Female propose une défense vibrante de l’égalité des sexes, et même d’une forme d’interchangeabilité de leurs fonctions, sur le plan du travail, autant que sur des rapports de séduction. Mais ce film de 1933 développe également une critique violente et rigoureuse (on y retrouve le style politique de Wellmam), des objectifs de rentabilité du capitalisme, dès lors que ses normes productivistes et sa poursuite permanente d’accroissement du profit déteignent sur la vie intime, sexuelle et amoureuse des individus qui y sont engagés.

La bande-annonce de Female résume parfaitement son propos, si l’on considère que la fin « romantique », expédiée en quelques minutes, est artificiellement plaquée sur le véritable sujet du film : « La plupart des femmes dissimulent leurs désirs… Voici l’histoire d’une femme qui en fait ouvertement étalage ! Female montre comment les femmes modernes font la chasse aux hommes. »

Avant de faire la chasse aux hommes, et en les attirant dans sa villa pour une nuit non renouvelable, Alison Drake (Ruth Chatterton aussi convaincante en « career woman » qu’en mère maquerelle se prostituant pour élever son fils, dans un autre film magnifique de la période Pré-Code, Frisco Jenny, réalisé par William A. Wellman en 1932) fait la chasse au profit, dans l’industrie héritée de son père, qu’elle dirige d’une main de fer.

Sa sexualité est régie par le même principe d’efficacité que l’économie capitaliste ; elle choisit et consomme ses proies, des employés naïfs qu’elle sélectionne sur leur physique en un regard, avec la même vitesse qu’elle prend les décisions, jamais connectées au « facteur humain », destinées à accroître le profit de son entreprise.

Deux décors alternés mettent en scène ce parallèle entre la gestion de son usine, et celle de sa sexualité ; le bureau d’Alison Drake, sur fond d’immenses baies vitrées où se déploie un décor industriel aussi stylée qu’ultra-réaliste (baraquements des usines, cheminées crachant sans relâche d’épaisses fumées noires) ; et la villa dans laquelle elle invite chaque soir une proie nouvelle, sublime décor art déco avant-gardiste (il s’agit d’Ennis House, à Hollywood Hills, l’une des demeures construites par Frank Lloyd Wright), qui s’accorde avec la personnalité de la « femme du futur » qui l’habite.

Rien, dans l’emploi du temps de la « femme moderne » refusant un destin traditionnel qui la vouerait au mariage (« Certaines femmes ont besoin d’avoir un mari. Plutôt avoir un canari ! Quand on travaille avec des hommes quatorze heures par jour, on perd ses illusions » explique-t-elle à son amie d’enfance, devenue mère au foyer), ne déroge à un emploi du temps aussi chronométrée que le plan de travail à la chaîne sur lequel s’ouvre le film. En cela, Female, dans sa mise en scène de l’influence de l’organisation capitaliste du travail sur la sphère intime des rouages humains qui la mettent en œuvres (patrons et ouvriers), préfigure Les Temps modernes, réalisé par Charlie Chaplin en 1936.

Une géniale idée de mise en scène, proche de l’audace burlesque des films d’Ernst Lubitsch, dévoile la mécanique parfaitement huilée qui conduit la « femelle » (ou représentante du sexe féminin : deux traductions possibles de « female »), le plus rapidement possible, à consommer ses amants d’un soir. Telle l’impératrice Catherine II de Russie, autre modèle féministe auquel Alison Drake d’identifie, celle que l’amant d’un soir nomme « superwoman » communique par code avec son majordome afin qui lui apporte de la vodka dans l’endroit de la villa où elle se trouve. « De la vodka comme Catherine II avait l’habitude d’en servir à ses soldats pour raffermir leur courage » explique le dévoué majordome. Ainsi évite-t-elle de perdre du temps en palabres (« A-t-on vraiment besoin de parler ? »), avec des hommes qu’elle choisit pour leur physique avantageux.

Et surtout, elle inverse le traditionnel schéma masculin – aborder, puis consommer, toute femme sexuellement attirante : « Il y a longtemps, j’ai décidé de suivre exactement la même route que les hommes, et d’être aussi sexiste qu’eux. » C’est pourquoi elle accélère le fastidieux processus de séduction, afin de passer directement de la piscine, où elle accomplit ses exercices physiques, à la position allongée.

Au passage, la « femelle » glorifiée par l’univers du Pré-Code se méfie de tout sentimentalisme. Si elle sait « jouer à la femme » pour mettre les hommes dans son lit (l’expression « playing woman » anticipe les théories contemporaines du « gender » (genre) sur « l’acting woman »), en alternant des uniformes fonctionnels – le tailleur strict correspond à sa fonction de patronne inflexible : la rode du soir de la femme douce, à la séductrice « féminine », faussement nunuche – elle se garde de tomber amoureuse. « Une femme amoureuse est pitoyable. Malheureuse, elle désespère : heureuse, elle exaspère. »

Lorsque l’employé / amant d’un soir est séduit, au point de la demander en mariage, elle l’éloigne avec une prime (un salaire pour sa prestation sexuelle ?), dans l’une de ses filiales canadiennes. Cette mécanique si parfaite, que son secrétaire se risque à parier « un caleçon tricoté à la main » au cas improbable où la patronne succomberait à l’amour, déraille le jour où « Female » cherche à consommer un employé, Jim Thorne (interprété par George Brent, qui fut l’un des trois maris de Ruth Chatterton), brusquement rétif face au système de la patronne. Pour le dire aussi vite que le film (qui expédie la romance avec une désinvolture comique) : intriguée par la première proie qui lui résiste, « Female » finit par céder à ce « vrai homme », jusqu’à en tomber amoureuse et accepter de l’épouser. En quelques plans, la superwoman bascule du côté des femmes au foyer satisfaites de leur situation subalterne.

Ce retournement est tellement rapide et artificiel (le film ne fait pas semblant d’y croire, George Brent en rajoutant dans le cliché du vrai homme viril, autoritaire et réactionnaire, tandis que Ruth Chatterton peine à jouer la petite chose transie et vulnérable), que le spectateur demeure plutôt sur le souvenir de l’audace essentiellement double de grand film. En effet, Female propose une défense vibrante de l’égalité des sexes, et même d’une forme d’interchangeabilité de leurs fonctions, sur le plan du travail, autant que des rapports de séduction. Mais ce film de 1933 développe également une critique violente et rigoureuse (on y retrouve le style politique de Wellman), des objectifs de rentabilité du capitalisme, dès lors que ses normes productivistes et sa poursuite permanente d’accroissement du profit, déteignent sur la vie intime sexuelle et amoureuse des individus qui y sont engagés. « Female » n’est pas sans cœur parce qu’elle serait une femme trop moderne : elle ne croit plus à l’amour car elle met son travail et son existence au service d’un système dans lequel les relations humaines passent au second plan.



Produit pas Henry Blanke de la First National, Female a vu trois réalisateurs se succéder – William A. Wellman, Michael Curtiz et William Dieterle -, car ce dernier tomba malade, et Willian A. Wellman quitta le tournage pour une autre production, College coach, après avoir tourné quelques scènes. Il revient donc à Michael Curtiz de réaliser l’essentiel du film. [Hélène Frappat – Forbidden Hollywood – Les Trésors de la Warner (2013)]

L’histoire : Alisor Drake (Ruth Chatterton) dirige d’une main de fer l’entreprise automobile héritée de sa famille. Aussi intransigeante dans son bureau que dans sa chambre, elle a l’habitude d’y inviter certains de ses employés et s’en débarrasser ensuite, jusqu’à ce qu’elle rencontre un homme capable de lui tenir têt, le séduisant Jim Thorne (George Brent).
Les extraits

CINÉMA ET CENSURE : LE PRÉ-CODE
Les scandales qui secouèrent Hollywood dans les années 1920 déclenchèrent une violente réaction puritaine, qui atteint son point culminant avec l’entrée en vigueur du code Hays en 1934.

MICHAEL CURTIZ
Vétéran du septième art, le Hongrois Michael Curtiz abordera avec succès les genres les plus divers au cours de sa prolifique carrière et s’affirmera comme l’un des maîtres du film d’action hollywoodien.

WILLIAM A. WELLMAN
Au début des années 1930, Wellman consolide sa position à Hollywood, tournant 17 films en trois ans pour la Warner. Ces œuvres dont la plus connue est The Public Enemy (L’Ennemi public, 1931), font encore l’unanimité aujourd’hui par leur étonnant modernisme et leur ton très personnel.

BABY FACE (Liliane) – Alfred E. Green (1933)
Baby Face est un film Pré-Code (*) de 1933 avec Barbara Stanwyck, et George Brent dans les rôles principaux. On retrouve également dans les seconds rôles le très jeune John Wayne. Il existe 2 versions de ce film : la version censurée diffusée dans les cinémas à l’époque et la version non censurée « director’s cut » si on peut dire. C’est bien entendu, cette dernière version qui donne tout son sens au film. La version censurée enlève tout le caractère sulfureux de l’oeuvre voir même une compréhension de certaines scènes. Le film est une oeuvre d’importance dans l’immense filmographie d’Alfred E. Green.

RED DUST (La Belle de Saïgon) – Victor Fleming (1932)
Red Dust (La Belle de Saïgon) est le deuxième d’une série de six films que Jean Harlow et Clark Gable ont tournés ensemble. Leur couple est le noyau fascinant d’une œuvre où la jungle est entièrement reconstituée en studio, la mise en scène utilisant deux éléments récurrents, associés à la saison des moussons – les pluies diluviennes et les accès de fièvre que redoutent les colons – pour construire la dramaturgie érotique qui est le vrai sujet du film.
- THE LONG NIGHT – Anatole Litvak (1947) / LE JOUR SE LÈVE « refait » et « trahi »
- EDWIGE FEUILLÈRE : LA GRANDE DAME DU SEPTIÈME ART
- LA POLITIQUE DU CINÉMA FRANÇAIS
- THE GARMENT JUNGLE (Racket dans la couture) – Vincent Sherman (1957)
- THE RACKET (Racket) – John Cromwell (1951)
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