Le Film étranger

ANGEL (Ange) – Ernst Lubitsch (1937)

Dans une maison de rendez-vous parisienne, Anthony Halton rencontre une très belle et mystérieuse jeune femme, qui s’enfuit à la fin de la soirée. Plus tard, à Londres, il retrouve l’inconnue sous les traits de la respectable lady Maria Barker, épouse de lord Barker, homme politique très occupé. Maria est sur le point de suivre Anthony pour toujours ; mais lord Barker apprend la vérité et survient à temps pour persuader sa femme de revenir près de lui…

ANGEL – Ernst Lubitsch (1937)

A voir le film, on le comprend aisément. Et l’on comprend d’autant moins, en revanche) qu’il ait été fort mal accueilli à sa sortie, et qu’il soit longtemps resté méconnu. « Passons sur Angel », dit négligemment Weinberg, comme s’il s’agissait d’un accident de parcours. On reprocha au film son intrigue banale, sa courtoisie excessive et glacée. Sans doute ne pardonnait-on pas à Lubitsch de vouloir traiter sur un ton grave le thème vaudevillesque du triangle qui lui avait inspiré tant de comédies conjugales joliment amorales. De quel droit, tout à coup. une aventure à peine ébauchée devient-elle une affaire d’État, lourde de sentiments aussi encombrants que la méfiance, le remords, la jalousie ? S’il n’y avait pas eu Desire auparavant, Angel serait celui par qui la morale arrive…

ANGEL – Ernst Lubitsch (1937)

Au fond, tout est peut-être de la faute de Marlene. Si, un peu plus tard, Lubitsch allait faire rire Greta Garbo, il n’a pas voulu faire rire Marlene, ni faire rire de Marlene. En revanche il poursuit la métamorphose entreprise avec Desire, dont Angel reproduit le mouvement : du ciel vers la terre, du rêve vers la réalité, de l’ange vers la femme. Seule la figure du triangle est conventionnelle ; la construction du scénario de Raphaelson, elle, ne l’est pas du tout, allant de l’un vers le double puis vers l’un à nouveau. Marlène est d’abord une inconnue venue du ciel – quoi de plus normal pour un ange ? – et qui n’évolue à Paris que sous des noms d’emprunt : l’improbable « Mrs. Brown », l’énigmatique « Ange ». A Londres, Lady Barker se dédouble peu à peu, et c’est le point culminant de ses retrouvailles avec Anthony Halton (Melvyn Douglas). De retour à Paris, elle récupère en quelque sorte la partie d’elle-même qui depuis toujours hantait le salon de la Grande-Duchesse, et Ange et Maria Barker ne font plus qu’une lorsque Marlène s’en va au bras de son mari ; la caméra n’accorde même pas un regard à Halton, qui fait désormais partie du passé. [Jacqueline Nacache – Lubitsch – Ed. Edilig (1987]

ANGEL – Ernst Lubitsch (1937)

Cette construction en trois temps, d’une classique sobriété, peut se lire de diverses façons. Les deux premiers épisodes, Paris et Londres, ce sont aussi le plaisir et le devoir ; le privé et le public ; le magique et le réel ; le troisième épisode étant, dans tous les cas, l’obligation de choisir entre les deux pôles, ou tout au moins de les concilier avec le plus de sagesse possible. On comprend mieux, alors, la différence esthétique entre l’acte parisien et l’acte londonien. Le premier baigne dans la poésie (gros plans pleins d’une rare sollicitude, halos lumineux autour des visages) et dans la tendresse d’une ville complice des idylles passagères. Du réceptionniste de l’hôtel à la marchande de violettes, tous protègent les amoureux, leur sourient, les rassurent. Et cette atmosphère ne serait que charmante, et d’un romanesque suranné, si, dans ce prologue murmuré, nous n’étions pas assourdis par tout ce qui est tu.

ANGEL – Ernst Lubitsch (1937)

Dans son étude sur Lubitsch, Gerald Mast a très justement souligné le fait suivant : alors que les précédents films de Lubitsch esquivent la censure en ne montrant pas ce qu’ils disent, le même résultat est obtenu ici de façon inverse, en ne disant pas ce qui est montré. Ainsi il n’est pas dit ce qu’est exactement le salon de la Grande-Duchesse, sauf par un travelling aérien que caresse la façade au son d’une valse ; il est clair, mais seulement suggéré, que Maria fut autrefois une visiteuse assidue de cette maison de rendez-vous ; il n’est pas dit qu’elle vient chercher en ces lieux une aventure qui la consolera du peu d’attentions de son époux. Tout est évident, rien n’est avoué, et l’aventurière peut s’offrir une romance digne d’un premier amour.

ANGEL – Ernst Lubitsch (1937)

Le charme nostalgique de cet épisode parisien n’en est qu’accru. Comme beaucoup de rêves, il se termine par une note d’angoisse – la marchande de violettes regardant, anxieuse, l’amoureux poursuivre sa belle enfuie. Puis l’ouverture lumineuse cède la place au décor imposant de la maison des Barker à Londres : boiseries massives et sombres, hautes cheminées, pénombre quasi permanente. Dans toute cette solidité, cette sécurité, Ange va bientôt perdre son auréole de mystère, mais gagner une stature bourgeoise qui lui sied fort bien, quoi qu’elle ait à reprocher à son mariage.

ANGEL – Ernst Lubitsch (1937)

Entre-temps Sir Frederick Barker (Herbert Marshall) est apparu dans un tourbillon de photographes, de unes de journaux et de coups de téléphone. Manifestement, la vie professionnelle de cet homme l’emporte sur tout le reste – ce qui est certainement, au regard des convenances lubitschiennes, son plus grand crime. Travailler autant manque d’élégance et de savoir-vivre au sens propre du terme : le choc qu’il éprouvera en découvrant l’infidélité de sa femme sera sa punition pour s’être ainsi aveuglé sur les vraies valeurs.

ANGEL – Ernst Lubitsch (1937)

La poésie tendre du début se poursuit fugitivement à Londres, l’espace d’une nuit : c’est Ange et non Maria qui accueillera Frederick, toute étourdie de sommeil et d’amour, confondant ses rêves et ses souvenirs. Puis un jour pluvieux se lève ; les teintes se font sombres la lumière sourde, les gestes rigides. Paris n’existe plus que sous forme d’un air de musique lancinant qui émeut, saisit, trahit. Ange réintègre son rôle d’épouse honorable aux côté de Sir Frederick, et l’on est alors au cœur du film, dans ce ballet infiniment civilisé que l’on a cru froid, parce qu’il était tout de sang-froid. Sang-froid des personnages, bien sûr, auxquels leur éducation interdit tout étalage d’émotions, et chez qui les plus infimes signes deviennent bouleversants, comme cette légère peine que Frederick éprouve à déglutir lorsque Maria le met à l’épreuve. Sang-froid du cinéaste surtout, qui pousse les situations jusqu’à leur point limite et nous en dérobe finalement l’issue, choisissant toujours l’inattendu contre le prévisible, le décalage contre l’émotion. Truffaut, dans un article devenu classique, écrit des lignes qui s’appliquent à Angel encore mieux qu’à aucun film de Lubitsch : « La vérité, c’est qu’il s’agit de ne pas raconter l’histoire, et même de chercher le moyen de ne pas la raconter du tout… Lubitsch, modestement, s’est cassé la tête pendant six semaines pour finalement permettre aux spectateurs de faire le scénario eux-mêmes, avec lui. »

Les ellipses anthologiques d’Angel ont toutes pour but de gommer le mélodrame pour amplifier le drame, de court-circuiter l’émotion pour qu’elle atteigne son comble – et dans cette mesure le « sérieux » d’Angel est tout à fait unique dans l’œuvre de Lubitsch, qui fait ici preuve d’une nouvelle maturité.

Les ellipses pourtant ne rious frustrent jamais ; car, à l’effet facile et attendu – que nous sommes chargés d’imaginer tout seuls – elles substituent des images apparemment insignifiantes (Frederick préparant des cocktails pendant qu’Anthony va regarder le portrait de Lady Barker/Ange) ou même drôles (le repas des maîtres commenté à la cuisine par les domestiques), mais d’autant plus chargées de tension que Frederick, ou les domestiques, sont complètement inconscients de ce qu’ils servent à cacher. Nous, spectateurs, « fabriquons » le film avec Lubitsch parce que nous pouvons interpréter des signes que les personnages ont entre les mains sans connaître leur valeur: ainsi les fameuses assiettes que les valets rapportent de la salle à manger.

Oui, vraiment, on peut répéter avec Truffaut que « dans le gruyère Lubitsch, chaque trou est génial». Toutefois ce n’est pas seulement dans les trous qu’est son génie, mais dans la fluidité avec laquelle s’articulent des plans ou des scènes qui sont privés des enchaînements conventionnels. Le seul scénariste peut être à l’origine de « Lubitsch touches » très vantées (Raphaelson a d’ailleurs admis cette possibilité) ; en revanche le calcul rigoureux du cadre lorsqu’on passe, par exemple, du salon à la cuisine, l’utilisation savante du décor et la façon dont s’y meuvent les acteurs, voilà qui relève de la pure mise en scène, et implique toutes les qualités que Lubitsch a forgées depuis ses premiers films allemands.

ANGEL – Ernst Lubitsch (1937)

On ne peut pas conclure sur Angel sans mentionner les pauses comiques ménagées par les serviteurs. Tout ce qui n’est pas montré du côté des maîtres l’est du côté des valets ; comme La Règle du jeu n’est pas encore tourné évoquons plutôt The Love Parade, où les domestiques offraient un double caricatural du couple royal.

ANGEL – Ernst Lubitsch (1937)

Ici, le jeu va plus loin : les valets, et notamment le réjouissant duo Ernest Cossart-Edward Everett Horton, agissent comme devraient agir leurs maîtres, et se formalisent quand ceux-ci bouleversent l’ordre des choses. Wilton et Graham semblent en vérité plus chez eux dans l’austère demeure que leurs propres maîtres, et s’y donnent le rôle de gardiens du bon goût – mais une apparence de goût, fondée sur une profonde intolérance, et un respect aveugle des traditions. Leurs conceptions limitées les empêche de déchiffrer une situation un peu complexe ; ils sont d’autant plus comiques qu’ils paraissent errer dans un no man’s land de bienheureuse ignorance, quelque part entre nous et les acteurs du drame.

ANGEL – Ernst Lubitsch (1937)

Les valets sont donc incapables de se rendre compte qu’une tempête perturbe la belle ordonnance de la maison ; comment pourraient-ils – eux qui ne sont pas des anges – s’apercevoir d’un  » trouble in paradise » ? Wilton et Graham, ces cerbères des bonnes manières, ne sauront jamais que leurs maîtres ont échappé de peu à cette suprême faute de goût qu’est le péché contre l’ordre et l’harmonie. Faire de l’histoire d’une faute de goût une leçon de style: cela, c’est au contraire l’élégance suprême, et c’est ce que réussit Lubitsch avec Angel. [Jacqueline Nacache – Lubitsch – Ed. Edilig (1987]



L’histoire

Une jeune femme (Marlene Dietrich) arrive à Paris incognito et se rend chez une amie avec laquelle elle entretient un passé obscur, la grande-duchesse Anna (Laura Hope Crews) qui entretient un salon de rendez-vous. Elle y rencontre un Américain, rentré des Indes, Tony Halton (Melvyn Douglas), qui la prenant pour la grande-duchesse l’invite à dîner à 20h45. Tony tombe vite amoureux de la jeune inconnue qu’il surnomme Ange (Angel en anglais) et ils passent une soirée très romantique, symbolisée par le thème musical qu’improvise un violoniste. Mais à la fin de la soirée, Ange s’enfuit en lui faisant promettre de l’oublier et de ne jamais chercher qui elle est. Ange est en réalité l’épouse du diplomate Frederick Barker qui est souvent à l’étranger, plus particulièrement à la Société des Nations, et la laisse seule la plupart du temps. Tous deux connaissant une union tranquille, si tranquille qu’ils ne parviennent à se disputer.

ANGEL – Ernst Lubitsch (1937)

Peu de temps après son retour de Genève, il revoit un ami rencontré pendant la Première Guerre mondiale, qui s’avère être Tony Halton. Frederick l’invite à déjeuner ce qui permet à Tony de retrouver Ange. Celle-ci tente de lui faire croire qu’elle ne l’a jamais rencontré mais, évidemment, il ne la croit pas. À la suite de quelques disputes entre Sir Frederick et son épouse, Ange part à Paris avec l’intention d’y retrouver Tony. Frederick est maintenant presque certain que son épouse l’a trompé et qu’elle est la jeune femme qu’Anthony cherche partout. Les trois personnages se retrouvent chez la grande duchesse où Frederick laisse à sa femme le choix suivant : ou elle épouse Tony ou elle part avec lui à Vienne, dans l’hôtel de leur voyage de noces. Ange choisit finalement son mari et tous deux partent pour Vienne.


ERNST LUBITSCH : CRÉATEUR DE STYLE
Ernst Lubitsch est l’un des grands stylistes du cinéma américain. Sa renommée internationale, il la doit à ce que l’on a depuis baptisée la « Lubitsch’s touch », un style brillant où se mêlent l’allusion subtile, l’élégance et le brio des dialogues et de la mise en scène, la satire ironique. et légère des faiblesses de la société, plus spécialement dans les rapports entre hommes et femmes.


Les extraits

Comme tous les artistes de stylisation, Lubitsch, consciemment ou non retrouvait la narration de grands auteurs de Conte pour enfants. Dans. Angel, un dîner pénible et embarrassant va réunir Marlène Dietrich, Herbert Marshall son mari et Melwyn Douglas son amant d’un soir, qu’elle pensait bien ne plus revoir et que mari a ramené par hasard à dîner. Comme souvent chez Lubitsch la caméra déserte le côté jardin au moment où la situation devient brûlante, pour nous entraîner côté cour où nous pourrons encore mieux jouir des conséquences. Nous sommes dans la cuisine. Le maître d’hôtel va et vient, il ramène d’abord l’assiette de Madame : « C’est curieux, Madame n’a pas touché à sa côtelette. » Puis l’assiette de l’invité : « Tiens, lui non plus. » (En fait, cette seconde côtelette est coupée en cent petits morceaux mais inentamée). La troisième assiette arrive, vide : « Pourtant Monsieur semble avoir apprécié la côtelette. » On a reconnu « Boucle d’Or » , dans la maison des trois ours : la bouillie de Papa Ours était trop chaude, celle de Maman Ours trop froide, celle de Bébé Ours tout juste bien. Connaissez-vous une littérature plus nécessaire que celle-là ?

La vérité dans ce genre de travail est qu’il s’agit de ne pas raconter l’histoire et même de chercher le moyen de ne pas la raconter du tout. Il y a, bien sûr, le principe du scénario, résumable en quelques lignes, généralement la séduction d’un homme par une femme qui ne veut pas de lui ou inversement ou encore l’invitation au péché d’un soir, au plaisir, les mêmes thèmes que Sacha Guitry, l’essentiel étant de ne jamais traiter le sujet directement. Alors, si nous restons derrière les portes, des chambres quant tout se passe à l’intérieur, si nous restons à l’office quand tout se passe dans le salon et dans le salon quand ça se passe dans l’escalier et dans la cabine de téléphone quand ça se passe à la cave, c’est que Lubitsch modestement, s’est cassé la tête pendant les six semaines d’écriture pour permettre finalement aux spectateurs de construire le scénario eux-mêmes, avec lui, en même temps que le film se déroule sur l’écran. [François Truffaut – Les Films de ma vie – Ed. Flammarion (1975)]



THE SHOP AROUND THE CORNER (Rendez-vous) – Ernst Lubitsch (1940)
En 1939, Lubitsch parlait de la nécessité de faire des films en rapport avec  » le monde réel ». En 1940, il tourne sur quatre semaines et avec moins de 500 000 dollars The Shop around the corner, dont il dira : « Pour la comédie humaine, je n’ai rien produit d’aussi bon…  Je n’ai jamais fait non plus un film dans lequel l’atmosphère et les personnages étaient plus vrais que dans celui-ci » 

CLUNY BROWN (La Folle ingénue) – Ernst Lubitsch (1946)
A la fin de l’année 1945, Lubitsch, qui avait rencontré de graves problèmes de santé, est autorisé par son médecin à reprendre son poste derrière la caméra. Cluny Brown (La Folle ingénue) est adapté d’un roman populaire à succès de Margery Sharp – source qui n’a rien de commun avec les pièces hongroises dont Lubitsch est friand.

THAT LADY IN ERMINE (La Dame au manteau d’hermine) – Ernst Lubitsch (1948)
Dernier projet d’Ernst Lubitsch, ce film de 1948 réunit la star Betty Grable et le séducteur Douglas Fairbanks Jr dans une romance musicale où l’humour le dispute sans cesse au merveilleux.

ONE HOUR WITH YOU (Une Heure près de toi) – Ernst Lubitsch (1932)
Sortie aux États-Unis en mars 1932, la quatrième comédie musicale de Lubitsch confirme l’attrait exercé sur le public par Jeanette MacDonald et le titi parisien Maurice Chevalier. 

HEAVEN CAN WAIT (Le Ciel peut attendre) – Ernst Lubitsch (1943)
A travers ce portrait d’un Casanova infantile et attachant, Lubitsch brode une apologie de la félicité conjugale. Il traite de l’amour, du deuil, de la trahison, du plaisir et de la mort avec la pudeur de ceux qui connaissent la fragilité du bonheur. Le Ciel peut attendre n’est pas du champagne : c’est un alcool doux et profond. Avec ce film testament, Lubitsch gagna à coup sûr son billet pour le paradis.

NINOTCHKA – Ernst Lubitsch (1939)
On en connaît le thème, repris en 1957 par Rouben Mamoulian dans la comédie musicale Silk Stockings (La Belle de Moscou) : la conversion d’une austère jeune femme soviétique aux charmes de l’amour et des sociétés capitalistes. « Pour ce qui est de la satire, dira Lubitsch, je crois que je n’ai sans doute jamais été aussi acide que dans Ninotchka, et je pense que j’ai réussi dans le propos très difficile de mêler une satire politique à une histoire d’amour. »


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