Le Film français

LE BARON DE L’ÉCLUSE – Jean Delannoy (1960)

Après avoir tourné avec Arletty, Madeleine Renaud, Michèle Morgan, Danielle Darrieux, Madeleine Robinson, Jean Gabin rêve d’autres grandes partenaires. Pouquoi pas Micheline Presle pro­posée par Jean Delannoy dans leur nouveau film Le Baron de l’écluse. Grande vedette des années 1940 avec Falbalas, Boule de suif ou Le Diable au corps, elle cherche un second souffle dans le registre de la comédie. Ce Baron de, l’écluse en est l’occasion. D’autant que ce film léger adapté d’un roman de Simenon reforme aussi le trio gagnant du premier Maigret : Gabin Delan­noy et Audiard. Ce film n’est pas des plus simples pour Gabin : il doit changer de registre, plus tendre, plus doux-amer. Une autre , difficulté s’annonce : lors de leur première rencontre chez lui à Boissy-la-Rivière, Delannoy n’accroche pas avec Audiard, aucun sens de l’humour en commun, de même qu’avec un troi­sième larron à l’austère réputation, l’académicien Maurice Druon ! Comment plaquer des dialogues drôles sur un canevas qui ne l’est pas ? Heureusement, après lecture du scénario, Micheline Presle accepte d’incarner la vitupératrice Perle Germain-Joubert, fêtarde invétérée dont la joyeuse présence réjouit Gabin. Lui-même est en parfaite adéquation avec son personnage, Jérôme-Napoléon Antoine, baron désargenté et mythomane qui, ayant gagné le yacht Antarès au jeu, décide sur l’heure d’embarquer et de profiter de la vie ; son bateau coincé à une écluse champenoise, en compagnie de la charmante Perle, il va frayer avec le monde, des mariniers. Tiens, tiens ! [Jean Gabin inconnu – Jean-Jacques Jelot-Bkanc – Ed. Flammarion (2014)]


Il peut être regrettable que le cinéma français contemporain ne puisse plus compter sur un acteur populaire de la trempe de Jean Gabin. Bien que sa filmographie d’après-guerre ne contienne presque plus de chefs-d’œuvre de l’avant-garde du cinéma français, elle est riche en rôles sur mesure pour ce comédien exceptionnel. Le Baron de l’écluse en est certainement un exemple. Tous les registres du talent considérable de Gabin y sont exploités, moins par la mise en scène de Jean Delannoy que par l’adaptation curieuse, mais finalement réussie, d’une nouvelle de Georges Simenon, sublimée par les dialogues toujours aussi savoureux de Michel Audiard.

Le Baron Jérôme Napoléon Antoine, incarné par Gabin avec une gouaille irrésistible et pleine de sagesse, est manifestement un grand seigneur aux pieds d’argile. Sa réputation le précède dans les cercles mondains de Deauville, où la façade de son apparente aisance cache mal ses difficultés financières constantes. Joueur invétéré, il mise avant tout sur sa survie sociale et matérielle. Son fonds de commerce, aussi volatil que son passé bien rempli, se compose d’exploits de guerre, de conquêtes qui le considèrent désormais comme un ami et un confident, ainsi que de relations diverses qui lui permettent de se maintenir à flot financièrement, jusqu’à ce que sa chance tourne à nouveau au casino.

Jean Gabin incarne parfaitement ce personnage, avec son air d’imposteur légèrement gêné par son propre embarras, qu’il parvient néanmoins à dissiper d’un tour de passe-passe et de quelques reconnaissances de dettes jamais honorées. Personne n’est vraiment dupe de ses manigances. Cependant, son aura d’aristocrate, indispensable au prestige des lieux qu’il fréquente, le sauve à plusieurs reprises de situations délicates. Il est en quelque sorte le roi du circuit, peuplé par une haute société internationale qui semble presque apprécier d’être exploitée par ce bon vivant à la compagnie agréable.

Après cette délicieuse mise en bouche, Le Baron de l’écluse change de ton pour devenir une véritable ode à une vie plus paisible à la campagne. On pourrait même y déceler quelques touches de propagande bucolique, mais la gentillesse de la réalisation dissipe efficacement tout soupçon de tendance réactionnaire. La coqueluche de la jet set quitte son habitat naturel pour cette escapade, accompagnée par la sublimement élégante Micheline Presle, qui incarne le pendant féminin d’une vie vécue aux crochets des autres. Aucun reproche moralisateur ici, juste un élan collectif de ces deux complices pour profiter d’une parenthèse de deux jours d’escale et faire ensemble un point salutaire.

Le résultat de cette introspection joyeuse est une vie bien ordonnée pour l’une, aux côtés de Jean Desailly, un magnat viticole provincial dont l’enthousiasme romantique semble un peu trop juvénile pour être sincère. Pour l’autre, il devient au fil du récit un archétype supplémentaire des personnages favoris de Jean Gabin, incarnant le meilleur ami des classes populaires, un homme au cœur d’or qui ne pense qu’aux autres. Il aurait pu, lui aussi, choisir un quotidien radicalement différent de sa vie précédente, marquée par des nuits blanches à tenter sa chance avec des cartes dans des chambres d’hôtel enfumées avec vue sur la Riviera. Le fait que le scénario laisse planer le doute sur le chemin que prendra ce personnage irascible est tout à son honneur, reflétant l’authenticité avec laquelle il esquisse les personnages secondaires, aux deux extrémités du spectre social dans la France du début des années 1960.

Le Baron de l’écluse est un monument filmique à la gloire de Jean Gabin comme on les aime : la confirmation adroite des capacités remarquables d’un acteur, dès lors sur la dernière lignée droite d’une illustre carrière, au lieu d’une quête foisonnante de facettes jusque-là restées inexplorées, soit, mais néanmoins un divertissement de toute beauté. [Critique Film.fr]


Delannoy a fixé au 12 octobre 1959, le tournage du film mais d’entrée de jeu, il commet deux erreurs avec Gabin : d’abord, son plan de travail prévoit de reconstituer en studio le décor de Deauville alors que l’acteur y habite, il le force ainsi à quitter sa retraite normande ; puis, près des scènes filmées dans le Val-d’Oise, il l’emmène « au bout du monde » dans l’Est de la France, à Cumières, sur une écluse du canal latéral de la Marne censée représenter celle du film, Vernisy ; enfin, il , se heurte à son « caractère entier » lorsque, dès le premier jour, il lui demande par souci d’authenticité de porter un monocle. Indisposé par tout postiche, mais bon prince, Gabin effectue des essais pour quelques scènes :
– Ta connerie de monocle, je ne peux pas le faire tenir. J’ai pas l’œil pour ça… On le supprime, lance-t-il catégorique à la fin de la première prise.
– Si tu ne l’as pas quand tu seras sur ton yacht en grande tenue, tu n’auras pas l’air d’un capitaine, tu ressembleras à un patron de bateau-lavoir, ironise Delannoy
.

Argument massue, l’acteur accepte finalement la colle appliquée sous l’œil par le chef maquilleur… colle qui sera responsable d’une belle crise d’urticaire, provoquant l’inévitable colère heureusement passagère. Car il aime beaucoup ce baron désargenté, bonimenteur de panache aux répliques pleines de verve d’Audiard : « Il abordait avec assurance ce personnage, commente Delannoy, il connaissait Deauville, les chevaux, ce milieu… Il savait s’habiller, porter l’habit, fumer le cigare. »

Tout va pour le mieux, enfin presque… Gabin est toujours très moraliste envers sa famille et ses enfants, il veille à ne pas les froisser, surveille tout ! Alors, lorsqu’il découvre que son personnage entretient une tendre romance avec Perle, « une femme légère et entretenue », il se cabre… Toutefois sur l’insistance de Delannoy, il finira par céder. « C’est le dernier film où il a accepté d’être amoureux d’une femme et réciproquement, précise Delannoy. Ensuite il a craint le ridicule. » Le comédien Jean Desailly (Maurice Montbernon, le fabricant de Champagne) se souvient de l’ambiance très particulière sur le plateau : « Il vivait dans un monde à lui, se rappelle-t-il, avec ses copains, avec Michel Audiard, avec tous ses réalisateurs, avec Delannoy, avec Gilles Grangier… Tout ça, c’était vraiment « la bande à Gabin ». D’ailleurs, elle est là presque au complet : Robert Dalban, Louis Seigner, Jacques Castelot, Albert Michel, Gabriel Gobin, Jacques Hilling, Claude Lemontier, Robert le Béal, Georges Lycan, Henri Coutet, René Hell, Blanchette Brunoy (La Bête humaine) et Dominique Boschero (Le Rouge est mis). Sans oublier l’apparition, pour son seul rôle au cinéma, d’une présentatrice vedette de la télévision, Aimée Mortimer. 

Après avoir été très touché par la disparition de Jean Wall, comédien de second plan qui dès 1932 lui donna la réplique dans La Belle Marinière, Gabin apprend le 25 novembre la mort de Jean Grémillon, soixante et un ans, et de Gérard Philipe le même matin. À travers Grémillon, réalisateur de Gueule d’amour et de Remorques, Gabin salue « un grand être humain ».

Quelques semaines plus tard, le 12 décembre, Delannoy boucle son film ; libéré, Gabin file pour passer Noël en famille. Chez son agent, les propositions affluent. Entre autres, Raoul Lévy, producteur d’En cas de malheur, lui offre de participer à une superproduction inspirée du best-seller de Cornelius Ryan dont il a acquis les droits. Son titre : Le jour le plus long. L’acteur doit y partager l’affiche avec Frank Sinatra, Rock Hudson et Curd Jürgens dans le rôle du maire de Colleville, village du débarquement allié. Vivement intéressé à l’idée de vivre ce jour J auquel il n’a pu participer, il sera profondément blessé d’apprendre son « remplacement » par Bourvil, car entre-temps Lévy a revendu les droits d’adaptation au producteur américain Darryl Zanuck. [Jean Gabin inconnu – Jean-Jacques Jelot-BLANC – Ed. Flammarion (2014)]


Le Baron de l’écluse par Jean de Baroncelli

Cinéma de  » boulevard « , comme on disait naguère, et comme on dit encore : théâtre de  » boulevard « . Qu’on ne voie de ma part aucune arrière-pensée péjorative dans cette définition. Un film qui, sans bassesse et sans vulgarité, va distraire, faire rire et par moments émouvoir des centaines de milliers de spectateurs, mérite notre attention et notre estime. Même si ce film appartient à un genre cinématographique pour lequel nous n’éprouvons qu’un médiocre intérêt. Même si les recettes grâce auxquelles ce film obtiendra son succès nous paraissent vieilles de plusieurs lustres.

 Le Baron de l’Écluse est avant tout un film d’acteur et de dialoguiste. Jean Gabin poursuit ici la série de  » performances  » (on a presque envie d’écrire à la manière américaine : de  » one man show « ) que constituèrent ses derniers films. Bourgeois huppé dans les Grandes Familles, clochard dans Archimède, père de famille prolétarien dans Rue des Prairies, le voici aristocrate décavé dans Le Baron de l’Écluse. Archimède nous le montrait dansant la bourrée ; Rue des Prairies : mimant une course de vélo ; l » »attraction  » du Baron de l’Écluse est une chanson cynégétique qu’il entonne sur la plage de Deauville. Que lui fera-t-on faire, la prochaine fois ? Au train où vont les choses, il est permis de se le demander. Mais soyons rassurés : même s’il s’agit d’un numéro de strip-tease. Gabin saura garder cette dignité, cette tranquille aisance et cette pointe d’humour (car dans le fond il n’est pas dupe) qui caractérisent désormais son talent.

 Jean Gabin domine donc de toute son autorité dans Le Baron de l’Écluse. Le film est fait pour lui et tourne autour de lui. Est-il absent d’une scène (la séquence où Micheline Presle rencontre Jean Desailly), et l’on a l’impression que le projectionniste s’est trompé de bobine. Une fois de plus la preuve nous est donnée qu’il peut tout jouer – et même les personnages qui ne lui conviennent guère, comme c’est le cas ici. Car il faut bien le dire : Jean Gabinn’est pas le baron de l’Écluse. Jean Gabin est un tendre et un violent. C’est le contraire d’un illusionniste, d’un escamoteur, d’un « gars » pas sérieux. Son baron de l’Écluse, ce Vieux jeune homme toujours à la recherche d’un louis, il le compose fort bien, mais ce n’est qu’une composition, une mascarade. Et nous nous en rendons compte vers la fin du film, dans la scène avec Blanchette Brunoy, quand nous le retrouvons sobre, sincère, brusquement émouvant, en dépit de l’aspect artificiel de la situation. Alors, derrière le monstre sacré, l’homme, je veux dire le pur comédien, réapparaît.

Une bonne part du succès du Baron de l’Écluse revient à Michel Audiard, dont les dialogues spirituels et brillants mettent le public en joie. Ces dialogues jalonnés de « mots », d’aphorismes amusants, de rapatries cinglantes, s’inscrivent dans une tradition théâtrale chère à tous nos auteurs  » bien parisiens « . C’est dire que nous sommes sur un terrain solide. C’est dire également que tout ici s’oppose à une conception du cinéma défendue par quelques réalisateurs qui n’appartiennent pas forcément à la « nouvelle vague « . Chacun, selon ses goûts, pourra s’en réjouir ou s’en plaindre.

C’est avec la discrétion qu’exigeaient les circonstances que Jean Delannoy a mis son film en scène. Mais cette discrétion ne fut certainement pas dépourvue de fermeté et le Baron de l’Écluse doit beaucoup à la sûreté, à l’habileté, à l’expérience de son réalisateur. Nous sommes en présence d’un ouvrage poli et repoli. Dès l’embarquement nous savons que nous arriverons à bon port. Ce genre de traversée sans surprise, sinon sans histoire, a son charme.

Deux femmes se trouvent mêlées aux aventures du Baron de l’Écluse. L’une est la délicieuse Perle, qui fut pour lui l’amour d’un printemps, et qu’il enlève pour la seconde fois. C’est Micheline Presle qui l’incarne avec autant d’esprit que d’élégance et de grâce. L’autre est une simple aubergiste, auprès de qui le baron rêvera quelques heures d’un bonheur tranquille qui n’est pas pour lui. Blanchette Brunoy joue le rôle, et la pudeur, la sensibilité, le rayonnement qu’elle apporte à son personnage nous font regretter la trop longue absence de cette comédienne sur nos écrans. Dans des rôles plus épisodiques, Jean Desailly, Jacques Castelot, Jean Constantin, sont également excellents.

Le Baron de l’Écluse est adapté d’une nouvelle de Georges Simenon. Je ne me souviens pas d’avoir lu cette nouvelle, mais j’imagine qu’elle devait essentiellement se passer sur les bords du canal où le yacht du baron tombe en panne. C’est donc à Maurice Druon, l’auteur du scénario, que l’on doit les séquences de Deauville. Elles sont fort réjouissantes. Et puis elles donnent au film un certain ton de bon aloi qui ne manquera pas de reposer les spectateurs des folies saint-tropéziennes. [Jean de Baroncelli – Le Monde – avril 1960]


L’histoire

Héros de la guerre 1914-1918, baron désargenté et joueur invétéré, Jérôme Napoléon Antoine mène une vie de palaces grâce à ses relations fortunées. La chance lui sourit au casino de Deauville. Au baccara, il gagne plus d’un million aux dépens de Saddokan, un mufle milliardaire et lui enlève Perle, une exquise jeune femme qui fut son ancienne flamme dix ans auparavant. Il gagne onze millions auprès du marquis de Villamayor qui le paye partiellement avec un yacht, l’Antarès et promet de lui verser le solde de deux millions. Le baron prend possession du navire à Rotterdam et décide de se rendre à Monaco par les eaux intérieures. L’argent faisant à nouveau défaut, lui et Perle se trouvent en panne sèche à l’écluse de Vernisy. N’ayant plus même de quoi manger, ils vont devoir trouver des expédients : Perle va déjeuner dans un restaurant où elle fait la connaissance d’un riche négociant en champagne, Maurice Montbernon. Celui-ci, conquis, va la demander en mariage, ce qu’elle va accepter. Jérôme, quant à lui, est séduit par Maria la patronne du Café de la Marine et caresse un moment l’idée d’une vie rangée. Mais le mandat de deux millions arrive et le baron repart sur son yacht à destination de Monaco, après avoir reconnu qu’une honnête femme comme Maria ne mérite pas un homme comme lui.



Les extraits

JEAN GABIN
S’il est un acteur dont le nom est à jamais associé au cinéma de l’entre-deux-guerres, aux chefs-d’œuvre du réalisme poétique, c’est bien Jean Gabin. Après la guerre, il connait tout d’abord une période creuse en termes de succès, puis, à partir de 1954, il devient un « pacha » incarnant la plupart du temps des rôles de truands ou de policiers, toujours avec la même droiture jusqu’à la fin des années 1970.

JEAN GABIN : RENCONTRES AVEC DELANNOY
Avec six films tournés en commun, Jean Gabin et Jean Delannoy ont connu durant deux décennies une amitié professionnelle qui a donné naissance à des classiques tels que les Maigret ou Le Baron de l’écluse, mais aussi à des œuvres plus inattendues…


SIMENON AU CINÉMA (période : 1932-1980)
Plus encore que Balzac, Dumas, Zola ou Maupassant, c’est Georges Simenon qui est l’écrivain le plus adapté par le cinéma français. Il est un peu pour les metteurs en scène l’équivalent de ce que le roman noir de Chandler ou d’Hammett fut pour ceux de l’Amérique : l’occasion d’un coup de projecteur sur telle ou telle couche de la société, par le biais de l’enquête policière, voire du simple fait divers.





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