Les Réalisateurs

HENRI DECOIN : CÉSAR À L’HEURE ALLEMANDE

On a pu dire des Inconnus dans la maison que c’était avant tout un film de Raimu. Sans doute un film de Clouzot qui, dialoguiste, exécutait des gammes en songeant au futur Corbeau, assurément un film de Simenon puisque le succès de cette adaptation devait orienter le choix des producteurs vers cette abondante œuvre littéraire, bien mal recréée la plupart du temps ; (une exception encore : Decoin et Bébé Donge) – peut-être un film représentatif du style « Continental » : intrigues policières évoluant avec lenteur dans l’ombre ou le clair-obscur, menées à bien par des détectives sacrifiant l’action à la psychologie. C’est, tout de même, d’emblée, un film de Decoin, et d’un Decoin nouvelle manière. A la fraîcheur, aux rires, à la gaieté à peine teintée de nostalgie, qu’imposaient à l’écran, le sourire et la vitalité de Danielle Darrieux, se substitue tout à coup la création d’une atmosphère, et la réussite de l’entreprise se rattache une fois encore à la qualité essentielle de Decoin : le reporter qui fixe, un fois pour toute, la couleur de l’époque.

Le début du film, est demeuré célèbre, à juste titre. Les images noires, à peine trouées par quelques éclaboussures de lumière, promènent le spectateur, la nuit tombée, dans une petite ville de province : humide, triste, hostile, sans échappées. La voix de Pierre Fresnay qui sert de guide en souligne les attractions médiocres : le train qui siffle en doublant la gare, le bar de Jo encore éclairé, les maisons hargneuses, frileuses et bourrées de pauvres secrets. La pluie tombe, l’obscurité règne. Saisissante synthèse de quatre ans de soirées interminables. Quatre années ravagées par la fièvre souterraine, quatre années pendant lesquelles ceux, qui ne participaient pas moisissaient à coup sûr, ou, trop bien nantis, se réveillaient, de temps en temps, la peur au ventre. 1940-1944. A voir et à écouter le prologue, on se prend à guetter, au coin de la rue, là-bas, le piétinement de la patrouille allemande, à reconnaitre sur le trottoir le résistant ou le collabo à deviner dans la suite du récit quelle famille affichera telle opinion quel personnage proclamera telles idées encore que la veulerie et l’avachissement, loin de tout héroïsme, embourbent les protagonistes des Inconnus dans la maison.

Toute la première partie du film qui plante le décor, définit les personnages, les analyse dans leur comportement quotidien, les fait vivre en léthargie ou comme insectes dans leur cocon reste de premier ordre. La maison de l’avocat, inquiétante dans son délabrement, avec ses coins d’ombre, ses vestiges d’une opulence disparue, sa tristesse cafardeuse, ne sort maigrement de son silence qu’aux criailleries de la cuisine. Lourd, et détaché de tout, lointain, l’œil perdu le geste mou, Raimu – alias maître Loursat de Saint-Marc – bute contre les secrets de sa fille, impénétrable, elle aussi. On espère beaucoup de l’affrontement de ces deux tempéraments, malheureusement, un monstre sacré d’envergure redoutable s’oppose à une actrice gentille et qui se donne un mal visible à demeurer mystérieuse. Le duel ne dure pas longtemps. Raimu reste seul,  jouant, et avec quelle virtuosité, de tout son clavier. Il impose par petites touches, par petits coups de patte, par fignolements successifs, son  personnage pour le démasquer, l’amener au grand jour, violent, virulent, tonnant, tonitruant, le jeter tout vif dans la plaidoirie qui occupe, entière, la seconde partie de l’œuvre, beaucoup plus conventionnelle.

Tarte à la crème du cinéma français, l’audience en cour d’Assises rassemble le président débonnaire et décoré, l’avocat général rengorgé et pointilleux, l’huissier goguenard, les témoins facilement mouchés, jusqu’à l’éclatante péroraison. Maître Loursat, le sourcil froncé, l’index menaçant, la toge voltigeante, prononce alors la condamnation des familles égoïstes et déplore l’absence des stades et des piscines. Il fallait être sans doute exaspérés par les conditions de vie en ce temps-là, exacerbés par un patriotisme à fleur de peau pour déceler dans cette plaidoirie des accents socialistes (peut-être) et même nationaux-socialistes, il fallait être sourcilleux à l’extrême pour trouver de perfides intentions dans le fait que le jeune meurtrier, envieux et hypocrite, répondait à un nom aux consonances juives. On peut penser, aujourd’hui, que le procès d’opinion qui fut fait au film rejoint celui qu’on fit également au Corbeau de Clouzot. La description de ces Français-cloportes, fustigés publiquement par un alcoolique mis au ban de la Bonne Société, qui émerge de l’asphyxie l’espace d’une plaidoirie pour retrouver finalement la sérénité dans le vin, va dans le sens actuel des films : Le Chagrin et la pitié ou Français si vous saviez, qui déchirent, d’une manière désagréable, les images d’Epinal et décrochent les auréoles. A la Libération, il fallait bien ouvrir les fenêtres, chasser les miasmes, châtier les imprudents – et, quelle imprudence d’avoir peint une telle société sous l’égide de la Continental ! Trois films de la société allemande furent définitivement interdits en 1944 : Les Inconnus dans la maison en firent partie.

En 1942, il obtint un très beau succès. La publicité s’établit sur le nom de Raimu, regagnant les studios parisiens – à contre-cœur, semble-t-il – comme l’a prouvé ensuite le jeu du chat et de la souris qu’il mena avec les agents allemands de la Continental, mais aussi sur les tendances sociales de l’œuvre axées sur les problèmes de la jeunesse. Tout cela était déjà en puissance dans le roman de Simenon, cependant, à la sortie des Inconnus, un journal corporatif insistait dans son compte rendu sur le fait que « pour la première fois, le film soulève au cours d’une scène capitale, le problème de l’éducation morale de la jeunesse et de la responsabilité des parents ainsi que de la trop longue négligence des pouvoirs publics.» [Le Film, n° 41 du 23 mai 1942]. Decoin signa ainsi son œuvre la plus engagée.

Il devait retrouver Raimu, fin 1942, dans Le Bienfaiteur. Une fois de plus on revenait à l’histoire du citoyen paisible qui se dédouble de temps en temps et retrouve le vieil homme : dangereux chef de bande – impitoyable trafi­quant. Peu avant la guerre, Raimu avait campé solidement L’Etrange M. Victor dans un film bien mené par Jean Grémillon ; Henri Decoin devait retrouver par la suite, dans Fille du diable, un de ces personnages à double face, avec plus de succès d’ailleurs que dans Le Bienfaiteur. Il faut dire qu’Yves Mirande, vieux boulevardier à la Capus, qui masquait lui aussi son amoralité sous l’indulgence sceptique et amusée n’était sans doute pas l’homme de la situation. L’eau-forte virait au pastel ; les couleurs en ces temps d’ersatz n’étaient pas de bonne qualité et bavaient quelque peu. Entre deux « casses » le redoutable Guillot, devenu ce bon Monsieur Moulinet, bienfaiteur de la ville de Barfleur-sur-Oroux coupait des roses, entretenait les notables, et courtisait une veuve épanouie, directrice de l’œuvre des jeunes filles abandonnées. Cet amas de sucreries délayées par un fleuve de sirop autorisait la pire mollesse de la part du réalisateur. De plus, comme dans bon nombre de films de Raimu, les personnages accessoires semblent se grouper et se figer, pour contempler de loin, sinon admirer la performance de la grosse vedette. D’où déséquilibre, aggravé encore par la banalité des silhouettes stéréotypées qu’on voit défiler. L’incendie final qui sauve le bienfaiteur de l’ignominie, n’arrive pas à secouer le spectateur de la torpeur. Ce fut un coup pour rien, Henri Decoin s’étant absolument désintéressé de l’entreprise. [Henri Decoin – Raymond Chirat – Anthologie du cinéma (Avant-scène du cinéma, 1973)]



LES INCONNUS DANS LA MAISON – Henri Decoin (1942)
Le film Premier Rendez-vous de Decoin se situe encore dans les années heureuses, et son irruption sur les écrans français, à la fin de l’été 1941, a des allures de nostalgie. Les Inconnus dans la maison est d’une autre ambition. C’est un film « de guerre », comme c’est un roman d’avant-guerre : Simenon l’écrit en janvier 1939, et Gallimard le publie en octobre 1940.


HENRI DECOIN : UN FIS D’AMÉRIQUE
Henri Decoin promenait un regard vif et intéressé sur les méthodes de travail américaines. Déjà, au temps de la U.F.A. et des studios de Neubabelsberg, il était séduit par cette organisation bien huilée du travail d’équipe qui aboutit à la perfection technique. Il s’ingénie à saisir également le tour de main, les secrets de fabrication, qui, assimilés, digérés, donnent aux films cette sensation euphorique de mécanique admirablement réglée, de fini, de poli. On pourra constater, dès son retour en France, qu’il saura appliquer intelligemment à la production française, le fruit de ses observations.

HENRI DECOIN : FOLIE DOUCE ET CAS DE CONSCIENCE
Entre Les Inconnus dans la maison et Le Bienfaiteur, Henri Decoin, pour le compte de la Continental avait essayé de revenir à la formule enjouée et sentimentale qui avait fait la fortune de Premier rendez-vous. Il rassembla quelques jeunes acteurs qui ne demandaient qu’à s’épanouir : François Perier, Paul Meurisse, Ceorges Rollin, autour de Juliette Faber, dont le registre restait singulièrement limité. Cela s’appela Mariage d’amour et fut un échec retentissant, prévu par le metteur en scène lui-même qui, en dernier ressort, refusa de signer le film.


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