Catégorie : Le Film français

DERNIER ATOUT – Jacques Becker (1942)

Bertrand Tavernier s’est longtemps souvenu d’une séquence de poursuite nocturne en voiture, qu’il a mise des années à identifier. C’était Dernier Atout, le premier film de Jacques Becker. Bertrand Tavernier commence son Voyage à travers le cinéma français avec le réalisateur de Casque d’or, de Falbalas, d’Édouard et Caroline et du Trou, montrant l’acuité de sa mise en scène, son économie de moyens, et en même temps son attention à la réalité, la justesse des personnages, l’étude précise d’un milieu, d’un métier.

THÉRÈSE RAQUIN – Marcel Carné (1953)

Après avoir réalisé La Marie du port et Juliette ou la clé du songe, Marcel Carné envisage Une Reine Margot, avec Robert Dorfmann à la production. Le metteur en scène se rend à la Bibliothèque nationale pour étudier la vie de Catherine de Médicis qu’incarnerait Anna Magnani : «Carné voulait, dans ce film, faire des recherches particulières d’atmosphère poétique, les décors et les costumes étant traités dans des styles très contrastés. Il dut ainsi, une fois de plus, remettre dans les tiroirs un film qui aurait peut-être compté dans sa carrière. » Mais les frères Hakim, voyant l’accueil réservé à Juliette ou la clé des songes, proposent de leur côté d’adapter l’un des romans de Zola. « On m’avait demandé, dit Carné, un film pas trop cher. Pour compenser l’absence de moyens spectaculaires, il fallait une histoire violente avec des personnages violents. Thérèse Raquin, que le producteur me proposait, correspondait à cette définition. Le souvenir du film de Feyder me faisait hésiter. Mais, finalement, je me suis décidé. »…

CHIENS PERDUS SANS COLLIER – Jean Delannoy (1955)

Chiens perdus sans collier fait partie d’une catégorie un peu à part dans la filmographie de Gabin, mais néanmoins importante : celle puisant dans un certain réalisme social. L’expression est à prendre au sens large, Gabin n’ayant pas réellement participé à des films « militants ». Même La Belle équipe, souvent considéré comme un manifeste des idéaux du Front populaire, n’a jamais été considéré comme tel par l’acteur, ni par le cinéaste Julien Duvivier. Ce qui n’empêche pas le célèbre film de 1936 de constituer, comme Chiens perdus sans collier, une véritable radiographie de l’époque. Gabin tournera en fait un certain nombre de films dans lesquels sera mis en avant cet intérêt pour le quotidien de gens simples, dont la vie est dépeinte avec justesse. Le Jour se lève, de Carné, appartient à ce genre, de même que, bien des années plus tard, Le Cas du Docteur Laurent ou L’Air de Paris.

L’AMOUR D’UNE FEMME – Jean Grémillon (1953)

Cinq ans après Pattes blanches, Grémillon peut enfin réaliser un scénario qui lui tient particulièrement à cœur, puisqu’il en est l’auteur : L’Amour d’une femme reprend le thème des contradictions entre la vie professionnelle et la vie amoureuse et/ou conjugale, déjà développé dans Remorques ; mais le point de vue est cette fois-ci exclusivement féminin, et souligne, ce qui est parfaitement tabou dans la société française figée des années 1950, les difficultés propres des femmes dans la recherche d’un équilibre entre vie sociale et vie privée. Grémillon, aidé pour l’adaptation et les dialogues par R. Wheeler et R. Fallet, construit une sorte de fiction minimale : sur une île bretonne, une femme médecin rencontre un ingénieur ; ils s’aiment mais ils se quittent, de leur propre volonté.

LE MARIAGE DE CHIFFON – Claude Autant-Lara (1942)

Dans Le Mariage de Chiffon la musique de Jean Wiener donne le ton dès le déroulement du générique : elle développe, en arabesques, des variations à partir de la célèbre valse, « Fascination » que des éclats de fanfares militaires et des sonneries de clairons viennent perturber avec humour : « Je t’ai rencontrée simplement, et tu n’as rien fait pour chercher à me plaire… » Ces paroles non chantées que fait insensiblement lever la mélodie, ponctuées avec ironie d’airs martiaux pour soldats d’opérette, résument l’action, puisée dans un roman de Gyp édité en 1894 et librement adapté par Jean Aurenche qui n’a pas encore rencontré Pierre Bost.

LA RONDE – Max Ophüls (1950)

L’interminable travelling qui ouvre le film permet au narrateur de traverser une scène de théâtre, un studio de cinéma, de s’habiller en costume 1900, de faire s’animer un manège sur lequel apparaît la fille des rues. Celle-ci rencontre un soldat, qui courtise une femme de chambre, et la ronde va tourner ainsi jusqu’à ce qu’un comte très snob retrouve la fille des rues… Les mouvements de caméra étincelants, l’ironie et le brio de la mise en scène dissimulent mal la gravité de la pièce de Schnitzler. Tous les héros semblent, dans leur course frénétique vers le plaisir, lutter contre le temps. Jean-Louis Barrault surjoue, et on eût préféré Marlene Dietrich, initialement prévue, à Isa Miranda. Mais tout le reste est sublime. Notamment le moment où Daniel Gélin et Danielle Darrieux discutent de l’impuissance masculine à propos de De l’amour, de Stendhal… [Pierre Murat – Télérama]

LA FÊTE À HENRIETTE – Julien Duvivier (1952)

Le film qu’il faudrait montrer à tous les scénaristes en herbe : comment travailler à deux quand tout vous oppose ? Louis Seigner joue le scénariste cartésien, Henri Crémieux, le romanesque. On visualise l’histoire qu’ils inventent au fur et à mesure, en s’engueulant copieusement, en tirant leur récit à hue et à dia. Et selon que l’un ou l’autre est aux commandes, les mésaventures d’Henriette un 14 Juillet à Paris deviennent une bluette tendre ou un polar inquiétant. [Pierre Murat – Télérama]

LES VACANCES DE MONSIEUR HULOT – Jacques Tati (1953)

Pour son deuxième long métrage, après Jour de fête, Jacques Tati dépêche un hurluberlu à la plage, où se côtoient sans se mêler les Français des congés payés de l’après-guerre. Mais ce Hulot que tout singularise (vêtements, posture, manières polies) est le seul à réellement désirer cette vacance. Le comique naît de ce que son engouement est en contradiction avec les choses ou les gens qui l’entourent. Ses moments de plaisir heurtent les clients de l’hôtel. Ses grands élans de courtoisie provoquent de petites catastrophes. Tout est question d’équilibre dans cette chronique faussement nonchalante, bercée par une musique liquide et fluette. La posture même d’Hulot, mains posées sur les hanches, comme pour s’empêcher de tomber, est le symbole de cette instabilité. Voici la figure, immédiatement familière et parfaitement stylisée, de l’homme à la place jamais définie, et dont la liberté est à ce prix. Dans le refuge où il escorte une estivante, Hulot est accueilli par les campeurs au son de « Avec nous ! Avec nous ! ». Ce moment de griserie passé, les clients de l’Hôtel de la plage le renvoient finalement à sa nature profonde : le brave et laconique Hulot ne tient pas à faire partie d’un club qui l’accepterait pour membre. À la ville comme à la plage. [François Gorin – Télérama]

LA JUMENT VERTE – Claude Autant-Lara (1959)

Né le 29 mars 1902, Marcel Aymé meurt en 1967. Après Brûlebois (1927) et La Table aux Crevés(1929) La Jument Verte parait en 1933, assurant sa renommée. En revenant à cet écrivain de la truculence et de l’ironie acide, Autant-Lara et son équipe sont moins heureux qu’avec La Traversée de Paris. La verve de la farce villageoise, chez eux, s’inscrit surtout au grès de plaisanteries accompagnées de jurons tout au long d’un dialogue qui vise le succès facile plutôt qu’une vérité psychologique profonde sous la gaillardise. Il ne faut pas reprocher au cinéaste d’avoir fait de ses paysans des personnages artificiels car l’artifice pouvait seul capter le charme du conte. La présence du cheval vert donnait d’emblée le ton de l’irréalisme à ce récit ; pourtant, ce qui frappe lorsqu’on parvient à son terme, c’est l’inutilité presque totale de cet animal fabuleux, porte-bonheur pour les uns et, corollairement, porte-malheur pour les autres. Autant-Lara l’abandonne trop vite et ne revient à son image peinte, encadrée chez Honoré, qu’à l’occasion de quelques allusions mal définies.

SOME LIKE IT HOT (Certains l’aiment chaud) – Billy Wilder (1959)

Nobody’s perfect ! (personne n’est parfait !). Et voilà gravée à jamais la plus célèbre réplique de dialogue du cinéma mondial avec les « Bizarre, bizarre » de Jacques Prévert ou les « Atmosphère, atmosphère ! » d’Henri Jeanson ! Cette phrase est le triomphe de l’équivoque et de l’ambiguïté, armes absolues de subversion pour Billy Wilder qui, dans ce jeu du chat et de la souris avec la censure (terme générique englobant toutes les ramifications morales et économiques d’un système social), va ici peut-être encore plus loin, avec plus d’audace, que dans The Seven yeay itch (Sept ans de réflexion).

Vers un nouveau cinéma (1949 – 1959)

Entre 1941 et 1944, en moins de trois ans, une vingtaine de cinéastes nouveaux avaient fait leurs débuts, dont cinq ou six de premier plan. Dans les quinze ans qui suivirent, Il n’en fut pas de même, et il fallut attendre 1959, année de l’apparition de la nouvelle vague, pour assister à une floraison comparable à celle de l’Occupation.

LES ENFANTS DU PARADIS – Marcel Carné (1945)

Il y a quelque dix ans, Robert Chazal, dans un ouvrage de la collection « Cinéma d’aujourd’hui », chez Seghers, portait ce jugement définitif sur un film maintenant vieux d’une trentaine d’années : « Les Enfants du Paradis, c’est en définitive un film de première grandeur, aux richesses inépuisables, et qui n’a pas fini d’être en avance sur son temps ». Eh bien oui. A l’heure où le modernisme du style cinématographique rend caduques bien des œuvres qui paraissaient marquées du sceau du chef-d’œuvre impérissable, le film de Carné-Prévert a gardé toute sa force et sa beauté. Certes les habitudes de perception des spectateurs ont changé. De même que les approches critiques. Or ce film a merveilleusement résisté à toutes ces mutations, il comble encore les partisans d’une lecture moderne de l’image, comme il comblait les cinéphiles de l’époque. [Raymond Lefèvre – Cinéma 74 (n°184) février 1974]

L’HOMME DU JOUR – Julien Duvivier (1937)

C’est juste après La Belle équipe, que Duvivier tourne L’Homme du jour, film mineur dans la filmographie du réalisateur mais qui mérite d’être découvert. Cette grosse production met en vedette Maurice Chevalier tout auréolé de ses succès américains (notamment avec Lubitsch). L’Homme du jour bénéficie à nouveau de la collaboration de Charles Vildrac et de Spaak, mais on a souvent l’impression que l’acidité et l’ironie premières du propos sont combattues par les nécessités commerciales qui entourent la présence de Chevalier, sans que, pour autant, le film soit un succès public.
Pourtant cette histoire d’un brave électricien qui, à la faveur d’un don de sang fait à une tragédienne connue (Elvire Popesco), devient d’un jour à l’autre célèbre, et le lendemain oublié, n’est pas sans saveur. Le film commence comme un bon Capra, où Chevalier serait tout à la fois James Stewart et Gary Cooper. Mais Duvivier n’est ni Capra ni La Cava, et il n’épargne même pas son protagoniste (on ne le lui pardonnera pas), rapidement veule, mesquin, intéressé, fanfaron et parfois ivrogne. Autour de lui s’agite le monde futile et vulgaire de la fausse noblesse, de la presse, de la publicité, et L’Homme du jour offre d’étonnantes et sagaces perspectives sur une « société du spectacle » qui est encore bien incapable de se célébrer comme telle. On cherche en vain un apport positif, le seul personnage féminin vaguement valorisé étant délibérément sacrifié par l’intrigue, au profit d’un final qui hésite entre le moral méprisant et l’amoral vengeur : remplacé dans le cœur des voyageurs du métro par un phénomène qui arrive de Lisbonne en marchant sur les mains, Chevalier/Boulard retrouve sa fiancée, qui n’a pas hésité à le tromper avec un mécène potentiel : ces deux-là n’en ont sans doute pas fini de connaître une existence éminemment duvivéenne… [Julien Duvivier – Yves Desrichard – Bibliothèque du film – Durante – Collection Ciné-Regards (2001)]