Catégorie : Le Film Noir

HANGOVER SQUARE – John Brahm (1945)

Sur un sujet proche, Hangover Square (1944), de John Brahm, réussit un autre type d’osmose entre gothique et film noir. Tiré d’un roman de Patrick Hamilton, l’histoire se situe dans le Londres du XIXe siècle. Un compositeur schizophrène subit des crises de folie criminelle dont il perd ensuite le souvenir. D’entrée, nous savons qu’il est un assassin et sommes invités à suivre son double chemin de croix : celui de sa dualité incontrôlable qui le conduit à tuer et celui de son écartèlement névrotique entre sa vocation musicale et sa passion contrariée pour une chanteuse arriviste qui le contraint à prostituer son art pour elle. Pétri d’effets visuels aux contrastes expressifs, ce film est une symphonie de l’inconscient malheureux. Il est entièrement bâti sur la composition d’un concerto (écrit par Bernard Herrmann), ce qui lui permet d’explorer l’hypersensibilité d’un l’artiste psychopathe et d’insister sur ses échos dans son inspiration créatrice. Sa force tient aussi d’un permanent climat onirique où tout se noue et se dénoue devant le spectateur réduit à l’état de témoin effaré.

GASLIGHT (Hantise) – George Cukor (1944)

Avec Gaslight (Hantise), George Cukor délaissait la comédie pour s’essayer au film noir, genre forcément tentant pour un cinéaste passionné par le mensonge et la double identité. Pourtant, ce thriller victorien où un mari tente de rendre sa femme folle vaut surtout comme un superbe exercice de style où le son et la photo, l’atmosphère donc, comptent plus que l’histoire, prévisible. Dans le clair-obscur superbe, très Jekyll et Hyde, du grand chef opérateur Joseph Ruttenberg, Charles Boyer, doucereux salaud hitchcockien, donne toutes les raisons à Ingrid Bergman de laisser irradier sa force fragile de parfaite victime hitchcockienne. Bel oiseau confiant qui passe de la docilité à l’effroi, c’est en elle et en son interprétation constamment surprenante que réside le mince suspense. Ce film lui vaudra d’ailleurs son premier oscar. Cukor a surtout réussi un film sur la cruauté domestique et l’illusion conjugale avec – on ne se refait pas – une vieille commère de quartier comme leitmotiv de comédie. [Télérama – Guillemette Odicino]

QU’EST-CE QUE LE FILM NOIR ?

Comment un cycle de films américains est-il devenu l’un des mouvements les plus influents de l’histoire du cinéma ? Au cours de sa période classique, qui s’étend de 1941 à 1958, le genre était tourné en dérision par la critique. Lloyd Shearer, par exemple, dans un article pour le supplément dominical du New York Times (« C’est à croire que le Crime paie », du 5 août 1945) se moquait de la mode de films « de criminels », qu’il qualifiait de « meurtriers », « lubriques », remplis de « tripes et de sang »…

THE BIG COMBO (Association criminelle) – Joseph H. Lewis (1955)

Le chef local de la pègre, M. Brown, a séduit la mondaine Susan Lowell . Pendant ce temps-là, l’inspecteur Leonard Diamond , qui cherche sans répit à faire tomber Brown, prend l’élégante Susan dans ses filets, mais il se laisse influencer par les sentiments qu’elle lui inspire. On raconte que le réalisateur Joseph H. Lewis aurait déclenché la fureur de son acteur principal, Cornel Wilde, en envoyant des billets explicitement sexuels à sa partenaire et épouse de l’époque, Jean Wallace. Theodora, la société de Wilde, faisant partie des producteurs du film, la stratégie de Lewis était pour le moins risquée, mais elle lui permit d’obtenir le jeu qu’il attendait. [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]

HUMAN DESIRE (Désirs humains) – Fritz Lang (1954)

Fritz Lang retrouve le même producteur, Jerry Wald, qui avait aussi participé à Clash by Night (Le démon s’éveille la nuit), la même firme, Columbia, et le même comédien principal, Glenn Ford, pour Human Desire (Désirs humains), remake du film de Jean Renoir : La Bête humaine, adapté d’Émile Zola. On mesure la distance parcourue depuis Scarlet Street (La Rue rouge), remake également d’un Renoir, réalisé dix ans auparavant : aucune trace d’expressionnisme ne subsiste, mais la présence d’une forme dépouillée, voire ascétique, pour conter cette histoire d’amour triangulaire où la femme d’un employé de chemin de fer pousse son mari à tuer un ancien amant, puis le trompe avec un cheminot, témoin du meurtre. Lang souhaitait Peter Lorre pour le rôle principal, mais ce fut Glenn Ford qui fut choisi : avec lui, l’élément pathologique, essentiel chez Zola, disparaît du personnage. A l’approche plus sensuelle de Renoir, Lang substitue l’étude clinique des rapports amoureux, inéluctablement mêlés de jalousie, entre un homme âgé (Broderick Crawford) et sa jeune épouse (Gloria Grahame). Il rejoint ainsi Zola dans sa vision déterministe de l’existence, relayée métaphoriquement par le motif visuel récurrent des rails – où l’être humain est prisonnier de son destin. [Fritz Lang, Le Meurtre et la loi – Michel Ciment – Editions Découvertes Gallimard Art (2003)]

LE CRIME PARFAIT

La conspiration et la trahison, l’amour et le sexe, le meurtre et le crime parfait… autant de pivots du film noir, autant de thèmes inclus dans Double Indemnity (Assurance sur la mort). Certes, on a connu des trames tournant autour de crimes motivés par l’argent ou l’amour bien avant le film noir mais, en tant qu’histoire de meurtres associant les deux, Double Indemnity est considéré par beaucoup comme la quintessence de ce genre cinématographique. Néanmoins, tout comme la nature a horreur du vide, le cycle noir déteste le crime parfait. De fait, la perfection a rarement sa place dans le Noir, qui dépeint plutôt l’échec de criminels qui s’étaient crus parfaits. Comme le dit si bien Walter Neff, le personnage principal de Double Indemnity, en commençant son récit : « Oui, je l’ai tué. Je l’ai tué pour le fric et pour une femme. Je n’ai pas eu le fric et je n’ai pas eu la femme. C’est réussi, non ? »

UNDERCURRENT (Lame de fond) – Vincente Minnelli (1946)

Le film noir a permis à de grands metteurs en scène comme Fritz Lang, Nicholas Ray, Otto Preminger et Anthony Mann de créer leurs œuvres les plus imaginatives. Malheureusement, le seul film noir de Minnelli, manque parfois de puissance malgré certaines qualités, défaut regrettable car on y trouve pourtant le style du metteur en scène. A peine sortie de son cocon familial, on voit l’héroïne (Katharine Hepburn) entrer dans une réalité cauchemardesque – incarnée par son mari Alan (Robert Taylor) – et chercher à s’en protéger en tombant amoureuse d’un rêve – personnifié par Michael (Robert Mitchim). Katharine Hepburn maîtrise ici parfaitement son rôle mais la mise en scène pèche par complaisance et utilise des motifs d’un symbolisme trop évident comme celui du cheval de Michael ou des flammes vacillant dans la cheminée, apparaissant à chaque séquence-clé.

WHERE THE SIDEWALK ENDS (Mark Dixon, détective) – Otto Preminger (1950)

Dans Where the sidewalk ends, le flic Dana Andrews bat un suspect à mort, puis essaye de coller le meurtre sur le dos d’un gangster qu’il méprise. Au début des années 1950, des douzaines de films noirs dressèrent le portrait d’une police non seulement épuisée et faillible, mais composée de sociopathes en fin de course. En 1955, la bataille entre flics et malfrats était devenue si féroce sur les écrans que le sénateur Estes Kefauver déclencha l’une de ses tapageuses « enquêtes » du Congrès, déclarant que de tels films transformaient les enfants en délinquants violents.
A cette époque, la criminalité avait explosé et le grand public, excédé et impuissant, l’adora. Là où les films noirs typiques abordaient la psychopathologie comme élément d’une triste condition humaine, le personnage de Clint Eastwood des années 1980 valait des millions: la haine devint une franchise héroïque.

PICKUP ON SOUTH STREET (Le Port de la drogue) – Samuel Fuller (1953)

La réputation de Samuel Fuller en matière de durs à cuire et de brutes est incontestablement méritée, dans le western, le film de guerre ou le film noir. Il est pourtant tout aussi indubitable que ses personnages les plus violents – Zack, le grisonnant sergent d’infanterie de The Steel Helmet (J’ai vu l’enfer de Corée, 1951), Fixed Bayonets ! (Rock de Baïonnette au canon, 1951), dont le nom en dit déjà beaucoup, ou Kelly, l’ex-tapineuse endurcie de The Naked Kiss (Police spéciale, 1964) – ont une facette bien plus douce héritée d’une enfance douloureuse. Un des personnages les plus obstinément vindicatifs de Fuller, le Tolly Devlin (campé par Cliff Robertson) de Underworld U.S.A. (Les Bas-fonds new-yorkais, 1961), est un orphelin farouchement décidé à venger l’assassinat de son père. Même le cynique détrousseur Skip McCoy (Richard Widmark) de Pickup on South Street laisse apparaître des failles. Comme Tolly et d’autres héros masculins de Fuller, McCoy tombe amoureux d’une fille qui « s’en est pris plein la figure ».

WHITE HEAT (L’Enfer est à lui) – Raoul Walsh (1949)

Cody Jarrett, le gangster de White Heat est un des personnages. les plus fous et les plus pathologiques du cycle noir. Mais grâce à la superbe interprétation de James Cagney et à la mise en scène de Walsh. sa violence perverse et son désir de gloire insensé deviennent tout à fait crédibles. Cody n’ est jamais caricatural. Comparé à lui.. le « vrai » héros du film, Fallon, semble presque trop normal et terne. Aux yeux du spectateur, il apparaît d’ailleurs plus comme un traître que comme un représentant de la loi, étant donné la perversité des méthodes psychologiques qu’il utilise pour gagner la confiance de Cody. Il n’y a, dans White Heat ni éclairages expressionnistes, ni cadrages penchés, mais c’est pourtant un film noir à part entière. Walsh a recours à des mouvements de caméra qui maintiennent le suspense par leur économie même.

TOUCH OF EVIL (La Soif du mal) – Orson Welles (1958)

Avec Touch of evil, Welles clôture avec logique la période du film noir classique. Il pousse également à son paroxysme le thème central de ces films, à savoir le doute sur la capacité de l’homme à appréhender la réalité au monde moderne. Les perspectives extrêmes et le recours à un objectif déformant à grand angle renforcent l’impression d’excentricité qui se dégage de personnages parfois parodiques. Les travellings au rythme effréné et la profondeur de champ exceptionnelle rendent difficile l’orientation visuelle et révèlent l’absurdité de toute quête de vérité. Los Robles, ville frontalière miteuse, devient le symbole d’un monde chaotique où les frontières entre le bien et le mal sont depuis longtemps estompées. À la fin du film, lorsque Quinlan, allongé dans les marécages souillés par les ordures, meurt d’une balle tirée par son seul ami, il échappe à une condamnation morale manifeste. Comme le fait remarquer judicieusement son ancienne maîtresse Tanya (Marlene Dietrich) : « C’était un homme bien particulier. » [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]

SCARLET STREET (La Rue rouge) – Fritz Lang (1945)

Vous voyez ce vieux type qui traîne les pieds là-bas dans le parc ? C’est le personnage le plus triste à s’être jamais égaré dans cette partie de la ville. Son nom est Christopher Cross et, même si ça ne se voit vraiment pas, il fut jadis un bon citoyen respectable. D’aussi loin qu’on se souvienne, il travaillait dans une banque, pointant à la même heure chaque jour de la semaine. Sa femme, Adele n’était que pure tristesse. Chris se sentait rabaissé lorsqu’elle le comparait à son ancien mari, un flic héroïque qui se noya au cours d’une tentative de sauvetage. Chris tolérait ces avanies, se raccrochant à son passe-temps dominical, la peinture à l’huile…

THE LADY FROM SHANGHAI (La Dame de Shanghai) – Orson Welles (1947)

The Lady from Shanghai, surtout célèbre pour la séquence des miroirs, est un film noir insolite. A première vue, on pourrait le situer à l’opposé de la tradition des hard-boiled, reprise par Chandler et Hammett mais il possède certains éléments chaotiques et sombres que l’on retrouve chez deux écrivains. Elsa Bannister est une femme fatale originale dont la seule rivale pourrait être la Brigid O’Shaughnessy de Hammett. Les ressorts de l’action sont souvent incompréhensibles mais le style visuel de Welles, chargé d’exotisme, rend ce défaut accessoire. La mobilité des images est extraordinaire. On passe rapidement de la ville à la luxuriance tropicale des Caraïbes pour se retrouver dans une cour d’assises et, enfin, au cœur de Chinatown. Le complot, déconcertant et embrouillé, ne peut jamais faire sens ni pour Michael ni pour le spectateur. Il s’agit plutôt d’un cauchemar sauvage Illustré par Welles sur un mode d’enchaînement baroque. [Encyclopédie du film Noir – Alain Silver et Elizabeth Ward – Ed Rivages (1979)]

THE POSTMAN ALWAYS RINGS TWICE (Le Facteur sonne toujours deux fois) – Bob Rafelson (1981)

C’est le désir et la passion qui est au centre de l’adaptation de Bob Rafelson. Comme Visconti, il arrêtera son film après le deuxième accident qui coûte la vie à Cora, laissant Frank désespéré devant le corps inerte. Le rêve de Frank est devenu cauchemar avec cette fin qui précipite la cruauté du destin décrite par Cain…