Histoire du cinéma

LE RÉALISME DÉPRESSIF

Pépé le Moko compte quatre cent quarante-neuf plans. Au quatre cent quarante-cinquième, Pépé-Jean Gabin, cadré à travers la grille de fer qui le sépare du bateau qu’il n’a pas pris, sort un couteau de sa poche, l’ouvre et se le plante dans le ventre. Son visage se plisse sous l’effet de la douleur et glisse lentement vers le bas. Il est mort.  Le suicide de Jean Gabin sur l’écran du Marivaux, où le film de Duvivier est sorti à la fin de janvier 1937, fait basculer un réalisme qui se cherchait depuis plusieurs années dans une dimension morbide, désespérée, dont le succès jusqu’à la guerre renvoie de la société, de son inconscient collectif une image qui est l’envers, le négatif à la fois de l’optimisme du printemps 1936 et du triomphalisme nationaliste de l’hiver 1938–1939.  [Jean Pierre Jeancolas – Le Cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Ed. Nouveau Monde (2005)]

Il était normal que ce soit Duvivier le pessimiste, le Duvivier déjà désenchanté de la vraie fin de La Belle Équipe, qui ouvre la voie. C’est aussi le Duvivier supérieurement habile de La Tête d’un homme. Pépé le Moko est un film noir, au sens où Scarface était un film noir, fondé sur une liturgie de la violence et de la trahison qui n’exprime pas une haute idée de la conscience universelle.  [Jean Pierre Jeancolas – Le Cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Ed. Nouveau Monde (2005)]

Mireille Balin, Jean Gabin, Lucas Gridoux

PÉPÉ LE MOKO – Julien Duvivier (1937) avec Jean Gabin, Mireille Balin, Line Lors, Lucas Gridoux, Fernand Charpin, Marcel Dalio,Fréhel…

Par la qualité des comédiens et leur direction, par leur mise en place dans l’espace – par la transpiration de Charpin et le bilboquet de Gaston Modot -, le typage des protagonistes et des seconds rôles dépasse la convention d’un genre pour atteindre la poésie des légendes populaires. Une chanson de Fréhel (Ou sont-ils, les amis, les copains ? – ç’aurait pu être une musique de fin pour quelque Belle Équipe, encore) fait éclater l’espace dans le temps dans une grosse bulle de nostalgie. La caméra de Jules Kruger glisse dans les méandres d’un décor chaud et souple, et sombre comme on imagine l’intérieur d’un intestin.  [Jean Pierre Jeancolas – Le Cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Ed. Nouveau Monde (2005)]

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PÉPÉ LE MOKO – Julien Duvivier (1937) avec Jean Gabin, Mireille Balin, Line Lors, Lucas Gridoux, Fernand Charpin, Marcel Dalio,Fréhel…

Que la fiction du « détective Ashelbé » dont s’inspire le scénario ait situé l’action de Pépé le Moko dans la casbah d’Alger ne fait pas pour autant du film de Duvivier un moment de ce cinéma colonial. C’est Barthélemy Amengual qui le remarquait : « l’Afrique coloniale » n’y est guère plus historique, plus réaliste, que ne l’est la Grèce de Phèdre ou la Castille du Cid. La casbah reconstruite par Jacques Krauss a la réalité du mythe, pas celle de la géographie.  [Jean Pierre Jeancolas – Le Cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Ed. Nouveau Monde (2005)]

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PÉPÉ LE MOKO – Julien Duvivier (1937) avec Jean Gabin, Mireille Balin, Line Lors, Lucas Gridoux, Fernand Charpin, Marcel Dalio,Fréhel…

On a beaucoup écrit depuis une quarantaine d’années sur le réalisme fantastique de cet avant-guerre. On en a répertorié les figures : la thématique « chienne de vie », on n’échappe pas à son destin, et l’esthétique : les rues sombres, les ports, les pavés mouillés, la musique triste et belle de Maurice Jaubert, et les mugissements embrumés des sirènes… Ce sont les sirènes des bateaux qu’on ne prend pas, à Alger ou au Havre, puis, après la guerre (car le genre vivra longtemps, de plus en plus convenu, jusqu’à s’épuiser dans les « série noire » des années 1950), à Anvers ou à Hambourg – ou bien les sirènes des usines où on ne travaille plus.  [Jean Pierre Jeancolas – Le Cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Ed. Nouveau Monde (2005)]

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LA BANDERA – Julien Duvivier (1935) – Jean Gabin, Annabella, Robert Le Vigan, Raymond Aimos, Viviane Romance et Pierre Renoir

Le syndrome du réalisme Fantastique relève d’une exégèse clinique. La France déprime. Elle s’angoisse, elle se cogne à une réalité de plus en plus pressante : la guerre, la guerre encore. Elle ne veut pas la voir en face. Elle tente d’exorciser les menaces par un sacrifice. Elle tue Jean Gabin. Plusieurs fois. Et elle trouve une jouissance morbide à ces morts qui sont chaque fois un peu plus la sienne.  [Jean Pierre Jeancolas – Le Cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Ed. Nouveau Monde (2005)]

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LA BANDERA – Julien Duvivier (1935) – Jean Gabin, Annabella, Robert Le Vigan, Raymond Aimos, Viviane Romance et Pierre Renoir

Quai des brumes, Gueule d’amour, Hôtel du Nord, La Bête humaine, Le Jour se lève... Ce n’est certes pas chaque fois le même film. Mais c’est la même désespérance, la même conscience de l’inutilité tragique de la volonté. L’amour est un leurre : il prolonge l’agonie et rend la mort – l’arrachement, l’exclusion – encore plus difficile.
Derrière un destin souvent bavard, sinon sentencieux, c’est déjà l’absurde existentialiste qui embrume les pavés du Havre. Roquentin, de La Nausée, y a peut-être croisé Jean Gabin et Michèle Morgan. «T’as de beaux yeux, tu sais », mais les beaux yeux ne sont plus une promesse de bonheur.  [Jean Pierre Jeancolas – Le Cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Ed. Nouveau Monde (2005)]

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LE JOUR SE LÈVE – Marcel Carné (1939) avec Jean Gabin, Jules Berry, Jacqueline Laurent, Arletty

Quai des brumes, tourné dans les premières semaines de 1938, sort le 18 mai. Jacques Prévert en a écrit le scénario et les dialogues à partir d’un roman de Pierre Mac Orlan, dont il transpose l’action dans le temps et dans l’espace : il la situe au Havre (le roman évoquait Montmartre) et dans un contemporain accrédité par l’uniforme de « griffeton » de Jean Gabin, qui apparaît aux premiers plans du film dans le faisceau des phares d’un camion.  [Jean Pierre Jeancolas – Le Cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Ed. Nouveau Monde (2005)]

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GUEULE D’AMOUR – Jean Grémillon (1937) avec Jean Gabin, Mireille Balin, René Lefèvre

C’est dans la France de 1938 que Jean le déserteur aime Nelly qui a de beaux yeux, qu’il essaie de l’arracher à son infâme tuteur Zabel, et qu’il se fait tuer bêtement par un demi-sel humilié. Tout est pourri, il n’y a pas d’amour heureux. Les personnages chaleureux : Panama, le bistrot avec ses rêves de bourlingueur enfermés dans une bouteille, Quart-Vittel, qui ne vit que pour une nuit entre deux draps propres, Michel, le peintre, qui peint les choses derrière les choses, le noyé derrière le nageur, sont des perdants, des morts en sursis.  [Jean Pierre Jeancolas – Le Cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Ed. Nouveau Monde (2005)]

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LE QUAI DES BRUMES – Marcel Carné (1938) – Jean Gabin, Michèle Morgan, Michel Simon, Pierre Brasseur

Prévert n’en est plus à l’utopie coopérative de Lange ni au funambulesque tueur de bouchers de Drôle de drame. La réalité est terrifiante. Son anarchisme noir débouche sur la mort, fatale. Pépé le Moko, protégé par son exotisme et la convention de sa démarche policière, par son concentré de casbah et son détective Ashelbé, avait été bien accueilli dans tous les secteurs de l’opinion. Quai des brumes ne fait pas la même unanimité.  [Jean Pierre Jeancolas – Le Cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Ed. Nouveau Monde (2005)]

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LE QUAI DES BRUMES – Marcel Carné (1938) – Jean Gabin, Michèle Morgan, Michel Simon, Pierre Brasseur

Le 7 juillet 1938, le film de Carné est à l’affiche depuis six semaines, Jean Renoir dialogue avec le public de la Maison de la culture de la rue d’Anjou Le Front populaire est rompu, la Maison de la culture, dont le secrétaire général est Louis Aragon, est sous le contrôle des intellectuels du parti communiste. L’auteur de La Marseillaise, qui est aussi le chroniqueur hebdomadaire de Ce soir (ce même 7 juillet y paraît la première livraison de son « Voyage en auto de Paris à Nice ») fait encore partie de la famille. Marcel Lapierre raconte : « Renoir a dit beaucoup de choses justes touchant les producteurs de films ; les metteurs en scène, les artistes et même les critiques. Un épisode pourtant ne m’a pas plu. C’est quand il a été question de Quai des brumes de Carné. Renoir a dit que ce film était de bonne propagande fasciste. Pourquoi ? Parce qu’il montre des individus tarés, immoraux, malhonnêtes et que, lorsqu’on voit de tels types, on pense immédiatement qu’il faudrait un maître, un dictateur à trique pour remettre de l’ordre là-dedans ».  [Jean Pierre Jeancolas – Le Cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Ed. Nouveau Monde (2005)]

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LE QUAI DES BRUMES – Marcel Carné (1938) – Jean Gabin, Michèle Morgan, Michel Simon, Pierre Brasseur

Un mois plus tard, Henri Jeanson, qui en juillet 1936 avait publié avec Renoir, dans Commune, le texte à deux voix « Comment on fait un film », revient sur l’épisode dans un article de La Flèche de Paris (du 12 août 1938), où il oppose un « vrai Renoir », « compagnon plein de bonne humeur, de franchise et de simplicité », au « faux Renoir », « celui de La Marseillaise et du parti à cellules et à oubliettes » . « Pour le faux Renoir du parti communiste, Quai des brumes est un film de propagande fasciste. (…) Le faux Renoir se joint à L’Herbier et à Poirier pour défendre les films roses sur pellicule à la vanille. Quai des brumes, a-t-il proclamé, est un film de propagande fasciste parce que les étrangers qui le verront auront le droit de penser qu’un pays qui produit des types de l’espèce de Gabin ou de Pierre Brasseur est un pays mûr pour la dictature. Et voilà !  Ce raisonnement vaut son pesant de roubles. Le faux Renoir n’oublie jamais qu’il est, avant tout, un agent politique du parti communiste, maquillé en cinéaste. Or le P.C. tient, je ne sais pourquoi, Marcel Carné et Jacques Prévert pour de dangereux trotskistes. Donc Quai des brumes est un crime de haute trahison et il importe de discréditer et Carné et Prévert, en employant les méthodes dégradantes du stalinisme intégral.»  [Jean Pierre Jeancolas – Le Cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Ed. Nouveau Monde (2005)]

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LA BÊTE HUMAINE de Jean Renoir (1938) avec Jean Gabin, Simone Simon, Fernand Ledoux, Julien Carette.

En 1972, interrogé sur cette controverse, Marcel Carné rappellera que son film avait été méchamment appelé « Le Cul des brèmes ». Carné : « Il a failli y avoir une bagarre entre Prévert et Renoir parce que Renoir avait surnommé de cette façon pas très drôle Quai des brumes et en avait dit que c’était un film fasciste. Prévert lui avait dit : «Si tu recommences à dire que c’est un film fasciste, je te casse la gueule.» Ce à quoi Renoir rétorqua : « Tu sais comment je suis, je voulais seulement dire que les personnages avaient la tripe fasciste.»  [Jean Pierre Jeancolas – Le Cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Ed. Nouveau Monde (2005)]

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LA BÊTE HUMAINE de Jean Renoir (1938) avec Jean Gabin, Simone Simon, Fernand Ledoux, Julien Carette.

Renoir avait tort. Les personnages de Quai des brumes, comme ceux de La Bête humaine qu’il prépare au moment même où cette polémique un peu vaine – significative aussi des tensions d’une époque où les procès de Moscou partagent la une des journaux avec le procès et l’exécution d’Eugène Weidmann – exaspère la rive gauche, sont simplement défaits.  [Jean Pierre Jeancolas – Le Cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Ed. Nouveau Monde (2005)]

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GUEULE D’AMOUR – Jean Grémillon (1937) avec Jean Gabin, Mireille Balin, René Lefèvre

Renoir adapte Zola. Il transpose un épisode des Rougon-Macquart du second Empire au présent de 1938, mais respecte « le désir de Zola de produire une œuvre qui ait quelque chose à voir avec la fatalité ». Il confie à Jean Gabin le rôle du cheminot miné par une hérédité qui fait de lui un aliéné, à Simone Simon celui de la belle et douce Séverine, « chargée de cette épouvantable enfance de petite fille violée par le riche et odieux Grand-morin ». Ses personnages sont aussi peu libres, aussi agis par des forces qu’ils ne comprennent pas, qu’ils soupçonnent à peine, que ceux de Quai des brumes. L’écriture même de son film, accentuée par les éclairages expressionnistes réglés par Curt Courant, le tire vers cette appréhension morbide de la réalité qu’il condamnait quelques mois plus tôt. La Bête humaine sort à Paris le 23 décembre 1938.  [Jean Pierre Jeancolas – Le Cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Ed. Nouveau Monde (2005)]

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GUEULE D’AMOUR – Jean Grémillon (1937) avec Jean Gabin, Mireille Balin, René Lefèvre

Jean Grémillon, dans des films tournés dans les studios de la U.F.A. berlinoise, fait aussi dans le pessimisme et le « démoralisant ». Gueule d’amour (scénario de Charles Spaak d’après un roman d’André Beucler) est encore, ou déjà (le film est sorti le 15 septembre 1937), l’histoire de la déchéance de Jean Gabin. Fringant sous-officier de spahis au début du film, lentement détruit par une passion pour une femme qui le piétine, écrasé par une fatalité qui remet cette même femme sur son chemin, c’est lui qui tue à la dernière bobine. Mais ce meurtre est aussi un suicide. Quand il a étranglé Madeleine (Mireille Balin), Lucien Bourrache dit « Gueule d’amour » était déjà démoli moralement. C’est un déclassé, une épave, qui disparaît alors vers quelque Légion étrangère. Le gâchis, la chienne de vie. Un an plus tard, L’Étrange Monsieur Victor est l’approche ambiguë d’un salaud, d’une sorte de Zabel toulonnais que l’interprétation de Raimu rend fascinant.  [Jean Pierre Jeancolas – Le Cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Ed. Nouveau Monde (2005)]

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L’ETRANGE MONSIEUR VICTOR – Jean Grémillon (1938) avec Raimu, Madeleine Renaud, Pierre Blanchar, Viviane Romance et Andrex

Monsieur Victor cache sous son apparence de commerçant respectable une activité de receleur et de chef de bande. C’est aussi un assassin. Monsieur Victor abrite chez lui, à la fois pour le neutraliser et parce qu’il se sent vaguement coupable, un pauvre type qu’il a laissé condamner à sa place et qui revient, évadé, après quelques années de bagne. Tout est noir dans ce film méditerranéen tourné au bord de la Spree…  [Jean Pierre Jeancolas – Le Cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Ed. Nouveau Monde (2005)]

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UN CARNET DE BAL (Julien Duvivier, 1937) – Pierre Blanchar, Sylvie

Même déprime dans Carnet de bal de Duvivier (sorti en septembre 1937), suite de sketches construite comme une quête (une jeune femme, veuve, tente de retrouver les galants de son premier bal), qui tourne au procès de toute une génération. Comme l’écrit Raymond Chirat, le « pessimisme du metteur en scène est à son affaire : une mort naturelle en coulisse, deux suicides qu’on évoque, une démente, un épileptique, un père qu’on bafoue, un petit commerçant embourgeoisé et sans espoir, un guide voué aux avalanches, un assassinat, un dominicain, la mesure est comble ». Si on précise que Louis Jouvet, dans ce film qui dut l’essentiel de son durable succès à une interprétation anthologique, est un avocat marron qui a viré au gangstérisme et Pierre Blanchar, halluciné dans le vertige des cadrages obliques, un médecin avorteur en un temps où l’avortement pouvait encore conduire à l’échafaud, en un temps aussi où le natalisme était le dogme de tous les pouvoirs, on mesure la noirceur provocante du discours.  [Jean Pierre Jeancolas – Le Cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Ed. Nouveau Monde (2005)]

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LA FIN DU JOUR – Julien Duvivier (1939) avec Michel Simon, Louis Jouvet, Victor Francen, Madeleine Ozeray et Gabrielle Dorziat

Entrée des artistes de Marc Allégret, en 1938, puis La Fin du jour de Duvivier piétinent le rêve populaire, la fascination du spectacle, le romanesque de la comédie. Dans le petit univers de la bohème parisienne, les apprentis comédiens du cours de Louis Jouvet se déchirent jusqu’au meurtre, ou au suicide. Le cadavre est un vrai cadavre, qui s’écroule sur un plateau de théâtre, la passion de l’une et la folie meurtrière d’un autre ont cassé le jeu. La jeunesse ni la beauté (celle d’Odette Joyeux) ne garantissent plus le succès. La machine à illusions s’est déréglée. De toute façon, ça n’est pas drôle d’être acteur, ça finit mal. Louis Jouvet, Victor Francen, Michel Simon sont les cabots dérisoires de La Fin du jour, échoués dans une maison de retraite où ils dévorent avec une méchanceté construite patiemment de toutes les aigreurs, les humiliations, les bassesses de leurs carrières besogneuses. Jouvet devient fou, Michel Simon meurt en coulisse, Francen, toujours noble, prononce sur sa tombe une oraison funèbre outrageusement flatteuse. Au passage, la vanité sénile de Jouvet a brisé les illusions et la fraîcheur de la jeune serveuse incarnée par Madeleine Ozeray. La malignité gâteuse des vieux comédiens ne laisse rien derrière elle. La Fin du jour sort en avril 1939.  [Jean Pierre Jeancolas – Le Cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Ed. Nouveau Monde (2005)]

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HÔTEL DU NORD – Marcel Carné (1938) – principaux Annabella, Arletty, Louis Jouvet, Jean-Pierre Aumont, Bernard Blier

Après Quai des brumes, Carné (sans la collaboration de Prévert, remplacé par Henri Jeanson qui venait d’écrire les dialogues de Pépé le Moko, de Carnet de bal et d’Entrée des artistes, dirige Hôtel du Nord, dans un décor de Trauner qui donne une sorte de réalité seconde au quartier du canal Saint-Martin. Le scénario, emprunté à un roman populiste d’Eugène Dabit, est retravaillé par Jean Aurenche et par Henri Jeanson. Il est construit sur le parallèle entre deux couples, Arletty-Louis Jouvet, voués au mal, et Annabella-Jean-Pierre Aumont, dont l’amour vrai ne trouve son sens que dans le suicide : « Notre pauvre bonheur! Nous n’y avons même pas eu droit, ni pour toi ni pour moi. Les inquiétudes, c’est fini pour nous, maintenant. Nous allons trouver le repos, le magnifique repos que nous ne connaîtrions jamais dans la vie.» La désespérance de la situation, la vilenie manipulatrice de Jouvet ne sont pas équilibrées par la bonhomie populaire du petit peuple de l’hôtel. Hôtel du Nord, derrière les mots trop familiers de Jeanson, derrière les numéros trop apprêtés de comédiens gourmands, est encore le film de la fin d’un monde.  [Jean Pierre Jeancolas – Le Cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Ed. Nouveau Monde (2005)]

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HÔTEL DU NORD – Marcel Carné (1938) – principaux Annabella, Arletty, Louis Jouvet, Jean-Pierre Aumont, Bernard Blier

Pour Le Jour se lève, qui sort le 17 juin 1939 – il reste tout juste dix semaines de paix anxieuse -, l’équipe Carné-Prévert s’est reconstituée. Avec Trauner, Curt Courant, Maurice Jaubert, avec Jean Gabin, Jules Berry, Arletty, elle donne au genre et au cinéma français un de ses chefs-d’œuvre les moins contestables. Le scénariste Jacques Viot leur a proposé une histoire tout entière construite sur des retours en arrière. Certes le flash-back avait déjà été employé au cinéma, introduit par un carton, par un fondu, par un regard chaviré ou par une musique placés là comme des poteaux indicateurs, mais c’est la première fois en France que ce qui n’était qu’un procédé, qu’un simple artifice de découpage, devient la matière même d’un film.  [Jean Pierre Jeancolas – Le Cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Ed. Nouveau Monde (2005)]

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LE JOUR SE LÈVE – Marcel Carné (1939) avec Jean Gabin, Jules Berry, Jacqueline Laurent, Arletty

Raconté (montré) chronologiquement, Le Jour se lève, serait banalisé, perdrait la dimension tragique qui en a fait l’originalité bouleversante. Le Jour se lève, raconte la destruction d’un homme, d’un homme simple pris au piège, humilié, condamné à mort par un salaud. Il fallait cette architecture rigoureuse, du coup de feu initial du meurtre au coup de feu final du suicide, pour que se mettent en place les mâchoires du piège qui broie Jean Gabin. On ne lui laisse pas une chance. Le combat est inégal, il n’y a pas de justice. Un pouvoir aveugle et brutal vient parachever ce que le cynisme de Valentin-Jules Berry avait commencé : le peloton anonyme des gardes mobiles repousse les ouvriers solidaires et piétine la fragile Jacqueline Laurent. L’ignominie triomphe sur toute la ligne, le mal métaphysique (Valentin) est relayé par le mal historique (les gendarmes casqués). La désespérance de Prévert est aussi une désespérance politique.  [Jean Pierre Jeancolas – Le Cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Ed. Nouveau Monde (2005)]

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LE JOUR SE LÈVE – Marcel Carné (1939) avec Jean Gabin, Jules Berry, Jacqueline Laurent, Arletty

Dans Le Crime de M. Lange, quand Prévert et Renoir avançaient ensemble, Jules Berry, déjà cauteleux, déjà infâme, était tué d’une balle qui libérait les ouvriers, sauvait la coopérative, et le jury improvisé du bistrot frontalier absolvait l’assassin : René Lefèvre et Florelle pouvaient vivre leur amour. Dans Le Jour se lève, le même meurtre de la même crapule condamne l’assassin à un suicide qui est à la mesure de sa solitude et de son échec, les ouvriers sont exclus du champ par la brutalité d’une charge policière, laissant symboliquement l’espace vidé à un aveugle qui bat le pavé de sa canne blanche en criant qu’il ne comprend pas ce qui se passe.  [Jean Pierre Jeancolas – Le Cinéma des français (15 ans d’années trente : 1929 /1944) – Ed. Nouveau Monde (2005)]

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