Si Jacques Prévert demeure aujourd’hui l’un des poètes les plus populaires du XXᵉ siècle, il ne faut pas oublier que sa renommée s’est d’abord construite grâce au cinéma. En effet, bien avant que ses recueils ne deviennent des classiques, Prévert s’est imposé comme l’un des scénaristes et dialoguistes majeurs du cinéma français. Ainsi, comprendre sa relation avec le septième art permet non seulement d’éclairer son œuvre, mais aussi de saisir l’évolution du cinéma français des années 1930 à 1950.


Des débuts marqués par l’esprit surréaliste – Il faut rappeler que Prévert vient du mouvement surréaliste et du groupe Octobre, une troupe théâtrale engagée. Cette expérience, fondée sur l’improvisation, la satire sociale et la liberté créative, prépare naturellement son entrée dans le cinéma. Dès les années 1930, il met son talent au service de réalisateurs qui cherchent à renouveler le langage filmique. C’est ainsi qu’il collabore avec Jean Renoir sur Le Crime de Monsieur Lange, un film où transparaissent déjà son humour, sa tendresse pour les humbles et son sens aigu de la justice sociale.

La rencontre décisive avec Marcel Carné – C’est véritablement sa rencontre avec Marcel Carné qui va transformer sa carrière. Ensemble, ils forment un duo artistique d’une rare complémentarité. Carné apporte son sens de la mise en scène et de l’atmosphère, tandis que Prévert insuffle une poésie du quotidien, une mélancolie lumineuse et des dialogues inoubliables. Grâce à cette collaboration, naissent les chefs‑d’œuvre du réalisme poétique : Jenny, Drôle de drame, Quai des brumes, Le Jour se lève, Les Visiteurs du soir et bien sûr Les Enfants du paradis, souvent considéré comme le plus grand film français de tous les temps. Cette période marque l’apogée de leur travail commun. En effet, les films qu’ils créent ensemble mêlent habilement fatalité, amour impossible, personnages marginaux et décors stylisés. Les répliques de Prévert, à la fois simples et profondes, contribuent largement à la légende de ces œuvres. Ainsi, des phrases comme « T’as de beaux yeux, tu sais » sont entrées dans la mémoire collective.


Un style reconnaissable entre tous – L’écriture de Prévert se distingue par plusieurs caractéristiques essentielles. D’une part, il privilégie une langue accessible, presque familière, mais toujours poétique. D’autre part, il met en scène des personnages issus du peuple, auxquels il accorde une dignité et une humanité rares dans le cinéma de l’époque. Enfin, son regard tendre et ironique sur la société, souvent teinté d’anarchisme, confère à ses scénarios une dimension critique subtile mais puissante.

Une œuvre cinématographique variée – Bien que Jacques Prévert soit surtout connu pour le réalisme poétique, il a aussi travaillé sur des films de commande, souvent imposés par l’industrie cinématographique. Malgré ces contraintes, il y insuffle sa sensibilité, son humour et ses critiques sociales. Parmi ces œuvres, on compte Ciboulette (1933), où il mêle fantaisie et ironie, L’Affaire est dans le sac (1932), un film burlesque réalisé par son frère Pierre, Adieu Léonard (1943), qui critique l’autoritarisme sous couvert de comédie, et Les Disparus de Saint-Agil (1938), où il apporte une atmosphère mystérieuse. Il écrit également des œuvres d’animation, sa collaboration avec Paul Grimault aboutit notamment à Le Roi et l’Oiseau, un film d’une poésie visuelle exceptionnelle, qui influencera des générations d’animateurs. Ainsi, même lorsqu’il s’éloigne du réalisme poétique, Prévert continue d’explorer des univers où l’imaginaire, la liberté et la poésie occupent une place centrale.

Un héritage durable – L’œuvre cinématographique de Jacques Prévert ne se limite pas à une simple collaboration technique avec des réalisateurs. Elle incarne une véritable vision poétique du monde, où la réalité sociale se mêle à une sensibilité humaine profonde. Son écriture, à la fois accessible et riche de nuances, invite le spectateur à ressentir la beauté et la complexité des vies ordinaires, tout en questionnant les injustices et les fatalités. Cette alliance unique entre poésie et réalisme fait de Prévert un auteur intemporel, dont l’influence dépasse largement le cadre du cinéma pour toucher la littérature et la culture populaire. Ainsi, revisiter son travail, c’est aussi renouer avec une époque où le cinéma français cherchait à exprimer l’âme collective à travers des récits profondément humains et universels.



JENNY – Marcel Carné (1936)
Pour ce premier long métrage, Carné a décidé de faire appel, aux côtés de Jacques Constant, à Jacques Prévert. Il l’a découvert pour la première fois en janvier 1936 au théâtre Édouard VII et se souviendra longtemps de cette rencontre : « Aussitôt après avoir vu Le Crime de Mr Lange, j’ai eu très envie de collaborer avec Prévert. Son travail pour Lange m’avait enthousiasmé. Lui, bien sûr, s’est fait un peu tirer l’oreille : il ignorait tout de moi. Mais ça a collé tout de suite. »

DRÔLE DE DRAME – Marcel Carné (1937)
Drôle de Drame sort le 20 octobre 1937, au cinéma Le Colisée aux Champs-Élysées, le même jour que Regain de Marcel Pagnol. À l’affiche également quelques mètres plus loin Carnet de de Bal de Julien Duvivier et Gueule d’amour de Jean Grémillon. Avec le recul, l’année 1937 se révèle l’une des plus riches de notre histoire cinématographique. Marquée également par les sorties de Faisons un Rêve de Sacha Guitry, de La Grande Illusion de Jean Renoir et de Pépé le Moko de Julien Duvivier.

LE QUAI DES BRUMES – Marcel Carné (1938)
« T’as de beaux yeux, tu sais ! ». D’une simplicité presque banale, ces quelques mots suffisent pourtant à faire ressurgir tout un pan du cinéma français, et avec lui les figures qui l’ont bâti. À commencer par Jean Gabin, dont la célèbre phrase est devenue l’un des signes distinctifs. Les imitateurs du comédien l’ont d’ailleurs tellement galvaudée qu’en revoyant le film, on est presque surpris d’entendre Gabin la murmurer d’un ton si juste. Mais la réplique évoque évidemment aussi celle à qui s’adresse ce compliment, et dont le regard, dans la lumière irréelle du chef-opérateur Eugen Schufftan, brille de manière admirable.

LE JOUR SE LÈVE – Marcel Carné (1939)
Le Jour se lève raconte la destruction d’un homme, d’un homme simple pris au piège, humilié, condamné à mort par un salaud. Il fallait cette architecture rigoureuse, du coup de feu initial du meurtre au coup de feu final du suicide, pour que se mettent en place les mâchoires du piège qui broie François (Jean Gabin). On ne lui laisse pas une chance. Le combat est inégal, il n’y a pas de justice. Un pouvoir aveugle et brutal vient parachever ce que le cynisme de Valentin (Jules Berry) avait commencé : le peloton anonyme des gardes mobiles repousse les ouvriers solidaires et piétine la fragile Françoise (Jacqueline Laurent).

REMORQUES – Jean Grémillon (1941)
Marin dans l’âme, Grémillon chérissait la mer, qu’il avait déjà célébrée dans Gardiens de phare en 1928. Remorques, situé à la pointe de la Bretagne, du côté de Crozon, fut un film compliqué à faire : scénario remanié, tournage interrompu à cause de la guerre, etc. Il tangue un peu comme un rafiot. On y retrouve néanmoins ce lyrisme sobre qu’on aime tant. Au fond, Remorques est l’envers de Quai des brumes, auquel on pense forcément : point de « réalisme poétique » ici, plutôt une poésie réaliste, sans effets ni chichis.

LUMIÈRE D’ÉTÉ – Jean Grémillon (1943)
Commençons par les femmes. Ni pin-up ni vamps chez Grémillon, mais des personnes à part entière, décidées, tourmentées. C’est vrai de Cri-Cri, ancienne danseuse devenue tenancière d’hôtel, ou de Michèle, jeune femme romantique venue là pour retrouver son amant. Ce marivaudage en altitude (les Alpes-de-Haute-Provence), hanté par le souvenir d’un crime, réunit des personnages à la dérive qui tentent de s’aimer.

LES ENFANTS DU PARADIS – Marcel Carné (1945)
Il y a quelque dix ans, Robert Chazal, dans un ouvrage de la collection « Cinéma d’aujourd’hui », chez Seghers, portait ce jugement définitif sur un film maintenant vieux d’une trentaine d’années : « Les Enfants du Paradis, c’est en définitive un film de première grandeur, aux richesses inépuisables, et qui n’a pas fini d’être en avance sur son temps ». Eh bien oui. A l’heure où le modernisme du style cinématographique rend caduques bien des œuvres qui paraissaient marquées du sceau du chef-d’œuvre impérissable, le film de Carné-Prévert a gardé toute sa force et sa beauté.

LES PORTES DE LA NUIT – Marcel Carné (1946)
Après Les Enfants du paradis et quelques chefs-d’œuvre, le tandem Marcel Carné-Prévert se reconstitue pour un nouveau film, Les Portes de la nuit, avec Jean Gabin et Marlène Dietrich en vedettes. Mais au dernier moment, ils abandonnent le projet. Ils vont être remplacés par deux comédiens quasi-débutants : Yves Montand et Nathalie Nattier.

MARCEL CARNÉ
Marcel Carné illustre parfaitement cette école – ou cette tendance – dite du « réalisme poétique », qui marqua si profondément le cinéma français de la fin des années 1930. Une tendance dont on retrouve l’influence dans les domaines les plus divers de la vie artistique, et qui donnera aux œuvres de cette période troublée de l’avant-guerre une atmosphère tout à fait caractéristique. Pour sa part cependant, Carné préférait parler de « fantastique social », reprenant ainsi une expression de Pierre Mac Orlan.

LE CINÉMA FRANÇAIS ET LE RÉALISME POÉTIQUE
La qualité, qui a caractérisé le cinéma français des années 1930, n’était pas seulement le fruit de l’inspiration de grands cinéastes, mais aussi celui du professionnalisme des équipes qui les entouraient.
- JACQUES PRÉVERT ET LE CINÉMA
- [la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – LE CHARME VÉNENÉUX D’AUTANT-LARA (7/10)
- L’ESSOR DE LA COMÉDIE À L’ITALIENNE
- RIO BRAVO – Howard Hawks (1959)
- [la IVe République et ses films] LA QUALITÉ – L’HOMME AU PIÉDESTAL (6/10)
En savoir plus sur mon cinéma à moi
Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.
Catégories :Divers
