Un jour de l’hiver 1946, plus de 1500 fans se rassemblèrent dans l’excitation au Golden Bridge Gate de San Francisco, afin d’apercevoir une star de cinéma. Et pas n’importe laquelle, la grande star du cinéma : Humphrey Bogart qui était venu dans la ville de la baie tourner des scènes de son dernier film : Dark passage (Les passagers de la nuit). Ses fans étaient venus en masse pour l’accueillir. Sa partenaire, Lauren Bacall, était au centre du pandémonium accompagnant son nouveau mari.

DARK PASSAGE (Les passagers de la nuit) réalisé par Delmer Daves (1947) avec Humphrey Bogart, Lauren Bacall, Agnes Moorehead, Tom D’Andrea, Clifton Young, Houseley Stevenson
De nouveau face à face, Humphrey Bogart et Lauren Bacall semblent pourtant moins à l’aise que dans To have and have not (Le port de l’angoisse) et The big sleep (Le grand sommeil). L’histoire paraît elle-même souvent artificielle, et la fin semble un happy end un peu trop facile par rapport au reste du film, ponctué de morts violentes. Prisonnier en fuite, innocent injustement condamné, Vincent Parry trouve une aide précieuse auprès de gens – Irene, Sam le chauffeur de taxi – qui le lui doivent rien mais prennent soudain son parti. Houseley Stevenson compose d’ailleurs un beau personnage de chirurgien marron, expert en modification des visages. [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]

DARK PASSAGE (Les passagers de la nuit) réalisé par Delmer Daves (1947) avec Humphrey Bogart, Lauren Bacall, Agnes Moorehead, Tom D’Andrea, Clifton Young, Houseley Stevenson
La tendresse de Delmer Daves apparaît soudain dans la belle scène de la gare routière, lorsqu’un homme seul se met à parler – et à se lier presque d’amitié – avec une femme qu’accompagnent son neveu et sa nièce, joués par les propres enfants du cinéaste. En quelques secondes, une véritable atmosphère est crée où l’on retrouve la griffe de Daves. Le reste du film mêle l’intrigue criminelle – Vincent Parry recherchant le responsable de sa condamnation et de la mort de sa femme – à la prouesse technique – la caméra subjective – cherchant en même temps à profiter de la notoriété du couple Bogart-Bacal. La poésie d’un San Francisco nocturne et le romanesque des rapports entre Vincent et Irene contribuent à donner son ton au film. Les premières scènes, volontairement « bizarres » en raison même de l’emploi de la caméra subjective, s’effacent peu à peu pour laisser la place à ce couple fabuleux qui a pourtant moins inspiré Delmer Daves que Howard Hawks. [Le film noir – Patrick Brion – Editions de la La Martinière (2004)]

DARK PASSAGE (Les passagers de la nuit) réalisé par Delmer Daves (1947) avec Humphrey Bogart, Lauren Bacall, Agnes Moorehead, Tom D’Andrea, Clifton Young, Houseley Stevenson
Dark passage est un film qui va jusqu’au bout de ses partis-pris stylistiques. L’emploi exclusif d’une caméra subjective au service d’un narrateur à la première personne est original mais a pour désavantage de priver longtemps le protagoniste de toute présence physique. Il faut trente minutes pour entrapercevoir l’ombre de la silhouette de Bogart (dans le rôle de Vincent) et soixante-deux minutes avant que son nouveau visage n’apparaisse sur l’écran. Mais la caméra subjective est un procédé toujours intéressant, plus adapté en tout cas, à Dark passage qu’à Lady in the lake (La dame du lac) qui y avait eu recours un an au paravant. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]

DARK PASSAGE (Les passagers de la nuit) réalisé par Delmer Daves (1947) avec Humphrey Bogart, Lauren Bacall, Agnes Moorehead, Tom D’Andrea, Clifton Young, Houseley Stevenson
Le script fut augmenté de trente-deux pages de notes de production destinées à résoudre les problèmes spécifiques posés par ce parti-pris ; comment faire passer des effets « naturels », du point de vue d’une narration à la première personne, lorsque le personnage marche, est assis ou couché. On y trouve également des suggestions concernant les décors et les techniques de prises de vue (par exemple, on proposa d’employer un cache sur l’objectif qui rendrait les jeux de cillements de paupières mais cette idée fut finalement abandonnée). Le procédé a la vertu d’impliquer immédiatement le spectateur et d’entraîner son identification avec Vincent dès les premières minutes ; mais son impact s’affaiblit au fur et à mesure que sa nouveauté s’émousse, en outre, la voix d’Humphrey Bogart, très reconnaissable, diminue l’effet de surprise puisque le spectateur sait dès les premiers mots, à quoi le protagoniste va ressembler. Un acteur moins connu, ou dont la voix était moins identifiable, aurait peut-être mieux servi le projet, de ce point de vue du moins. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]

DARK PASSAGE (Les passagers de la nuit) réalisé par Delmer Daves (1947) avec Humphrey Bogart, Lauren Bacall, Agnes Moorehead, Tom D’Andrea, Clifton Young, Houseley Stevenson
Des éclairages sombres et des images toujours noyées dans le brouillard et la pluie de San Francisco renforcent l’atmosphère sombre donnée par la caméra subjective. Pourtant Dark passage n’est pas véritablement marqué par le style noir. Vincent est un innocent traqué par une « femme-araignée » détestable, par Baker, le « vautour » et par la police. Or, à la différence des héros noirs habituels qui sont d’autant plus menacés que leurs erreurs d’appréciation ou leur entêtement les attachent aux dangers qui les cernent, Vincent se bat contre des périls purement extérieurs. Ces contraintes externes sont en outre adoucies dans le film par le personnage d’Irene qui, généreusement, fournit à Vincent les moyens de s’en tirer. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]

DARK PASSAGE (Les passagers de la nuit) réalisé par Delmer Daves (1947) avec Humphrey Bogart, Lauren Bacall, Agnes Moorehead, Tom D’Andrea, Clifton Young, Houseley Stevenson
Le bonheur de leur union finale dans une ville d’Amérique du sud a d’ailleurs un aspect immoral puisque Vincent a été le catalyseur, sinon la cause, de la mort de Madge, de Baker et du meurtre de George. D’ordinaire, les héros payent bien plus durement leurs peurs et leurs culpabilités et doivent subir le châtiment de la loi. Malgré son exploitation des conventions noires Dark passage n’est pas habité par la vision fataliste des faiblesses humaines qui structure fondamentalement le film noir. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]

DARK PASSAGE (Les passagers de la nuit) réalisé par Delmer Daves (1947) avec Humphrey Bogart, Lauren Bacall, Agnes Moorehead, Tom D’Andrea, Clifton Young, Houseley Stevenson
Malgré la caméra innovatrice, la réalisation osée et la distribution, le film reçut d’assez mauvaises critiques, le film fut un échec auprès des spectateurs. Mais ce ne fut pas les mauvaises critiques qui empêchèrent le succès en salle. A l’époque de la sortie du film, la peur d’infiltrations communistes dans l’industrie du cinéma avait causé la convocation de professionnels devant la Commission des Activités Anti-américaines pour y déclarer si oui ou non ils étaient membres du parti communiste. Humphrey Bogart et nombre d’autres stars, auteurs et réalisateurs considéraient cela comme une atteinte à leur liberté de citoyen. Ils formèrent le Comité pour le Premier Amendement et décidèrent un voyage à Washington pour montrer leur soutien à ceux dont ils considéraient qu’on méprisait les droits. Au début du voyage, le comité était soutenu par la presse, mais les auditions se transformèrent en véritable cirque et la presse se retourna contre eux. Bogart, sous la pression énorme des studios, publia une déclaration où il disait avoir été naïf de joindre ce comité. En conséquence, certains membres se sentirent trahis par Bogart et mirent fin à leur amitié, à partir de là, Bogart fut à jamais tourmenté par sa décision de se retirer.

DARK PASSAGE (Les passagers de la nuit) réalisé par Delmer Daves (1947) avec Humphrey Bogart, Lauren Bacall, Agnes Moorehead, Tom D’Andrea, Clifton Young, Houseley Stevenson
Les ventes pour Dark passage reprirent légèrement suite à la déclaration de Bogart, mais le film n’eut jamais le succès que Bogart et Bacall avaient espéré. Même sans le soutien de la critique, les spectateurs apprécièrent de voir le couple bien-aimé à l’écran, ils sont tous les deux stars du 20e siècle qu’on peut sans hésitation qualifier de légendes.
L’histoire
Vincent Parry (Humphrey Bogart), accusé à tort et inculpé pour le meurtre de sa femme, s’échappe de la prison de Saint-Quentin. Il fait du stop et est pris par un certain Baker (Clifton Young), très agressif, Vincent finit par l’assommer. Il rencontre alors Irene (Lauren Bacall), une belle et riche artiste de San Francisco qui lui propose de l’héberger. Tandis qu’Irene est sortie lui acheter des vêtements pour qu’il puisse quitter le pays sans se faire remarquer, son amie Madge (Agnes Maorehead) frappe à la porte. Or il se trouve que Madge était une amie de la femme de Vincent et c’est son faux témoignage qui l’a conduit en prison. Il la somme de partir, ébahie, elle obéit. Il découvre chez Irene une coupure de presse indiquant que son père fut exécuté pour avoir assassiné sa femme, la belle-mère d’Irene, mais celle-ci affirme qu’il était innocent. Vincent se rend ensuite chez son ami George (Rory Mallinson) pour subir une opération de chirurgie esthétique qui transformera ses traits. Lorsqu’il retourne voir George après l’intervention, il le trouve mort. Très faible, Vincent revient chez Irene mais il a été suivi par Baker. Madge demande à Irene de la cacher et de la protéger de Vincent ce qui laisse Irene parfaitement indifférente. Un fois ses pansements retirés, Vincent insiste pour aller habiter à l’hôtel ; il ne veut plus troubler davantage son existence. Baker le suit à la trace et tente de le faire chanter. Vincent réussit à le duper puis Baker se tue dans un accident. Vincent affronte alors Madge, il sait que c’est elle la meurtrière ; elle a tué sa femme ainsi que George. Madge, plutôt que d’avouer ses crimes à la police, préfère se suicider. Vincent se prépare à quitter le pays mais au dernier moment il ne peut s’empêcher de téléphoner à Irene. Ils conviennent de se retrouver au Pérou. On les voit, à la fin du film, danser ensemble dans une boîte de la côte sud-américaine.
Les extraits
Fiche technique du film

DARK PASSAGE (Les passagers de la nuit) réalisé par Delmer Daves (1947) avec Humphrey Bogart, Lauren Bacall
C’est le réalisateur Howard Hawks qui introduisit le premier Lauren Bacall à Hollywood, sur contrat. Il avait vu sa photo à la une d’un magazine et avait cru pouvoir en faire une star. Mais Hawks fut blessé lorsque celle-ci tomba amoureuse de Bogart sur le tournage de To have and have not. Malgré son succès, Hawks perdit tout intérêt pour sa découverte et vendit le contrat à la Warner Bros. Bacall n’étant plus protégée par un Hawks avisé, on fit l’erreur de lui donner le rôle d’une aristocrate dans Confidential Agent (Agent secret). Les critiques furent plutôt mauvaises. La sortie de The big sleep contribua à sauver la réputation de Bacall. Mais à partir de ce moment, elle ne fit plus jamais confiance aux studios. A la fin du tournage de The big sleep au début de 1945, Lauren Bacall dut se battre pour continuer sa carrière au cinéma tout en essayant de construire un foyer avec son nouveau mari. Presque dès le début, Bacall et les studios furent en désaccord au sujet de ses rôles, comme l’avait fait son mari tant de fois par le passé, Bacall décida de suspendre son contrat plutôt que de faire des films qui ne lui convenaient pas.

DARK PASSAGE (Les passagers de la nuit) réalisé par Delmer Daves (1947) avec Humphrey Bogart, Lauren Bacall
Elle avait bien sûr le soutien inconditionnel de son mari, Humphrey Bogart avait d’abord lu The Dark Road du romancier David Goodis avant même qu’il soit publié. Intrigué, Bogart donna le manuscrit à Jerry Wald, producteur de Warner Bros, à l’origine de succès tels que : Across the Pacific (Griffes jaunes) et Mildred Pierce (Le Roman de Mildred Pierce). Au départ, la Warner Bros hésitait à tourner un sujet aussi morne mais les studios finirent par céder aux pressions associées de Bogart et de Wald. Dès que les droits furent acquis, les studios sollicitèrent David Goodis pour l’adaptation cinématographique. Loin d’être la seule raison de son intérêt pour Dark Passage, nouveau nom du scénario, Bogart savait que le rôle d’Irene Jansen conviendrait à Laurent Bacall. Wald et Daves songeaient à d’autres actrices dont la nouvelle arrivée de Suède, Viveca Lindfors. Mais la magie entre Bogart et Bacall ne pouvait être ignorée. Ils avaient déjà tourné To Have and Have not et The Big Sleep. Ils s’étaient mariés et formaient un duo populaire à l’écran, la Warner Bros était ravi et avait hâte de les faire tourner à nouveau ensemble.

ON SET – Lauren Bacall et Humphrey Bogart dans DARK PASSAGE (Les passagers de la nuit) réalisé par Delmer Daves (1947)
Catégories :Le Film étranger, Le Film Noir