C’est en février 1945 que la Metro-Goldwyn-Mayer achète pour trente-cinq mille dollars les droits d’adaptation cinématographique de Lady in the lake (La Dame du lac), que Raymond Chandler avait réalisé à partir de trois nouvelles écrites précédemment, Bay City Blues (1937), The Lady in the Lake (1939) et No Crime in the Mountains (1941). Raymond Chandler est chargé de l’écriture du scénario, mais celui-ci, trop long de plus de cinquante pages, est remanié par Steve Fisher, qui signe seul au générique. Intervient alors l’acteur Robert Montgomery qui souhaite tout à la fois devenir officiellement metteur en scène – il a en fait réalisé une partie de They were expendable (Les Sacrifiés) de John Ford, après que ce dernier a été blessé – et satisfaire l’envie qu’il a depuis 1938 de tourner un film en caméra subjective.

L’action ne serait plus vue objectivement mais comme si le spectateur – avec le même œil que la caméra – était le héros du film. La MGM, dont Robert Montgomery était l’un des acteurs sous contrat, accepte cette idée surprenante. Moins enthousiaste, Raymond Chandler écrira le 16 avril 1949 à son ami Alex Barris : « La technique œil-de-Ia-caméra dans Lady in the Lake, c’est un vieux truc à Hollywood. Tous les jeunes scénaristes et les jeunes metteurs en scène s’y sont essayés. « Faisons de la caméra un personnage » ; à un moment ou à un autre, on a entendu ça à toutes les tables de Hollywood. J’ai connu un type qui voulait que la caméra soit l’assassin ; et ça ne pourrait marcher qu’à condition de tricher énormément. La caméra est trop honnête. »

Le tournage va poser de multiples problèmes. « La réalisation, déclarera Robert Montgomery, a été un véritable défi. Nous avons dû faire beaucoup de répétitions. Les acteurs sont en effet entraînés pour ne pas regarder la caméra. Je devais surmonter cette habitude. » Grâce à l’efficacité de Montgomery, la réalisation du film prend de l’avance et sera achevée dix-neuf jours plus tôt que prévu. Eddie Mannix qui avait soutenu le projet de Montgomery est ravi et Louis B. Mayer, initialement opposé à ce type d’expériences, est rassuré. La sortie du film sera un succès.

Acteur multiforme, Robert Montgomery n’a pas été que l’interprète d’une succession de comédies de série, souvent réussies d’ailleurs. En 1937, il est, sous la direction de Richard Thorpe, le héros charmeur – et assassin – de Night must fall (La Force des ténèbres) et, trois ans plus tard, celui de The Earl of Chicago, également mis en scène par Thorpe. Montgomery se révèle être un comédien exceptionnel, capable de passer d’un genre à un autre avec un curieux humour.

Faut-il attribuer à celui-ci le fait que Marlowe se prénomme ici Phillip – avec deux « l » – ce que révèlent au lecteur surpris de Raymond Chandler les inscriptions portées sur la fenêtre du bureau du détective ? Encore plus déroutante est l’indication, visible sur le générique de début du film, mentionnant que Chrystal Kingsby est jouée par une certaine Ellay Mort. Ellay Mort – « elle est morte» – n’existe pas. C’est un pur private joke des auteurs qui, dès le début, permet au spectateur sagace – et francophone – de deviner que la femme de Derace Kingsby est morte…

Aujourd’hui, le système de la caméra subjective apparaît plus comme un tour de force technique – on ne voit Marlowe, en dehors de la première scène, que dans des reflets de miroirs que comme un véritable apport artistique. Trop souvent, le parti pris technique semble l’emporter sur ce qui aurait dû être le meilleur angle de prise de vue. Le film demeure pourtant très attachant, ne serait-ce que pour son début.

À la fin du générique, le carton « directed by Robert Montgomery » s’efface, et on voit se dessiner un petit automatique. Les chants de Noël entendus tout au long du générique sont brusquement démentis par cette fulgurante découverte. Le plan suivant montre Marlowe assis derrière son bureau, une arme à la main. « Mon nom est Marlowe – dit-il – Phillip Marlowe. Mon occupation: détective privé. Vous savez, quelqu’un dit : « Suivez ce type. » Alors, je le suis. Quelqu’un dit : « Retrouvez cette femme. » Alors, je la retrouve. Et qu’est-ce que je retire de tout cela ? Dix dollars par jour plus les frais. Et si vous croyez qu’avec cela je peux aujourd’hui m’acheter beaucoup d’épicerie de luxe, vous êtes fou… »

Moins violent qu’Humphrey Bogart, Montgomery campe ici un Phillip Marlowe plus en retrait, et sans doute aussi plus cynique et moins passionné. Le fait que l’intrigue se déroule – dans le scénario et non dans le film – à la période de Noël, afin de mieux correspondre à la date de sortie du film, crée un surprenant décalage. Ce n’est que le premier de cette curieuse œuvre d’auteur… [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]

Lady in the lake est l’un des films expérimentaux d’Hollywood les plus exceptionnels car il est uniquement tourné d’un point de vue subjectif, la caméra valant pour le regard du détective. Le seul moment de rupture avec ce parti-pris survient quand Marlowe, assis à son bureau, donne au public plusieurs éléments embrouillés de l’intrigue, l’encourageant à démêler lui-même le mystère ; il doit « s’attendre, le prévient-il, à l’inattendu ». Ce procédé accentue la tension et l’efficacité de toutes les violences qu’a à subir le détective assommé par Lavery, aspergé d’alcool, obligé de se traîner pour traverser la rue ou menacé par l’arme de Mildred… Par ailleurs, l’usage des miroirs est un complément intéressant. Ainsi, chez Lavery, Marlowe se retourne pour regarder l’heure à une pendule située près d’un miroir. Bien que le détective ne semble s’apercevoir de rien, le public, lui, voit que Lavery se prépare à le frapper ; après le coup, il y a un noir.

En outre, la caméra subjective trahit les réactions de Marlowe dans les échanges ou dialogues. Ainsi, quand Adrienne l’interviewe, une standardiste séduisante entre dans la pièce ; Marlowe suit chacun de ses gestes et elle répond avec coquetterie à ses regards appuyés. Cet échange enrichit la séquence visuellement et marque l’opposition entre la présomption d’Adrienne et le caractère plus franc et plus fruste de Marlowe. Un an plus tard, Delmar eut aussi recours à une caméra subjective dans Dark Passage (Les Passagers de la nuit) pour la première moitié du, film et bien que le procédé soit habilement intégré à l’intrigue, il est moins poussé que dans Lady in the lake. En effet dans Dark Passage, on ne voit jamais la caméra explorer tous les recoins d’une pièce ni détailler un personnage de haut en bas.

En fin de compte, l’intrigue en tant que telle est peu importante car la discipline visuelle et l’abandon des perceptions conventionnelles font oublier au spectateur ses exigences, de la même manière que la confusion narrative dans The Big sleep (Le Grand sommeil) n’entame pas son développement narratif. Robert Montgomery, en tant que réalisateur et vedette de Lady in the lake soutient le style homogène du film grâce à quelques touches noires, comme le cadavre du gigolo assassiné derrière la paroi vitrée d’une douche, brisée par l’impact d’une balle ; l’attitude agressive et oppressante de la police et la dilapidation de la cachette de Mildred. Mais il fallut attendre Ride the Pink Horse (Et tournent les chevaux de bois) pour que Montgomery découvre un personnage et un style exprimant pleinement l’angoisse sociale et existentielle du film noir. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]

L’histoire
Phillip Marlowe (Robert Montgomery) raconte Los Angeles, trois jours avant Noël. Adrienne Fromsett (Audrey Totter), qui travaille pour les publications Kingsby, souhaite que Marlowe retrouve Mrs. Kingsby qui est partie avec un homme et dont Derace Kingsby (Leon Ames) veut divorcer. Adrienne est l’amie de Kingshy. Chris Lavery (Dick Simmons), l’amant de Chrystal Kingsby, n’a pas vu celle-ci depuis deux mois. Marlowe apprend, après avoir été assommé par Lavery, que le cadavre de Muriel Chess a été retrouvé à l’endroit même où s’était rendue Chrystal. Cette dernière est-elle la meurtrière ? Muriel, qui se nommait Mildred Haveland (Jayne Meadows), aurait été la maîtresse de Lavery. Marlowe se rend chez Lavery et découvre le cadavre de celui-ci dans la douche. Adrienne comprend que Kingsby se détache d’elle lorsqu’il engage à son tour Marlowe pour prouver l’innocence de sa femme. Marlowe soupçonne le lieutenant DeGarmot (Lloyd Nolan) d’être lié à Mildred Haveland qui, elle-même, cherche à fuir avec un homme. DeGarmot agresse Marlowe et tente de le faire arrêter pour conduite en état d’ivresse. À la demande de Kingsby, Marlowe retrouve Mrs. Kingsby après qu’elle a appelé son mari, lui demandant cinq cents dollars. C’est Mildred Haveland ! Il la désarme. DeGarmot arrive, décidé à abattre Marlowe et Mildred. Il tue Mildred de quatre balles. La police survient et abat DeGarmot. Fin de l’histoire. Marlowe et Adrienne doivent partir ensemble pour New York.

L’extrait et la bande-annonce
- THE LONG NIGHT – Anatole Litvak (1947) / LE JOUR SE LÈVE « refait » et « trahi »
- EDWIGE FEUILLÈRE : LA GRANDE DAME DU SEPTIÈME ART
- LA POLITIQUE DU CINÉMA FRANÇAIS
- THE GARMENT JUNGLE (Racket dans la couture) – Vincent Sherman (1957)
- THE RACKET (Racket) – John Cromwell (1951)

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