Les Réalisateurs

JULIEN DUVIVIER : UNE MYTHOLOGIE DE L’ÉCHEC

« Je suis de ceux qui au début de l’ère des « talkies » en ont pensé et dit du mal… Néanmoins, le fait est là : il constitue, pour le cinéma, un grand progrès technique. » Duvivier pouvait s’exprimer ainsi alors qu’il venait de tenter sa première expérience de film parlant. Parce que le cinéma était pour lui une expression dramatique et non une expression plastique, l’adjonction du son à un art visuel ne posait pas devant lui le problème angoissant qu’elle constituait pour le groupe d’avant-garde. Il s’agissait seulement d’utiliser cet apport nouveau qui mettait au service du cinéaste les moyens du théâtre, sans pour autant (comme on le faisait trop) renoncer à tout ce qui constituait la spécificité de l’image filmée : le plein air, la variété des cadres, le mouve­ment de la vie. Ce maintien des valeurs acquises devait valoir à David Golder, le premier film parlant de Julien Duvivier, l’attention que nous avons soulignée et une originalité certaine. La qualité des éléments mis en jeu, l’interprétation de Harry Baur, l’âpreté même du thème – en un temps où l’opérette et la comédie de boulevard accaparaient l’écran français -tout cela, brusquement, haussait Duvivier à un niveau supérieur. « Grossier, mais habile », écrira Sadoul. Mélodramatique, dirent certains, le film était à la mesure de l’interprète, solide, puissant, ne refusant aucun effet, mais attei­gnant parfois, notamment lors de la signature du contrat avec les Soviets et de la mort de Golder, à une certaine grandeur.

David Golder (1931)

Duvivier utilisait le dialogue, mais aussi les bruits dont il tirait des effets dramatiques et pour la première fois, peut-être, les chœurs, dosant ces élé­ments nouveaux avec une intelligence qui plaça l’œuvre au premier plan. David Golder révélait d’autre part, et pour la première fois, à travers une fiction pourtant étrangère, son pessimisme quant aux rapports des êtres entre eux. Ici, le destin d’un brasseur d’affaires bafoué par sa femme et sa fille pour lesquelles il avait lutté. C’est vers cette noirceur volontiers tragi­que que Duvivier orientera les sujets qu’il adapte souvent assez librement et c’est dans ce ton-là qu’il donnera ses meilleures réalisations.

David Golder (1931)

Parmi celles-ci s’imposent trois œuvres, presque successives, qui sont peut-être celles qui assureront, dans l’histoire du cinéma, la survie du nom de Duvivier. En premier lieu, parce qu’elles s’insèrent dans un courant qu’elles déterminent ou qu’elles représentent, celui du « réalisme poétique français » : La Bandera, La Belle équipe, Pépé le Moko. Elles s’appuient toutes trois sur la forte personnalité de Jean Gabin, mais elles existent en dehors de lui. Elles diffèrent par le cadre et par le sujet, mais elles ont un déno­minateur commun, cette vue pessimiste du destin qui était à l’origine de l’école – son réalisme – déterminant une volonté d’évasion – sa poésie. Volonté d’évasion, désir des « ailleurs » devenus depuis plus de dix ans le leitmotiv de toute une littérature en laquelle le cinéma allait puiser ses thè­mes et les scénaristes leur inspiration. Carné est ici très proche de Duvivier à travers le mythe incarné par Gabin et il serait intéressant d’étudier en quelle mesure Duvivier a pu influencer Carné.

Dans La Bandera, La Belle équipe, Pépé le Moko., nous trouvons des hommes traqués. Non seulement le criminel, mais aussi le policier de La Bandera, traqué par la guerre, l’indicateur de Pépé le Moko, traqué par les truands, les chômeurs de La Belle équipe, traqués par la misère. Pour tous, une seule lumière, un seul espoir : l’évasion hors du cercle fatal qui les lie et pour tous le même échec, la mort au bout de l’espérance.

La Bandera (1935)

Ce cinéma français des années 1930 est essentiellement un cinéma mytho­logique. Les films de Carné en témoignent et même La Bête humaine, de Jean Renoir, un peu discréditée (à tort) par rapport à d’autres de ses œuvres. Cette mythologie explique l’acharnement de certains critiques sur ces films. Car il est bien évident que les mythes vieillissent. Conscience et reflet d’une époque, ils perdent leur pouvoir dans une autre. Qu’ils les utili­sent – comme le fait La Bandera – ou qu’ils les créent – comme le fait Pépé le Moko, au moins par une transposition d’Amérique en France – ces mythes deviennent poncifs. Les œuvres de cette époque sont encore trop proches de nous pour nous permettre d’abstraire de leur vision la conception qui les a fait naître et de comprendre que leur forme est aujourd’hui leur vraie substance. Les passions des tragiques ne nous touchent plus ; c’est leur expression qui demeure. Méfions-nous donc de rejeter trop tôt des œuvres qui ont besoin de s’éloigner pour trouver leur éclairage définitif.

La Bandera (1935)

André Lang, un bon critique, parlant de La Bandera en 1937, y voyait « un scénario pathétique et violent, où le romanesque indispensable est réduit au minimum et qui atteint, en fin de film, à la grandeur ». Vingt-cinq ans plus tard, René Gilson dénonce, dans une que rétrospective, « ce climat avant-guerriste d’un bon temps où Marie Dubas chantait son légionnaire qui sentait bon le sable chaud », cette « mythologie exécrable » où trempe La Bandera. Il ne sera guère plus tendre pour La Belle équipe en soulignant « la naïveté, la maladresse de son populisme », mais reconnaîtra pourtant en Pépé le Moko un « film représentatif d’un cer­tain cinéma français, un des plus célèbres et des plus réussis de Julien Duvivier ».

La Bandera (1935)

Il est certain que, des trois, Pépé le Moko résiste le mieux au temps. Il faut remarquer tout d’abord que La Bandera misait sur un motif conven­tionnel particulièrement usé (quoique toujours efficace), celui du vaillant légionnaire, et sur un héroïsme de parade que nous refusons aujourd’hui. Pépé le Moko, dont Georges Sadoul souligne justement la parenté avec Scarface, introduisait en France un mythe plus neuf, celui du mauvais garçon aspirant par l’amour à une sorte de régénérescence et qui, finale­ment, s’immole à cet amour. Pépé le Moko, c’est aussi Quai des brumes, et plus loin, Au-delà des grilles, A bout de souffle, combien d’autres qui n’eurent pas sa vigueur ?

Pépé le Moko (1937)

Cette vigueur tient plus à la forme qu’au sujet, « collection de faits sans consistance », déclarait Nino Frank, et l’on pourrait ajouter de personnages de convention. Dans l’un et l’autre cas, la science du cinéaste l’emporte sur la valeur littéraire. On voit Duvivier y affirmer un style « musclé, rapide, nerveux » (Nino Frank), qui s’appuie sur des raccourcis adroits, une sorte de crescendo dans la tension dramatique conduisant à des moments de paroxysme, à coup sûr efficaces, mais dont le réalisateur aura tendance à abuser par la suite, ver­sant par-là dans une autre convention, celle de la forme après celle des caractères. Sa maîtrise éclate également par la façon de plonger ses personnages dans un milieu dont le pittoresque ne nuit pas à la vérité, de mener son action dans un rythme à la fois puissant et fluide, servi par une souplesse technique étonnante. La Bandera et surtout Pépé le Moko contiennent des moments qui sont de grand cinéma. Faut-il rappeler l’attaque du fortin de La Bandera, la descente des ruelles de la Casbah par Gabin et l’assassinat de Régis dans le déclenchement inopiné du piano mécanique ?

Pépé le Moko (1937)

Ces films atteignent-ils au chef-d’œuvre ? Non, car cette mythologie ne saurait suppléer à l’humanité qui fait, au cinéma plus qu’ailleurs, les chefs-d’œuvre. Mais ces films sont dignes de durer, par la perfection à laquelle ils atteignent dans leur expression dramatique. On pouvait au contraire attendre cette humanité du thème de La Belle équipe. Elle y est sans doute, mais, paradoxalement, c’est cette fois un manque de vigueur, un certain flottement dans le « rendu », qui l’empêchent de mettre le thème en valeur. L’intrigue part non plus d’un individu traqué, mais d’un groupe rejeté par les circonstances de la société où il vit. Le chômage isole les cinq compagnons, mais la chance – un gros lot gagné en commun – leur permet enfin de tabler sur leur volonté pour faire front, retrouver la confiance et leur dignité. Ils sont désormais en face d’eux-mêmes.

Pépé le Moko (1937)

C’est donc le thème de l’amitié virile qui va se développer au-delà des conditions particulières d’une époque et d’une société. On y retrouve un trait caractéristique chez Duvivier, le développement d’une action qui se joue entre des individualités unies dans un même but ou un même destin : le dernier carré de La Bandera, les vieux comédiens de La Fin du jour, les résistants de Marie-Octobre. Or, le heurt des individualités, la divergence des caractères, la résistance plus ou moins grande aux agents destructeurs rendent tout effort collectif difficile. Avant même que les auteurs aient opté pour une fin heureuse ou sombre, les camarades de a Belle équipe ont moralement échoué.

La Belle équipe (1936)

Plus de force eût-elle servi le film ? Il n’est pas sûr. Les camarades de la guinguette ne sont pas des héros de tragédie. Leurs misères, leurs amours, leurs espoirs restent dans les limites de leurs personnages. Ils n’approfon­dissent pas leurs problèmes, n’étudient pas leurs cas. Ils accueillent joies et revers en hommes simples, n’ayant d’autre recours que de pester parfois contre cette « chienne de vie ». C’est pourquoi la faiblesse dramatique est peut-être ici une qualité vériste. L’homme de la rue ne joue pas le drame, il le subit et le plus souvent s’en défend par une sorte de gouaille, d’ironie envers le sort et envers soi-même. Les auteurs l’ont compris. Ils ont exprimé un thème profondément amer dans un ton goguenard. Cela, par le type même des personnages, par un dialogue sobre, vif, d’une certaine verdeur, par la musique de Maurice Yvain, volontairement dans le style rengaine et dont la chanson « Au bord de l’eau », que chante Gabin, synthétise parfaitement le charme bon enfant du film.

La Belle équipe (1936)

Mais c’est surtout par la mise en scène que Duvivier – contrairement à son -habitude – escamote le drame. Il étoffe, parfois même exagérément, les scènes joyeuses, pour traiter en raccourci les moments dramatiques : la découverte du premier départ, la mort de Raymond survenant en pleine euphorie. Ces coupures brutales du rythme léger ponctuent d’émotion l’ala­crité du film. Le réalisateur réussit ainsi à élever discrètement son sujet et ses scènes vers une poésie populiste qui fait penser par instants à Renoir et à Prévert  – témoin ce long travelling-panoramique qui part de la foule en liesse pour aboutir sur les eaux et les feuillages, glissant des exclamations et des rires à un concert de chants d’oiseaux. Telle aussi cette danse bur­lesque de l’ivrogne au rythme de la chanson reprise en chœur.

La Belle équipe (1936)

Michel Aubriant pouvait justement parler, lors de la réédition du film, d’une « pastorale du Front populaire ». Aussi bien, même dans sa version « noire », si La Belle équipe relate un échec, ce n’est pas un échec déprimant. L’effort de ses héros demeure généreux. Quelle que soit l’issue de la lutte, cette volonté de l’action donne au drame une valeur tonique. Le but compte moins que l’effort accompli pour l’atteindre. Autant de raisons, semble-t-il, pour garder à ce film notre sympathie. [Duvivier – Pierre Leprohon – Anthologie du cinéma (n° 35 – mai 1968]


LA BELLE ÉQUIPE – Julien Duvivier (1936)
Pour son allant, son utopie réalisée (même si elle ne dure que le temps d’une saison) et son vin gai, cette Belle Equipe procure une griserie intacte. Cinq camarades, des ouvriers au chômage et un réfugié espagnol, partagent un pactole gagné à la Loterie nationale pour rénover un lavoir en ruine au bord de la Marne et le transformer en guinguette.

LA BANDERA – Julien Duvivier (1935)
Après avoir tué un homme, Pierre Gilieth s’enfuit et passe en Espagne, où il s’engage dans la Légion étrangère… (…) Dans le cinéma français d’alors, la mode était aux films de légionnaires, et Le Grand Jeu, de Jacques Feyder, avec Pierre Richard-Willm (1934), était déjà un classique. Celui-ci aurait d’ailleurs dû tenir le rôle de Gilieth. Il revint à Gabin.

PÉPÉ LE MOKO – Julien Duvivier (1937)
Des ruelles, un dédale grouillant de vie, où Julien Duvivier filme des pieds, des pas, des ombres portées : la Casbah est un maquis imprenable par la police, où Pépé le Moko (« moco » : marin toulonnais en argot) a trouvé refuge. Ce malfrat au grand cœur (Gabin) s’y sent comme chez lui. Il y étouffe aussi. Quand ses rêves de liberté, sa nostalgie de Paname prennent les traits d’une demi-mondaine, Pépé, on le sait, est condamné…


JULIEN DUVIVIER
Avec Renoir, Carné et Grémillon, Duvivier a été la personnalité la plus marquante du cinéma français des années 1930. La sûreté de son art et son esprit éclectique devaient lui attirer les faveurs d’Hollywood où, pendant la guerre, il allait poursuivre une très brillante carrière. Un même drame unit le vieux comédien de La Fin du jour (1939), admirablement interprété par Michel Simon, et le jeune Duvivier, qui se destine à une carrière théâtrale : le trou de mémoire qui paralyse en scène. Si la défaillance sera fatale pour l’aîné, elle sera la chance de la vie du cadet.  



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