Le Film français

COPIE CONFORME – Jean Dréville (1946)

Un cambrioleur, maître du déguisement, échappe à la police, mais des témoignages conduisent à l’arrestation d’un représentant de commerce, qui est rapidement relâché après avoir découvert qu’il est le sosie parfait du voleur. Les deux hommes s’associent. Jean Dréville, qui a marqué plus de trente ans de cinéma français en touchant à tous les genres et en travaillant avec les plus grands acteurs, réalise ici une perle rare. Le film, construit autour d’un Louis Jouvet grandiose, alterne entre un petit employé et un cambrioleur hautain. Le scénario solide et les dialogues piquants ajoutent à cette fantaisie policière des moments délicieux. Le thème du double est traité avec habileté, et la technique des caches utilisée pour faire se rencontrer Ismora et Dupon dans un même plan est remarquable. L’humour, pimenté d’une pointe de cynisme, ainsi que la vitalité de Suzy Delair et du débutant Jean Carmet, contribuent au plaisir de ce petit joyau du genre.


Concernant Copie Conforme, il convient de noter qu’il s’agit d’un hommage au film de John Ford intitulé Toute la ville en parle (The Whole Town’s Talking), dans lequel Edward G. Robinson incarne un employé modèle d’une petite entreprise qui se trouve être le sosie de l’ennemi public numéro, récemment libéré de prison. L’intrigue de Copie Conforme reprend fidèlement celle du film original, réalisé par Ford en 1935. Cette parenté n’est pas innocente, car la dynamique, le rythme et le type d’humour du film renvoient à la comédie anglo-saxonne. Louis Jouvet incarne à la fois Gabriel Dupon, un employé timide et modeste, et Manuel Ismora, un truand qui veut engager son sosie. Le film, tourné en 1946 juste après la guerre, a été particulièrement long à réaliser pour Jean Dréville, avec plus de onze semaines de tournage, ce qui est très long pour lui.

Jean Dréville était un cinéaste français très apprécié des producteurs pour la rapidité de ses tournages. Durant la guerre, il a réalisé cinq films, dont La Cage aux rossignols et Le Visiteur, deux grands succès de l’après-guerre. À l’époque, il travaillait à la manière des studios américains, abordant différents genres de films sans écrire ses propres scénarios, ce qui l’empêchait d’être considéré comme un auteur, un problème partagé par plusieurs réalisateurs. N’étant pas auteur à part entière et ayant abordé de nombreux genres cinématographiques, il reste donc difficile à classer. De plus, il a souffert de la marginalisation imposée par la Nouvelle Vague à l’époque critiquant certains aspects du cinéma français traditionnel : scénarios trop écrits, acteurs issus du théâtre, décors artificiels, et manque de réalisme

Dréville était associé au type de films « qualité française« , mais a développé un style personnel après avoir débuté avec Marcel L’Herbier dans le cinéma muet. Il a exploré divers genres, y compris le documentaire, et s’est tourné vers la télévision avec des projets notables dans les années 1980. Il a restauré des films de L’Herbier et de Gance, comme Napoléon. Passionné par le cinéma, il a monté des revues, restauré des œuvres et animé un ciné-club dans le Val d’Oise où il présentait divers films.

La plupart des films de Jean Dréville étaient des commandes. Ses projets personnels n’ont jamais abouti, ce qui l’a parfois amené à réaliser des films sans conviction, simplement pour satisfaire des producteurs. À chaque projet, un obstacle survenait : manque de moyens, abandon du producteur, voire décès de ce dernier. Ainsi, la plupart des films réalisés étaient des commandes. Il a réalisé plusieurs films ayant connu des remakes à succès, comme La Cage aux rossignols (1945) de Dréville, qui a inspiré Les Choristes de Christophe Barratier en 2004.

Dans Copie conforme, Jean Dréville s’entoure d’une équipe remarquable : Henri Jeanson, le plus grand dialoguiste de l’époque, Jacques Companeez à l’écriture du scénario, Louis Jouvet et Suzy Delair, tous formidables. Jeanson a réalisé près de cent films, dont sa période la plus marquante inclut Un Revenant (tourné à Lyon avec Jouvet), puis Les Amoureux sont seuls au monde d’Henri Decoin, également avec Jouvet. Il poursuit ensuite avec plusieurs autres œuvres, dont La Vie en rose, un film méconnu mais intéressant. En 1948, il écrit les dialogues du film Entre Onze heures et minuit de Decoin, où, comme dans Copie conforme, le personnage principal a un double.

Jouvet trouve un écrin idéal pour son talent avec ce film, cela est particulièrement évident dans le grand numéro transformiste, qui, en plus de jouer le double rôle du naïf Gabriel Dupon et du rusé Manuel Isamora, endosse aussi les identités factices de ce dernier lors de ses escroqueries. Cela constitue tout le début jubilatoire du film, où Jouvet s’en donne à cœur joie dans le cabotinage hilarant en vieil aristocrate, ouvrier prolo gouailleur ou Norvégien glacial. Jouvet anticipe la prestation « caméléonesque » et rieuse d’Alec Guinness dans Noblesse oblige (Kind Hearts and Coronets, 1949), et excelle à opposer la vulnérabilité terne mais touchante de Gabriel Dupon à la froideur calculatrice de Manuel Isamora.

L’illusion reste intacte tout au long du récit, et le spectateur ne se perd jamais grâce au sens du détail de Jouvet et à la mise en scène de Dréville. Le phrasé sec, le regard fixe et l’élégante raideur d’Isamora contrastent toujours avec la gestuelle empruntée et les multiples tics (raclements de gorge, phrasé saccadé) trahissant la timidité de Dupon. Cela devient encore plus fascinant lorsque le vaudeville s’en mêle, révélant la schizophrénie de l’amour féminin à travers Coraline (Suzy Delair). Elle semble soumise mais aussi animée d’un désir pour le sarcasme et le caractère dominant d’Isamora, tandis que c’est la fragilité et la douceur de Dupon qui éveillent réellement son amour. Cet attrait contradictoire mais humain pour différentes facettes de la figure masculine se retrouve également chez Charlotte (Annette Poivre), la collègue amoureuse de Dupon, malgré sa gaucherie, mais dont l’excitation ne sera jamais aussi visible que lorsque celui-ci sera soupçonné par la police. Jouvet incarne ainsi brillamment la séduction du danger tout en étant l’âme sœur sensible et apaisante.

À l’époque du cinéma muet, il était facile de filmer un acteur apparaissant deux fois à l’image grâce au cache / contre cache. Avec le cinéma sonore, Dréville innove en utilisant deux pistes audio sur la même image : Jouvet joue chaque personnage séparément de chaque côté, avec une piste sonore muette pour le personnage absent et la vraie piste pour celui qui parle. Ainsi, Jouvet peut entendre la réplique de son autre personnage et y répondre, rendant la scène crédible malgré la complexité technique. Pour composer une image où Jouvet incarne deux personnages, Dréville utilise une technique basée sur une ligne droite divisant l’écran afin de superposer le cache et le contre-cache. Par exemple, dans la voiture, la séparation entre deux vitres sert de repère pour cette division, facilitant l’intégration des deux apparitions de Jouvet dans la même scène. On sait que Jouvet n’avait pas une grande passion pour le cinéma, préférant le théâtre. Sur les tournages, il arrivait souvent à la dernière minute, laissant Léo Lapara, son assistant au théâtre et acteur dans le film, servir de doublure lors des réglages techniques.

Copie conforme représente la victoire de l’homme ordinaire, simple, pauvre mais sincère, honnête et travailleur, sur un grand bourgeois brillant, riche mais méprisant, malhonnête et oisif. En poussant l’analyse plus loin, et en assumant une vision quelque peu pernicieuse du film, on peut y voir la victoire d’un vrai Français, « Dupon » (le nom ne trompe pas), sur quelqu’un qui ne l’est pas tout à fait, « Manuel Ismora », dont la consonance étrangère est indéfinie. Nous sommes en 1947, et certaines idées de la période achevée n’ont peut-être pas encore totalement disparu avec la Libération. Tout le film bénéficie d’un soin particulier dans ses atmosphères et ses décors de studio. Dréville, qui n’a pas totalement la main sur le fond, demande à Jeanson l’autorisation d’éliminer certains dialogues superflus, mais il s’approprie le projet sur la forme. Le résultat est une comédie pétillante et enlevée. [Justin Kwedi – DVD Classik] [Philippe Pallin  Denis Zorgniotti – Une histoire du cinéma français (1940-1949) – Editions LettMotif (2021] [Télérama – mars 2020]


JEAN DRÉVILLE
La carrière de Jean Dréville (1906-1997) débute en 1928 par le tournage du premier making of de l’histoire, Autour de l’Argent, documentaire sur la genèse de L’Argent, film de Marcel L’Herbier. Sa rencontre avec Noël-Noël donnera lieu à des films célèbres comme La Cage aux Rossignols (1945) et Les Casse-pieds (1948). Dans ses chroniques de mœurs, il met en scène quelques « monstres » du cinéma français : Charles Vanel, Pierre Fresnay, Louis Jouvet. Tournés avec des moyens modestes et des comédiens quasiment inconnus, ses films de guerre (dont Normandie Niemen) frappent par leur fraîcheur et leur véracité. La Reine Margot (1954) avec la jeune Jeanne Moreau ou La Fayette avec Michel Le Royer et Orson Welles (1963) sont en revanche des superproductions ambitieuses, à grand spectacle et gros budget. Dans les années 1950, la Nouvelle Vague a dénigré cet éclectisme en le rangeant sous le vocable infamant de « qualité française ». Méconnaissant, ou niant, les qualités esthétiques et les prouesses techniques de Jean Dréville ; refusant, au profit de la notion d’auteur, l’effacement du directeur d’acteurs derrière le jeu de ceux qu’il dirige ; Les Cahiers du cinéma dénoncent « la neutralité malveillante qui tolère un cinéma médiocre, une critique prudente et un public hébété ». La guerre prend fin dans les années 1980, quand les jeunes Turcs apaisés sont suffisamment assurés de leur position pour rendre hommage à leurs précurseurs. Réalisateur d’une quarantaine de films en quarante ans, Jean Dréville, amoureux du cinéma des origines, a consacré les dernières années de sa vie à restaurer des œuvres mythiques du cinéma muet, parmi lesquelles le Napoléon d’Abel Gance et L’Inhumaine de Marcel L’Herbier.



LOUIS JOUVET
Il peut sembler paradoxal d’entreprendre une publication sur Louis Jouvet au cinéma. Il fut avant tout homme de théâtre, et cet engagement total de son intelligence, de son savoir, de toute sa personne parait exclure de sa part toute approche, même furtive, de cet art cinématographique qui, de son temps, était déjà « une écriture ». Pourtant, il a tourné trente-deux films…

SUZY DELAIR
Après avoir appris le métier de modiste, Suzy Delair se tourne vers le théâtre et le cinéma, où sa voix remarquable lui ouvre les portes du music-hall et du cabaret. Pendant l’Occupation, elle devient une figure emblématique du cinéma français. Son enthousiasme affiché lors d’un voyage à Berlin auprès de Joseph Goebbels lui vaut des sanctions après la guerre. Sa carrière alterne entre succès au théâtre, à la télévision et rôles secondaires au cinéma.


HENRI JEANSON
Auteur, né à Paris en 1900, mort en Normandie en 1970, il fut journaliste à la dent dure, dialoguiste au cœur tendre, brillant créateur de comédies pour le Boulevard, de scénarios pour l’écran. C’était lui, Jeanson, le doux-amer qui parlait à l’emporte-pièce et faisant mouche des quatre fers, derrière Duvivier (Pépé le Moko, Un Carnet de bal, Au Royaume des cieux, La Fête à Henriette) derrière Christian-Jaque (Boule de suif, Un Revenant, Fanfan-Ia-Tulipe) et encore Siodmak (Mister Flow), Marc Allégret (Entrée des artistes), L’Herbier (La Nuit fantastique), Faurez (La Vie en rose), Decoin (Les Amoureux sont seuls au monde), j’en oublie. Mais oui, j’oublie «Atmosphère …» dans Hôtel du Nord (Marcel Carné).
Dans ses « mots », il se mettait tout entier, capable – Françoise Giroud dixit – quand un mécontent lui bottait les fesses, d’enchaîner sans se retourner : « C’est du 43 ». On disait méchamment – on le redira pour Audiard – « le Prévert du pauvre » ; en fait, ce serait plutôt à Giraudoux qu’il fait penser, et jamais il n’a prétendu être un poète démiurge transfigurant les phrases de M. Tout-le-monde, seulement un anar atypique de gauche et de droite en même temps – pacifiste en 1939, une position difficile à soutenir – dandy au gilet rouge fourvoyé chez les cuistres. Ce quichotte pouvait agacer, mais le ridicule n’était pas de son côté : plutôt en face.


Les extraits

LE CINÉMA FRANÇAIS DE L’APRÈS-GUERRE
Tout de suite après la guerre, le cinéma français sembla revenir à ses thèmes traditionnels. Mais de nouveaux auteurs et de nouveaux ferments laissaient déjà présager le changement décisif qui allait intervenir.

UN CINÉMA DE SCÉNARISTES
Film d’auteur contre film de scénariste, c’est un très ancien débat. En fait, il remonte au début même du cinéma et a connu un tour plus aigu avec l’arrivée du parlant. A qui faut-il donc attribuer la paternité et, le cas échéant, la réussite d’un film ?


ENTRE ONZE HEURES ET MINUIT – Henri Decoin (1949)
Alors que l’inspecteur Carrel enquête sur le meurtre d’un avocat véreux, un nouveau cadavre est découvert, celui d’un certain Vidauban, truand de profession. Carrel réalise qu’il est le parfait sosie du mort, au point qu’une connaissance de Vidauban le prend pour lui. Se faisant passer pour ce dernier, l’inspecteur en profite pour s’introduire auprès de ceux qui connaissaient le malfrat…



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