et la médisance. Au village voisin, il tente de séduire une jeune servante, Madeleine Ozeray, la mène au bord du suicide, dont Francen la sauvera à temps. A la fin du film, tandis que Jouvet sombre dans la folie, Michel Simon meurt en coulisse, désespéré de n’avoir pu jouer le rôle de Flambeau quand se présentait l’occasion unique de sa vie. C’est Victor Francen, son souffre-douleur, qui, sur sa tombe, prononce son éloge funèbre, et, à travers lui, exalte le comédien. [Julien Duvivier – Raymond Chirat – Edition Premier Plan – 1968]

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LA FIN DU JOUR – Julien Duvivier (1939) avec Michel Simon, Louis Jouvet, Victor Francen, Madeleine Ozeray

Ce scénario très touffu, mais bien charpenté, s’alourdit de deux thèmes secondaires : la menace de fermeture qui plane sur la maison de retraite ; la description d’une troupe de scouts campant aux environs de l’abbaye et qui sympathisent avec Michel Simon. Comme toujours, on dénombre une infinité de silhouettes jouées par de vieux acteurs – certains de renom : Arquillière, Pierre Magnier, Jean Coquelin, etc. – dont certains ont droit à de petits tableaux (par exemple le mariage de M. et Mme Philémon, d’une sensiblerie fâcheuse, qui est un des point faibles du film). [Julien Duvivier – Raymond Chirat – Edition Premier Plan – 1968]

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LA FIN DU JOUR – Julien Duvivier (1939) avec Michel Simon, Louis Jouvet, Victor Francen, Madeleine Ozeray

La technique du metteur en scène est d’une sûreté étonnante : le long travelling qui suit l’entrée de Jouvet dans Ie salon de l’abbaye où il s’avance, guidé par la voix d’une pensionnaire qui chante « Le temps des cerises », tandis que, peu à peu, ses camarades sont découverts à leurs occupations ; les flashes au réfectoire sur les têtes des vieilles actrices ; la scène, fielleuse à souhait, où Sylvie brandit les lettres d’amour de Jouvet ; la révolte des pensionnaires pris de boisson, leur coucher à la lueur des bougies, et, au début, la description hachée et comme essoufflée d’une fin de tournée médiocre sont les pièces maîtresses d’un ensemble calculé, dont la bande sonore est aussi très étudiée. En dépit de la dispersion des intrigues, le film, bien conduit, reste très clair, mais, conséquence du sujet, extrêmement bavard. Si Duvivier connaît les vertus de la brièveté dramatique, Spaak appuie, explique, délaie, et fait si bien que l’étude de ces cas frisant la pathologie finit par tomber dans un pessimisme arbitraire et ravalé à des mesquineries, des criailleries et des radotages. [Julien Duvivier – Raymond Chirat – Edition Premier Plan – 1968]

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LA FIN DU JOUR – Julien Duvivier (1939) avec Michel Simon, Louis Jouvet, Victor Francen, Madeleine Ozeray

Lorsque le film sort, le 24 mars 1939, au cinéma Madeleine, il devient l’objet de polémiques de la part de certains journaux lui reprochant d’être cruel, méprisant envers les comédiens. Spaak, revenant dix ans plus tard sur ces attaques, s’en étonnera encore : « Dieu sait pourtant que ce que nous avons vu (à Pont-aux-Dames) passait en horreur ce que nous avons raconté. S’il est un lieu au monde où l’on se fout du théâtre, d’Eschyle et de Molière et de Shakespeare, c’est Pont-aux-Dames, où l’on ne rencontre que des vieux pareils aux autres vieux, en dépit d’un scénario où nous nous sommes obstinés à prétendre le contraire ». Duvivier, lui, est d’autant plus contrarié qu’il a voulu au contraire y insuffler son amour du théâtre. La Fin du jour est, et restera toujours, un de ses films auxquels il tient le plus. Mais il a le plaisir de recevoir le soutien de ceux qui, justement, risquaient de se sentir blessés : les membres du Comité de l’association d’artistes qui administre la maison de retraite de Pont-aux-Dames lui adressent une lettre de félicitations. « Nous avons, parmi les premiers, admiré tout ce que votre art délicat et puissant a su mettre dans La Fin du jour. Nous avons été pris, d’un bout à l’autre, sous votre maîtrise : le talent de nos camarades nous a semblé donner une mesure encore jamais atteinte ».  [Julien Duvivier « Le mal aimant du cinéma français » Vol 1 : 1896-1940 – Eric Bonnefille – Edition L’Harmattan – 2002]

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LA FIN DU JOUR – Julien Duvivier (1939) avec Michel Simon, Louis Jouvet, Victor Francen, Madeleine Ozeray

Comme les deux principales collaborations précédentes de Spaak avec Duvivier (La Bandera et La belle équipe), La Fin du jour traite des rapports au sein d’une collectivité. Les pensionnaires de l’hospice Saint-Jean La Rivière ont en commun avec les légionnaires de La Bandera  (et les prisonniers de La Grande illusion, écrit par Spaak et Renoir) de ne s’être pas choisis, de former un groupe « forcé ». Comme la Légion, la maison de retraite des comédiens est un lieu clos, coupé d’une société où on les a quasiment oubliés – oubli choisi par les légionnaires, oubli subi par les acteurs dont le métier n’existait que par la reconnaissance du public. Mais, ici, contrairement à La Bandera  et La belle équipe la structure du groupe ne sera pas détruite, Il y a certes des oppositions internes (avant tout des chamailleries) et surtout externes (l’arrivée de Saint-Clair [Jouvet] qui réveille des rancœurs et manque de faire naître des rivalités amoureuses ; le risque de fermeture de l’hospice) mais – fait rare chez Duvivier – la solidarité vient contrer les menaces : de l’intérieur (les comédiens forment une famille qui accepte l’excentricité de Cabrissade [Simon] sans approuver sa cruauté envers Marny [Francen]) et de l’extérieur (l’appui des jeunes campeurs, de la presse, des acteurs plus chanceux empêche la faillite de l’institution). Les liens en seront même renforcés : les « fauteurs de troubles » ont disparu (Cabrissade est mort, Saint-Clair envoyé en hôpital psychiatrique), les vieux amants se sont mariés pour mieux éviter la séparation. A ce titre, en dépit de sa réputation de noirceur, c’est un des seuls films de Duvivier où soit exprimé un espoir en l’humanité, où la quasi-totalité des personnages soient observés avec une certaine tendresse. Seul Saint-Clair, finalement, en poussant Jeannette [M. Ozeray] au suicide, ne bénéficie pas de circonstances atténuantes aux yeux de Duvivier et Spaak – encore est-il plus souvent pathétique que monstrueux. Cabrissade, bien qu’odieux avec Marny (il lui lit son avis de décès !), est, lui, présenté tel un enfant, avec sa cruauté mais aussi son irresponsabilité. [Julien Duvivier « Le mal aimant du cinéma français » Vol 1 : 1896-1940 – Eric Bonnefille – Edition L’Harmattan – 2002]

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LA FIN DU JOUR – Julien Duvivier (1939) avec Michel Simon, Louis Jouvet, Victor Francen, Madeleine Ozeray

Le monde des acteurs permet d’autant plus à Duvivier de jouer avec le mensonge et la duplicité, entre Cabrissade qui affabule « non pas par méchanceté mais pour que les choses soient un peu plus jolies », et Saint-Clair qui s’envoie d’anciennes lettres pour faire croire à une correspondance amoureuse, après avoir prétendu au début du film qu’il va se retirer sur ses terres. Cabrissade a d’ailleurs toujours été « en dehors », de la réalité, et même de la scène, puisqu’il a toute sa vie appris de grands rôles, comme doublure, espérant en vain la défection d’une vedette. Saint-Clair, lui, non content d’embellir oralement sa vie, va jusqu’à mettre en scène le suicide de Jeannette, lui dictant sa lettre d’adieu (qui est, bien sûr, une lettre d’amour à lui-même). « Le théâtre, quelle vie ! », commente Saint-Clair. « Et la vie, quel théâtre ! », rétorque Cabrissade.  [Julien Duvivier « Le mal aimant du cinéma français » Vol 1 : 1896-1940 – Eric Bonnefille – Edition L’Harmattan – 2002]

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LA FIN DU JOUR – Julien Duvivier (1939) avec Michel Simon, Louis Jouvet, Victor Francen, Madeleine Ozeray

Le jeu avec les apparences se poursuit, en quelque sorte, au niveau de l’interprétation. Au-delà du fait que Saint-Clair, Cabrissade et Marny, comédiens oubliés ou méconnus, sont interprétés par trois acteurs très populaires, ceux-ci sont parfois amenés à inverser à l’écran l’image qu’ils ont dans la vie, ainsi dans cette scène où Francen défend le théâtre classique et méprise les « drames bourgeois » face à Jouvet qui déclare détester les pièces en vers et n’aimer que le théâtre « dans un cadre moderne, avec des mots de tous les jours ». Plus cruellement, Francen, censé être dans le film un grand acteur méconnu, est alors fort célèbre mais fréquemment éreinté par la critique, en raison notamment des rôles grandiloquents dont il a abusé. Il y a un malaise à le voir moqué par Simon et Jouvet, eux dont le talent est largement reconnu et applaudi. En tout cas, Francen livre ici une de ses meilleures interprétations, affichant une dignité où perce la douleur.  [Julien Duvivier « Le mal aimant du cinéma français » Vol 1 : 1896-1940 – Eric Bonnefille – Edition L’Harmattan – 2002]

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LA FIN DU JOUR – Julien Duvivier (1939) avec Michel Simon, Louis Jouvet, Victor Francen, Madeleine Ozeray

La mémoire, le poids du passé, causes de souffrances de plusieurs héros de Duvivier, sont ici forcément présents : « Le drame, c’est d’avoir de la mémoire », résume bien Marny. Mais l’on souffre aussi de l’absence de mémoire, que ce soit la sienne, comme Cabrissade bafouillant pathétiquement sur scène, ou celle des autres : « Les hommes n’ont pas de mémoire », soupire Mme Chabert, oubliée par Saint-Clair… Succès éphémères, amertume des échecs, ingratitude ou amnésie du public entrent aussi dans cette ronde des souvenirs. Julien Duvivier « Le mal aimant du cinéma français » Vol 1 : 1896-1940 – Eric Bonnefille – Edition L’Harmattan – 2002]

L’histoire et les extraits

Saint-Clair (Louis Jouvet), un acteur sur le retour mais qui se croit encore célèbre, quitte une troupe itinérante à l’insuccès total, pour entrer (provisoirement selon lui) dans une maison de retraite pour vieux comédiens à Saint-Jean-La-Rivière. L’arrivée de Sinclair provoque l’émoi dans la maison, notamment celui de deux pensionnaires, anciennes liaisons de Saint-Clair, et de Marny (Victor Francen), auquel Saint-Clair a enlevé sa femme, avant qu’elle ne se suicide dans des circonstances mal déterminées.

On comprend vite que la maison de retraite, faute de crédits, est condamnée à une fermeture prochaine. Saint-Clair apprend à Marny qu’il n’a jamais aimé la femme qu’il lui a pris, avant de jeter son dévolu sur la jeune et candide Jeannette (Madeleine Ozeray), serveuse à l’auberge proche de la maison de retraite où il a ses habitudes. A la pension, demeure aussi Cabrissade (Michel Simon), éternelle doublure et grand tourmenteur de Marny, grand comédien mais qui n’a jamais eu les faveurs du public. Cabrissade est lié d’amitié avec Pierrot (Tony Jacquot), animateur d’une troupe de scouts qui, tous les ans, vient camper non loin de là. Saint-Clair a comme envoûté Jeannette. Héritant d’une vague et ancienne conquête depuis longtemps oubliée une somme d’argent, Saint-Clair rappelle son valet et décide d’aller mener la grande vie sur la Côte, à Monte-Carlo. En son absence, Marny découvre la fascination qu’il exerce sur Jeannette.

Suite aux réductions drastiques imposées, faute d’argent, à la maison de retraite par son directeur, jeunes scouts et vieux pensionnaires organisent la rébellion. Les scouts fournissent une barrique de vin, et tous les pensionnaires font bombance, tandis que Marny et Chabert, une ancienne actrice, jouent des scènes de Roméo et Juliette devant un de leurs admirateurs. Cabrissade excite la révolte, mais, au plus fort de celle-ci, le directeur arrive pour annoncer aux pensionnaires que la maison va être fermée et qu’ils vont être dispersés. Tandis que, dans la douleur, les pensionnaires préparent leur départ, Saint-Clair perd en quelques jours la totalité de son « héritage », tandis que le plus vieux couple de pensionnaires songe enfin à se marier, en présence de sa nombreuse descendance. On apprend alors que, grâce à une souscription de la presse française, l’institution est sauvée. Les comédiens français, par « solidarité » organisent même une grande représentation dans l’enceinte de la maison. Alors que Saint-Clair sombre dans une mythomanie de plus en plus marquée, Mme Tusini (Sylvie), une de ses anciennes conquêtes, le met au défi de faire mourir quelqu’un d’amour pour lui. II s’arrange pour « organiser » le suicide de Jeannette dans ce but.

Le soir de la grande représentation, Cabrissade prend de force la place de Marny, qui devait jouer dans L’Aiglon le rôle de Flambeau, tandis que le chef scout lui apprend ses fiançailles avec la jolie cheftaine. Une fois en scène, brisé par l’émotion, il ne parvient pas à articuler deux phrases. Transporté hors de scène, Il meurt bientôt. Devenu fou, Saint-Clair pousse Jeannette à accomplir son suicide, mais Marny la sauve in extremis. Saint-Clair, qui se prend pour Don Juan, est conduit à l’asile. Marny fait l’éloge funèbre de Cabrissade, bien plus émouvant sur la grandeur du théâtre que celui que Cabrissade s’était préparé pour l’occasion.

Fiche technique du film

 

 

 

 

 

 

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