Catégorie : Le Film Noir

DU RIFIFI CHEZ LES HOMMES – Jules Dassin (1955)

Le cinéaste Jules Dassin, exilé en France pour cause de maccarthysme, tourne, un an après Touchez pas au grisbi, l’autre film « noir » qui va révolutionner le genre en France. Contrairement à Jacques Becker, il décrit minutieusement le casse d’une bijouterie. De toute évidence, le cinéma de Jean-Pierre Melville (Le Cercle rouge et même Un flic) va naître de cette longue ­séquence, mise en scène avec rigueur et brio. Trente minutes parfaites, quasi muettes, dont l’intensité est renforcée par les bruits, les sons, les chocs, les souffles. Dassin se parodiera joliment, en filmant, dix ans plus tard, le vol de la dague dans Topkapi. Jean Servais, bien oublié aujourd’hui, est au moins aussi bon que Gabin chez Becker. Et on garde un petit faible pour Magali Noël qui chante Le Rififi, sur une musique de Georges Auric. [Pierre Murat – Télérama]

MILDRED PIERCE (Le Roman de Mildred Pierce) – Michael Curtiz (1945)

Du roman d’origine (que le titre français évoque à tort), Hollywood ne consentit pas à garder l’amoralité. Egalement auteur du Facteur sonne toujours deux fois, James M. Cain concluait son livre par un inceste symbolique et assumé entre une fille et son beau-père. Le film a beau sauver l’honneur en remplaçant cette dérive par un assassinat, les images continuent d’exhaler un parfum de soufre aussi entêtant qu’involontaire. Il tient aussi à ce que l’on a appris depuis sur la fibre maternelle de Joan Crawford, plutôt rugueuse et cassante dans la vie, aux dires de sa fille Cristina. La star campe une louve en vison que les premiers plans du film laissent errer dans une mare de chagrin. Un coup de feu a été tiré dans sa maison. Appelée au poste pour s’expliquer sur le cadavre trouvé chez elle, Mildred susurre un long flash-back… La voilà bobonne en robe mal coupée, appliquée à préparer une sauce béchamel pendant que son mari reçoit un coup de fil de sa maîtresse. C’en est trop, Mildred le quitte et se démène comme une diablesse pour offrir à ses filles une vie de rêve. Le fruit de ses entrailles est la prunelle de ses yeux. Regardons donc ses yeux : sous le velours charbonneux pointent des flèches acérées… Mise en lumière par les meilleurs techniciens de la Warner, cette ambiguïté glaçante continue de faire le sel de ce film noir en apnée. [Marine Landrot – Télérama]

DARK PASSAGE (Les passagers de la nuit) – Delmer Daves (1947)

Un jour de l’hiver 1946, plus de 1500 fans se rassemblèrent dans l’excitation au Golden Bridge Gate de San Francisco, afin d’apercevoir une star de cinéma. Et pas n’importe laquelle, la grande star du cinéma : Humphrey Bogart qui était venu dans la ville de la baie tourner des scènes de son dernier film : Dark passage (Les passagers de la nuit). Ses fans étaient venus en masse pour l’accueillir. Sa partenaire, Lauren Bacall, était au centre du pandémonium accompagnant son nouveau mari. De nouveau face à face, Humphrey Bogart et Lauren Bacall semblent pourtant moins à l’aise que dans To have and have not (Le port de l’angoisse) et The big sleep (Le grand sommeil). L’histoire paraît elle-même souvent artificielle, et la fin semble un happy end un peu trop facile par rapport au reste du film, ponctué de morts violentes.

LE FILM NOIR : NAISSANCE ET HISTOIRE D’UN GENRE

Comment un cycle de films américains est-il devenu l’un des mouvements les plus influents de l’histoire du cinéma ? Au cours de sa période classique, qui s’étend de 1941 à 1958, le genre était tourné en dérision par la critique. Lloyd Shearer, par exemple, dans un article pour le supplément dominical du New York Times (« C’est à croire que le crime paie », du 5 août 1945) se moquait de la mode de films « de criminels », qu’il qualifiait de « meurtriers », « lubriques », remplis de « tripes et de sang « . [Film Noir –  Alain Silver & James Ursini, Paul Duncan (Ed.) – Ed. Taschen (2012)]

MURDER, MY SWEET (Adieu, ma belle) – Edward Dmytryk (1944)

Les films noirs qui mettent en scène un personnage de détective privé ne sont pas si nombreux qu’on le croit. Il n’en existe qu’une douzaine environ et près de la moitié d’entre eux sont tirés de romans du célèbre écrivain Raymond Chandler, dans lesquels figure le personnage emblématique de Philip Marlowe. Bien que « Farewell, my Lovely » et « The High Window » aient déjà été portés à l’écran, ces adaptations avaient été remaniées pour d’autres détectives privés. C’est donc dans la version de Dmytryk et sous les traits de Dick Powell qu’apparaît pour la première fois au cinéma le personnage de Marlowe. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Chandler lui-même a toujours préféré Powell aux autres acteurs qui l’ont incarné. Selon le réalisateur Edward Dmytryk, « [Marlowe] possède une certaine force physique, mais il y a en lui quelque chose de tendre. C’est ce qui fait de Dick Powell le meilleur de tous ses interprètes. Spade est un dur. Le problème avec l’interprétation de Bogey, c’est qu’il transforme Marlowe en Spade. » [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]

NIGHT AND THE CITY (Les Forbans de la nuit) – Jules Dassin (1950)

Harry Fabian (Richard Widmark, magistral) appartient à ce petit peuple d’escrocs dérisoires qui se débattent dans l’univers du film noir. Toujours en quête d’un ailleurs radieux et confus, de la combine parfaite pour y parvenir. Des projets, Harry, rabatteur dans un night-club londonien, en change comme d’œillet à sa boutonnière, et fait le désespoir de son amante, Mary, à laquelle Gene Tierney prête sa grâce aérienne. Cette fois, l’éternel perdant tente de « voler » le business des spectacles de lutte à la pègre locale. Très mauvaise idée, mais formidable sujet de cinéma, qui donne lieu à des scènes de combat d’une âpre beauté, enchevêtrement de corps dans un clair-obscur presque abstrait. De la pénombre des arrière-salles aux ténèbres huileuses des pavés de la ville, c’est un film sans lumière. Un décor qui semble se fermer lentement, comme un piège étouffant. Une faune souterraine, entraîneuses, trafiquants et mendiants, hante ce dédale nocturne de plus en plus hostile. Jules Dassin, avec cette tragédie des bas-fonds, parle aussi d’exil et de traque : victime du maccarthysme, contraint de quitter les Etats-Unis, le cinéaste tourne pour la première fois en Europe. La fuite éperdue de Harry, trahi, harcelé, pourchassé dans toute la ville, évoque la chasse aux sorcières qui sévissait alors à Hollywood. [Cécile Mury – Télérama]

LA VERITÉ SUR BÉBÉ DONGE – Henri Decoin (1952)

Si le public de 1952 boude la sortie de La Vérité sur Bébé Donge, le film ne sombre pas pour autant dans l’oubli, et les générations suivantes répareront cette injustice en le considérant comme l’un des titres les plus marquants de la période. Même les pourfendeurs de la fameuse « qualité française », tant décriée par François Truffaut et ses amis des Cahiers du cinéma, se sentiront tenus de faire une exception dans la filmographie d’Henri Decoin pour La Vérité sur Bébé Donge. Et, plus récemment, le scénariste Jacques Fieschi, collaborateur des derniers films de Claude Sautet, verra même dans La Vérité sur Bébé Donge « l’un des plus troublants huis clos conjugaux du cinéma… » De fait, tout concourt ici à créer une œuvre saisissante. Construite en flash-backs, l’intrigue du film permet de retracer l’histoire du couple Donge sur une longue période, tout en offrant à Danielle Darrieux de livrer une prestation remarquable en incarnant le même personnage à différentes époques, de la jeune fille pleine d’espoir à la femme murée dans son silence. Mais, pour être moins « spectaculaire », la performance de Gabin dans le film n’en est pas moins réussie : en bourreau devenu victime à son tour, l’acteur parvient à exprimer avec sobriété le désarroi d’un homme comprenant ses erreurs. Que le public n’ait pas reconnu dans un tel rôle « son » Gabin n’enlève rien à l’indiscutable talent dont fait preuve l’acteur dans la peau de François Donge… [Collection Gabin –  Eric Quéméré – 2005]

LA MÔME VERT-DE-GRIS – Bernard Borderie (1953)

La passion des Français pour la Série noire va de pair avec leur goût démesuré pour les films de gangsters sombres qu’ils ont découverts après la guerre. En 1946, le critique Nino Frank utilise l’expression film noir pour qualifier ces films, dont les Français ne tardent pas à donner leur interprétation, à commencer par André Hunebelle avec sa trilogie Mission à Tanger (1949), Méfiez-vous des blondes (1950) et Massacre en dentelles (1952). Sur les premiers scénarios de Michel Audiard, qui en écrira plus d’une centaine d’autres – dont de nombreux noirs – ces films projettent le spectateur des lieux exotiques ciblés pour le marché français (Tanger, Londres, Venise) et racontent le quotidien mouvementé du journaliste Georges Masse, incarné par Raymond Rouleau. Comme l’expliquent Raymond Borderie et Étienne Chaumeton dans leur « Panorama du film noir américain » (1955), «le héros du film est un journaliste d’investigation avec un sérieux penchant pour le whisky et les femmes. Il rappelle ces détectives décontractés dont William Powell fut un temps le prototype ». [Film Noir 100 All-Time Favorites – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]

THE BIG SLEEP (Le Grand sommeil) – Howard Hawks (1946)

Le vieux général Sternwood (Charles Waldron) charge le détective privé Marlowe (Humphrey Bogart) de résoudre une affaire de chantage dans laquelle est impliquée sa fille Carmen (Martha Vickers), une jeune femme aux mœurs très libres. L’enquête conduit le détective sur la piste d’un complot meurtrier dans lequel la jolie Vivian (Lauren Bacall), la seconde fille du général, semble jouer elle aussi un rôle obscur. En s’éprenant de cette dernière, Marlowe va devenir la cible de bandes rivales.  
Ce court résumé ne saurait faire oublier que The Big sleep (Le Grand Sommeil) est l’un des rares classiques d’Hollywood à posséder une intrigue aussi illogique que nébuleuse. L’anecdote de la querelle durant le tournage entre le réalisateur Howard Hawks et son acteur principal Humphrey Bogart, incapables de se mettre d’accord au sujet de la mort de l’un des personnages du film, restera célèbre. A-t-il été assassiné ou s’est-il suicidé ? Décidé à trancher la question, Hawks fera alors appel à Raymond Chandler, qui a écrit le roman, et celui-ci avouera qu’il n’en sait strictement rien.  [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]

THE MALTESE FALCON (Le Faucon maltais) – John Huston (1941)

Une caméra plane au-dessus de San Francisco sur un air de swing endiablé, puis le nom de l’agence des détectives privés, « Sam Spade and Miles Archer », s’affiche en grandes lettres. L’objectif s’attarde sur le héros : quelques secondes suffisent à nous entraîner dans un tourbillon de mensonge, de trahison et de meurtre. Nous y sommes en bonne compagnie puisque le héros est le détective privé le plus célèbre d’Hollywood, Sam Spade, interprété par l’idole du film de gangsters et de détectives Humphrey Bogart. Mais ce premier film grandiose de John Huston a bien d’autres mérites, et les vedettes que le futur réalisateur de classiques comme The Asphalt Jungle (Quand la ville dort, 1950) ou Moby Dick (1956) a réussi à réunir à l’affiche de cet archétype du film noir sont dignes des plus plus grosses productions : Mary Astor y interprète la fourbe Brigid O’Shaughnessy, Peter Lorre l’escroc distingué Joel Cairo, et Sydney Greenstreet le corpulent Kasper Gutman. Lancés sur la piste d’une mystérieuse statuette noire représentant un faucon, ces personnages ne reculent devant aucun moyen pour entrer en possession de l’objet  tant convoité, le « Faucon maltais ».  [Film Noir 100 All-Time Favorite – Paul Duncan, Jürgen Müller – Edition Taschen – (2013)]

GUN CRAZY (Le Démon des armes) – Joseph H. Lewis (1950)

Condamné à l’insuccès à l’époque de sa sortie, Gun Crazy(Le Démon des armes) a acquis au fil du temps une notoriété qui n’a cessé de grandir. Une réputation méritée, car le film atteint, dans le genre mineur du ­polar de série B, une quasi-perfection. Moyens limités mais mise en scène nerveuse, scénario simple et efficace mais pas idiot : tout est à la bonne mesure. Le démon du titre est celui qui hante le jeune Bart, un fou des armes à feu. Dès son plus jeune âge, il collectionne revolvers et carabines, sans pourtant devenir un énervé de la gâchette : tuer lui répugne. Devenu adulte, Bart compte vivre sa passion en travaillant chez un fabricant d’armes. Mais, dans une fête foraine, il rencontre la fascinante Annie Laurie Starr, reine du pistolet, qui met le feu aux poudres. Associés et très vite amants, ils se lancent dans une vie d’aventuriers braqueurs, et l’amour des armes perd alors toute innocence. Dans la tradition du film noir, la violence et le sexe sont ici inséparables : la femme déclenche une passion aussi vive que celle des armes, et tout aussi fatale. Le film suit cette escalade avec une caméra très violente, qui semble souvent saisir l’action en direct. Ce couple annonce déjà Bonnie and Clyde avec une modernité étonnante. [Frédéric Strauss – Télérama]

THE WOMAN IN THE WINDOW (La Femme au portrait) – Fritz Lang (1944)

Les films du « cycle noir » jouent souvent sur l’instabilité qui règne dans l’esprit des personnages comme à l’intérieur des lieux où ils se déplacent. L’onirisme s’y empare de la réalité, la transgresse ou la distord, dans une esthétique favorisant le jeu des hallucinations. Les fantômes du cinéma muet allemand, du romantisme gothique et des blasons maçonniques hantent ces diverses productions où le suspense, le fantastique et la peur diffusent un sentiment d’insécurité qui s’accorde aux angoisses du public de l’époque. (…) En 1944, Fritz Lang synthétise ces composantes brouillonnes dans Woman in the Window (La Femme au portrait), fable cruelle construite sur un engrenage morbide débutant par la rencontre d’une jeune femme de mœurs douteuses et un professeur d’âge mur. Situation de départ assez banale pour une histoire dont le potentiel réaliste est l’adultère négocié dans la vénalité. Sauf que la censure interdit alors de traiter de la prostitution et le monsieur invité par la dame esseulée n’a ici aucune relation sexuelle avec elle, mais il se retrouve victime d’un malentendu qui fait de lui un assassin…

CALL NORTHSIDE 777 (Appelez Nord 777) – Henry Hathaway (1948)

L’usine à rêves d’Hollywood ne sait pas seulement adapter pour le grand écran des contes glamour pour adultes, elle sait aussi décrire ce qui se passe en marge de la société, preuve de la faculté d’adaptation des plus grands studios cinématographiques du monde. Call Northside 777 (Appelez Nord 777) appartient à ces drames sociaux qui racontent des histoires de laissés-pour-compte. Son réalisme social minimaliste fascine par sa complexité inhabituelle : à côté d’emprunts aux films de gangsters, de détectives, de tribunaux et de reporters, des stratégies quasi documentaires veillent à l’authenticité et à la crédibilité du récit.

VAGUE CRIMINELLE SUR LE CINÉMA FRANÇAIS

Doublement influencé par la vogue des films noirs américains et par les tragédies urbaines de Marcel Carné, le cinéma français va connaitre, au cours des années 50, un véritable déferlement criminel dans ses salles obscures…
Au-delà des motivations commerciales évidentes – il s’agissait en effet de répondre à la demande du public français fasciné par les films noirs américains -, la production intensive de films policiers au cours des années 50 ne fait que s’inscrire dans une longue tradition littéraire et cinématographique nationale.

OUT OF THE PAST (La Griffe du passé) – Jacques Tourneur (1947)

Le titre même du film évoque pleinement le cycle noir : le protagoniste Jeff, incarné par Robert Mitchum, marqué par le destin, porte sur son visage cette fatalité qui se lit dans son regard sombre et sans joie ; Jane Greer fait une très belle prestation dans  le rôle de Kathie, la femme érotique, et destructrice ; le scénario de Mainwaring réussit, quant à lui, à , déterminisme implacable qui resserre le présent et le futur de Jeff, grâce au procédé du flash-back, enfin, les éclairages sombres du chef opérateur, Nicholas Musuraca, un familier des films noirs, soulignent parfaitement la sensibilité tragique de Tourneur.